Vie et aventures de Nicolas Nickleby - Tome I
317 pages
Français

Vie et aventures de Nicolas Nickleby - Tome I

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Description

Après avoir fait connaissance des frères Cheeryble et de leur commis, les temps changent pour Nicolas, et son nouvel emploi lui procure toute satisfaction. Sa soeur ainsi que sa mère sont mises à l'abri des sombres projets de l'oncle Ralph, lequel rompt tout lien avec sa famille et n'a de cesse de se venger de l'impétueux jeune homme. Il n'hésitera pas, pour ce faire, à s'associer aux plus douteux membres de la société londonienne. Des secrets seront révélés et des intrigues ourdies par de sombres canailles, sans dérouter Nicolas, désormais amoureux d'une belle inconnue. Il lui faudra toute sa détermination et l'aide précieuse de ses amis pour traverser les lourdes épreuves qui l'attendent et dont le pauvre Smike sera la bien innocente victime.

Informations

Publié par
Nombre de lectures 19
EAN13 9782824702117
Langue Français

Extrait

Charles Dickens

Vie et aventures de Nicolas Nickleby

Tome I

bibebook

Charles Dickens

Vie et aventures de Nicolas Nickleby

Tome I

Un texte du domaine public.

Une édition libre.

bibebook

www.bibebook.com

Dans la même série :

Vie et aventures de Nicolas Nickleby - Tome I

Vie et aventures de Nicolas Nickleby - Tome II

Chapitre1 Introduction générale.

Il y avait une fois, dans un coin du Devonshire, un digne gentleman du nom de Godefroy Nickleby, qui avait attendu un peu tard pour se décider à se marier. Comme il n’était ni assez jeune ni assez riche pour aspirer à la main de quelque héritière, il avait épousé, par pure affection, une vieille inclination. La dame, en le prenant, n’avait pas eu non plus d’autre motif. Ce n’est pas la première fois que l’on voit deux personnes, qui ne peuvent pas se permettre de jouer de l’argent, prendre néanmoins les cartes et se faire vis-à-vis pour jouer tranquillement ensemble une partie de pur agrément.

Peut-être des esprits chagrins, qui se plaisent à tourner en ridicule la vie matrimoniale, me reprocheront-ils de n’avoir pas plutôt comparé ce couple modeste à deux champions de nos boxes anglaises qui, voyant les fonds bas et les souteneurs rares, aiment mieux, par un goût chevaleresque pour leur art, se mesurer ensemble, pour le seul plaisir de s’entretenir la main. Et je ne puis disconvenir que, sous un certain rapport, la comparaison ne s’appliquerait pas mal ici. Car, de même que les deux héros de la boxe font circuler, après la lutte, un chapeau à la ronde pour recevoir de la générosité des spectateurs le moyen d’aller se régaler ensemble, de même M. et Mme Godefroy Nickleby, une fois la lune de miel disparue, jetèrent autour d’eux un regard soucieux sur le monde, pour envisager les chances qu’il pourrait leur offrir d’ajouter quelque chose à leurs ressources, le revenu de M. Nickleby, au moment de son mariage, flottant entre quinze cents et deux mille francs de rente au plus.

Il y a bien assez de monde sur la terre, bon Dieu ! Et particulièrement à Londres, où M. Nickleby faisait alors sa résidence, on n’entend guère se plaindre du défaut de population. Eh bien ! on ne saurait croire combien on peut regarder longtemps dans toute cette foule, sans y découvrir le visage d’un ami. Ce n’est pourtant que trop vrai. M. Nickleby en fit l’expérience. Il eut beau regarder, regarder tant, que ses yeux en devinrent aussi tristes que son cœur, pas un ami n’apparut, et lorsque, fatigué de chercher, il ramena ses regards sur son intérieur, il n’y trouva pas grande consolation à ses recherches infructueuses. Un peintre, qui a trop longtemps fixé la vue sur des couleurs éblouissantes, a la ressource de rafraîchir ses yeux troublés en les reportant sur quelque teinte plus foncée et plus sombre, mais, pour M. Nickleby, tous les objets qui s’offraient à ses regards étaient d’un noir si lugubre qu’il aurait été charmé d’y trouver plutôt, au risque d’en être ébloui, quelque contraste éclatant.

Enfin, au bout de cinq ans, lorsque Mme Nickleby eut fait présent de deux fils à son époux, et que ce gentleman dans l’embarras, préoccupé de la nécessité de pourvoir à la subsistance de sa famille, songeait sérieusement à aller prendre une assurance sur la vie pour le premier trimestre, et puis à se laisser choir après cela par accident du haut de la fameuse colonne, il reçut un matin par la poste une lette bordée de noir qui l’informait que son oncle, M. Ralph Nickleby, venait de mourir, et lui avait laissé en totalité son petit avoir, montant à la somme de cent vingt-cinq mille francs.

Jusque là le défunt n’avait guère donné signe de vie à son neveu. Une fois cependant il lui avait envoyé pour son fils aîné, que, par une prévoyance utile, le père avait décoré du nom de baptême de son grand-oncle, une cuiller d’argent, dans un étui de maroquin. Comme l’enfant n’avait pas grand’chose à manger avec la cuiller, cela pouvait passer pour une moquerie détestable de ce qu’il était né sans avoir seulement, à l’usage de sa bouche affamée, cette pièce d’argenterie intéressante. Aussi M. Nickleby, qui n’avait pas été gâté par la générosité du cher oncle, en pouvait croire à peine ses yeux quand il lut la lettre funèbre qui lui annonçait cette consolante nouvelle. Cependant ses informations ne firent que la confirmer avec exactitude. Le bon vieux gentleman avait eu d’abord, à ce qu’il paraît, l’intention de laisser tout son bien à la Société royale d’humanité ; il avait même fait un testament à cet effet. Mais cette institution charitable ayant eu le malheur, quelques mois avant, de sauver la vie à un pauvre parent des Nickleby, auquel il servait une rente de dix-sept francs quarante centimes par mois, il avait, dans un accès d’exaspération bien naturelle, révoqué, dans un codicille, le legs fait à la Société, en faveur de M. Godefroy Nickleby, et il n’avait pas manqué d’y faire une mention spéciale de son indignation, non-seulement contre la Société, qui avait eu la maladresse de sauver la vie à ce malheureux, mais contre le malheureux lui-même qui s’était permis de se laisser sauver la vie par la Société d’humanité.

M. Godefroy Nickleby employa une partie de cet héritage à l’acquisition d’une petite ferme près de Dawlish, dans le Devonshire, et s’y retira avec sa femme et ses deux enfants pour y vivre à la fois de l’intérêt le plus élevé que pourrait lui rapporter le reste de son argent, et du petit produit qu’il pourrait tirer de son domaine. Il y réussit si bien qu’à sa mort, quelque quinze ans après cette époque, quelque cinq ans après la perte de sa femme, il put laisser à son fils aîné Ralph soixante-quinze mille francs écus, et à Nicola, son cadet, vingt-cinq mille francs en sus de la ferme, qui constituait une terre domaniale aussi petite qu’on pût le souhaiter.

Ces deux frères avaient été élevés ensemble dans une pension d’Exeter. Et, pendant leur sortie de chaque semaine, ils avaient souvent recueilli, des lèvres de leur mère, le long récit des souffrances qu’avait endurées leur père dans ses jours de pauvreté, et de l’importance dont avait joui feu leur oncle dans ses jours d’opulence. Ces souvenirs produisirent sur eux des impressions très différentes. Pendant que le plus jeune, qui était d’un esprit timide et contemplatif, n’y trouvait qu’un avertissement sérieux de fuir le grand monde et de s’attacher plus que jamais à la routine paisible de la vie des champs, Ralph, l’aîné, raisonnant sur ces contes d’autrefois si souvent répétés, en tirait la conséquence qu’il n’y a pas d’autre source de bonheur et de puissance que la richesse, et que tous les moyens sont bons pour l’acquérir, pourvu qu’ils ne soient pas précisément criminels. « Ainsi, se disait Ralph en lui-même, si l’argent de mon oncle n’a pas absolument produit grand bien pendant sa vie, il en a produit beaucoup après sa mort ; car c’est mon père qui en profite maintenant et qui me le garde pour plus tard ; n’est-ce pas un but très vertueux ? Et, pour en revenir au vieil oncle, il en a aussi tiré un grand bien, puisqu’il a eu le plaisir d’y penser toute sa vie et d’être un objet d’envie et de déférences respectueuses pour tout le reste de la famille. » Et Ralph ne manquait jamais de terminer ces soliloques intérieurs par cette conclusion qu’il n’est rien tel que l’argent.

Trop conséquent pour s’en tenir à la théorie ou pour laisser ses facultés se rouiller, même à un âge si tendre, dans de pures abstractions d’esprit, ce garçon plein d’avenir commença dès l’école le métier d’usurier sur une échelle limitée, plaçant d’abord à gros intérêt un petit capital de crayons d’ardoise et de billes, puis étendant graduellement ses opérations financières, si bien qu’elles finirent par comprendre la monnaie de billon du royaume de la Grande-Bretagne, sur laquelle il spécula avec un profit considérable. Et n’allez pas croire qu’il embarrassât l’esprit de ses débiteurs par des calculs fastidieux en chiffres, ou des concordances avec des tables de Barème. Sa règle d’intérêt était bien simple, elle se résumait dans cette maxime qui valait son pesant d’or : Quatre sols pour deux liards. C’était un adage précieux pour simplifier les comptes, et sa forme familière le rendait plus propre encore à se graver dans la mémoire que toutes les règles de l’arithmétique. Aussi nous ne saurions trop le recommander à l’attention des capitalistes, petits ou grands, et plus particulièrement à celle des courtiers de change et des escompteurs de billets. Au reste, il faut rendre justice à ces messieurs, il y a déjà bon nombre d’entre eux qui n’ont pas cessé d’en faire un usage quotidien, avec un succès remarquable.

Le jeune Ralph, par le même principe, et pour éviter tous ces calculs minutieux et subtils de décompte et d’appoint, toujours embarrassants pour ceux qui supputent rigoureusement le nombre des jours d’intérêt, avait établi en règle générale que toute somme, principal et intérêt, serait payée le jour où on donne la semaine, c’est-à-dire le samedi, et que pour tout prêt, contracté soit le lundi, soit le vendredi, le montant de l’intérêt serait toujours le même. En effet, il disait, et avec une grande apparence de raison, qu’on doit prendre un peu plus cher pour un jour que pour cinq, d’autant plus qu’il y a de fortes présomptions que l’emprunteur, dans le premier cas, est dans une extrémité plus pressante, autrement il n’emprunterait pas avec de telles chances contre lui. Ce dernier trait a cela d’intéressant qu’il met dans tout son jour le lien secret et la mystérieuse sympathie qui unissent toujours les grands esprits. Quoique maître Ralph Nickleby ne fût pas d’âge encore à avoir pu étudier les règles de l’art, il avait déjà deviné par la force de son génie les procédés des honorables prêteurs dont nous parlions tout à l’heure, qui ne manquent pas de faire servir le même principe de base à toutes leurs transactions.

D’après ce que nous avons dit de ce jeune gentleman et l’admiration bien naturelle que le lecteur ne peut manquer de concevoir immédiatement pour son caractère, on pourrait supposer que c’est lui qui sera le héros du livre que nous présentons au public. Pour éviter tout malentendu à cet égard, nous nous empressons de le détromper une fois pour toutes et de passer vite au récit des faits.

A la mort de son père, Ralph Nickleby, qui avait été placé peu de temps auparavant dans une maison de commerce de Londres, s’appliqua avec ardeur à la poursuite de son rêve, gagner de l’argent. Il s’absorba, il s’ensevelit tout entier dans cette passion, au point d’en oublier presque son frère pendant plusieurs années, et si, parfois, un souvenir de l’ancien compagnon des jeux de son enfance venait illuminer les ténèbres dans lesquelles il passait sa vie, car l’or enveloppe l’avare comme un brouillard confus, plus funeste à tous ses sentiments d’autrefois et plus asphyxiant pour sa sensibilité que les vapeurs du charbon ; ce souvenir se présentait toujours accompagné de cette idée que s’ils renouaient leur intimité, l’autre viendrait lui emprunter de l’argent. Aussi M. Ralph Nickleby se contentait de hausser les épaules en disant qu’il valait mieux que les choses restassent comme elles étaient.

Quant à Nicolas, il vécut célibataire du produit de son patrimoine, jusqu’au jour où, las de son isolement, il prit pour femme la fille d’un gentleman du voisinage, avec une dot de vingt-cinq mille francs. Cette excellente dame lui donna deux enfants, un fils et une fille, et quand le garçon approcha de ses dix-neuf ans, la fille en avait quatorze, du moins à ce que nous pouvons croire, car il était difficile de savoir l’âge précis des dames avant le nouvel acte du parlement, vu que les registres de province n’en contenaient aucune trace. M. Nickleby songea sérieusement au moyen de réparer les tristes brèches faites à sa fortune par l’accroissement de sa famille, et par la nécessité de pourvoir aux frais de leur éducation.

« Faites des spéculations avec votre capital, disait Mme Nickleby.

– Des spéculations, ma chère ? disait M. Nickleby avec hésitation.

– Pourquoi pas ? demandait Mme Nickleby.

– Parce que, ma chère, si nous venions à le perdre, … répliquait M. Nickleby, qui n’avait pas la parole vive et prompte, si nous venions à le perdre, nous n’aurions plus de quoi vivre, ma chère.

– Bah ! disait Mme Nickleby.

– Je n’en suis pas sûr du tout, disait M. Nickleby.

– Voilà Nicolas, poursuivait la dame, qui est tout à fait en âge, il est temps qu’on le mette à même de se tirer d’affaire ; et Catherine aussi, la pauvre fille, qui n’a pas un écu pour tout bien. Regardez votre frère, serait-il ce qu’il est, s’il n’avait pas fait des spéculations ?

– C’est vrai, reprit M. Nickleby. Vous avez raison, ma chère ; oui, je ferai des spéculations, ma chère. »

Spéculer, c’est bientôt dit. Les joueurs ne savent guère, en débutant ce qu’ils ont de chances dans leurs cartes. Le gain peut être considérable, mais aussi la perte. Le sort ne fut pas favorable à M. Nickleby. Il y eut un coup de bourse ; vient une déconfiture, la bulle crève, et voilà quatre agents de change partis pour résider dans des villas de Florence, quatre cents pauvres diables ruinés : M. Nickleby était du nombre.

« La maison même où je demeure, disait en soupirant le malheureux gentleman, peut m’être enlevée dès demain. Je n’ai pas un meuble qui ne doive bientôt passer dans des mains étrangères. »

Cette dernière réflexion lui fit tant de peine qu’il se mit aussitôt au lit, peut-être pour sauver au moins ce meuble-là, à tout hasard.

« Allons, du courage, monsieur, disait l’apothicaire.

– Il ne faut pas vous laisser abattre, disait la garde.

– Cela se voit tous les jours, remarquait l’homme de loi.

– Et c’est un gros péché de vous révolter contre la Providence, lui disait à voix basse le ministre.

– Et c’est une chose qui n’est pas permise à un homme qui a de la famille, » ajoutaient les voisins.

M. Nickleby hocha la tête, et priant qu’on les fît tous sortir de sa chambre, il embrassa sa femme et ses enfants, puis, après les avoir tour à tour pressés contre son cœur défaillant, il retomba épuisé sur son chevet. Ils eurent toute raison de croire que sa raison s’égara après cette dernière émotion ; car il se mit à parler longuement de la générosité et du bon cœur de son frère, du bon vieux temps, quand ils étaient ensemble au collège. Quand cet accès de délire fut passé, il se recommanda par une prière solennelle à celui qui n’a jamais abandonné la veuve et l’orphelin, puis, leur souriant doucement, détourna la tête, disant qu’il se sentait le besoin de dormir.

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Chapitre2 M. Ralph Nickleby, son établissement et ses entreprises. Grande compagnie par actions d’une vaste importance nationale.

M. Ralph Nickleby n’était pas, à proprement parler, comme qui dirait un négociant ; ce n’était pas non plus un banquier, ni un procureur, ni un avocat consultant, ni un notaire. Ce n’était certainement pas un marchand ; bien moins encore aurait-il pu prendre le titre de quelque spécialité professionnelle, car il eût été impossible de citer une profession connue à laquelle il appartînt. Néanmoins, comme il habitait dans Golden-square une maison spacieuse, ornée d’abord d’une plaque de cuivre sur la porte de la rue, puis d’une autre deux fois plus petite sur le guichet à gauche, juste au-dessus d’une petite main de bronze traversée d’une brochette pour servir de marteau, et qu’on y pouvait lire en grosses lettres le mot bureau, il était clair que M. Ralph Nickleby faisait ou prétendait faire des affaires de quelque nature. Et si l’on en voulait une preuve plus irrécusable encore, on n’avait, pour dissiper ses doutes, qu’à observer la scrupuleuse exactitude avec laquelle, tous les jours, de neuf heures et demie à cinq heures, un homme à face blême, en habit jadis noir, la plume à l’oreille, se tenait assis sur un tabouret extrêmement dur dans une espèce d’office, au bout du corridor, excepté quand il venait ouvrir la porte en entendant sonner dehors.

Quoiqu’il y ait autour de Golden-square quelques maisons occupées par des professions graves, on ne peut pas dire précisément que ce soit sur le chemin de personne, ni que cela mène nulle part. C’est un des squares qui ont fini d’exister, un quartier de la ville qui a disparu du monde et qui ne se compose guère que de chambres garnies. Les premiers et les seconds étages y sont presque tous loués meublés à des célibataires ; on y prend des pensionnaires pour la table. C’est un grand rendez-vous d’étrangers. Les hommes au teint basané, qui portent de larges bagues au doigt, de longues et pesantes chaînes de montre, des favoris touffus, et qui se rassemblent sous les colonnes de l’Opéra, ou dans la saison autour du bureau de location, entre quatre et cinq heures de l’après-midi, au moment où l’on délivre les billets de faveur, demeurent tous à Golden-square ou dans une des rues adjacentes ; il y a deux ou trois violons et une flûte qui y font leur résidence. Ses pensions bourgeoises sont toutes musicales, et les notes qui s’échappent des pianos et des harpes voltigent la nuit autour de la statue lugubre, le génie du lieu, qui semble avoir sous sa garde un petit désert d’arbres nains, au centre de la place. Par une nuit d’été, le passant peut voir les fenêtres toutes grandes ouvertes, garnies d’hommes à moustaches, au teint bistreux, flânant à la croisée, et fumant à faire trembler. Des éclats de voix rauques, qui s’exercent à vocaliser, usurpent le silence du soir, et les vapeurs d’un tabac exquis parfument les airs. Là, cigares et tabatières, flûtes et clarinettes, basses et violons se partagent l’empire de ce petit royaume. C’est le pays des chants et du tabac. Les orchestres ambulants se sentent là sur leur théâtre, et les chanteurs des rues, en pénétrant dans son enceinte, font vibrer des accents plus vigoureux et des cadences plus sonores.

Il semble au premier abord que ce n’était pas précisément là un quartier propice aux affaires. Toutefois, depuis plusieurs années que M. Ralph Nickleby s’y était fixé, il ne s’en était jamais plaint. Il ne connaissait personne à la ronde, comme il n’était connu de personne, quoiqu’il eût la réputation d’un homme immensément riche. Les marchands supposaient que c’était un homme de loi, et les autres voisins pensaient plutôt qu’il tenait une agence générale. Ce n’était pas de part et d’autre plus mal deviné qu’on ne fait d’ordinaire quand on s’occupe des affaires d’autrui.

M. Ralph Nickleby était assis un matin dans son cabinet particulier, tout prêt à sortir. Il portait un spencer vert-bouteille par-dessus un habit bleu : un gilet blanc, un pantalon gris mélangé, enfoncé dans des bottes à la Wellington. Le bout d’un jabot sur une chemise à petits plis, impatient de se montrer à son avantage, faisait tout ce qu’il pouvait pour se dégager de la prison où il étouffait, entre le menton du personnage et le bouton d’en haut, qui fermait son spencer. Ce pardessus, autrefois à la mode, ne descendait pas assez par devant pour masquer une longue chaîne de montre en or, composée d’une série d’anneaux unis, dont le premier partait d’une montre d’or à répétition placée dans le gousset de M. Nickleby, et dont le dernier était orné de deux petites clefs, l’une appartenant à la montre même, et l’autre à quelque cadenas de sûreté. Il avait sur la tête une légère pointe de poudre destinée sans doute à lui donner un air bienveillant, mais, si tel était son but, il aurait peut-être mieux fait, pendant qu’il y était, de poudrer aussi sa figure, car il y avait dans ses rides mêmes, et dans son œil glacé, qui n’était jamais en repos, quelque chose qui trahissait un esprit rusé en dépit de ses efforts pour le dissimuler. Bref, quoiqu’il en soit, M. Ralph était donc là dans son cabinet, tout seul, et par conséquent ni sa poudre, ni ses rides, ni ses yeux, ne produisaient le moindre effet, ni bon ni mauvais, sur personne, et n’ont jusqu’à présent rien à faire avec nous.

M. Nickleby ferma un livre de compte qui était ouvert devant lui sur son bureau, puis, se rejetant en arrière dans son fauteuil, il porta d’un air distrait les yeux à travers les vitres poudreuses de sa fenêtre. Il y a à Londres des maisons qui ont sur le derrière un petit bout de terrain bien triste, ordinairement flanqué de quatre grands murs badigeonnés et couronnés d’un rang de cheminées qui n’ajoutent pas à l’agrément du paysage. Là, au fond de ce petit puits, s’étiole, tout le long de l’année, un arbre rabougri qui se donne les airs de vouloir pousser quelques feuilles en automne, à l’époque où elles tombent chez les autres ; puis, succombant sous l’effort, tout crevassé, tout enfumé, il retombe encore une fois dans sa langueur jusqu’à l’été suivant, où il donne une nouvelle représentation avec le même succès. Pourtant, si la température devient par hasard tout à fait favorable, il n’est pas sans exemple que ses branches aient attiré par leur séduction quelque pierrot mélancolique. Il y a des gens qui donnent à ces cours sombres le nom de « jardins ». Pourquoi ? je n’en sais rien. Personne ne peut supposer qu’ils aient jamais été plantés ; il est bien plus vraisemblable que c’étaient dans l’origine quelques tas de déblais restés sans maître, embellis par la végétation qui peut naître dans des plâtras. Quelque panier sans fond, quelques débris de bouteilles cassées qu’on y jette à l’occasion, quand quelque locataire emménage, y restent fidèlement jusqu’à son déménagement ; la paille humide qu’on y dépose met à moisir tout le temps qu’il lui plaît, sans que personne la dérange, et se mêle agréablement au buis rare des bordures, aux arbres verts qui sont jaunes, aux pots à fleurs ébréchés qui sont renversés là, tristement en proie aux limaces, sous les gouttières. Tel était le jardin que M. Ralph Nickleby contemplait à travers la fenêtre, assis dans son fauteuil, et les mains dans ses goussets. Il avait les yeux fixés sur un sapin tortu, planté par quelque ancien locataire dans un baquet, jadis peint en vert, mais qu’on avait laissé, par insouciance, depuis bien des années déjà, pourrir petit à petit tout à son aise. Ce n’était pas précisément un coup d’œil divertissant, mais M. Nickleby était enseveli dans une méditation profonde, et semblait prêter à ce tableau peu séduisant une attention qu’il n’aurait certainement pas voulu prêter sciemment à l’examen de la plante exotique la plus rare. A la fin ses yeux s’égarèrent à gauche, sur une autre petite croisée non moins sale, à travers laquelle on voyait confusément la figure du commis, dont il rencontra les regards ; il lui fit signe de venir.

Docile à cette invitation, le clerc laissa là sa haute escabelle, polie comme un miroir par un long commerce avec sa culotte, et se présenta dans le cabinet de M. Nickleby. C’était un homme grand, entre deux âges, avec des yeux à fleur de tête, dont l’un paraissait immobile, le nez rubicond, la face cadavéreuse, un accoutrement mal assorti de vêtements qui montraient la corde, beaucoup trop petits pour sa taille, et où l’on avait ménagé les boutons avec une telle économie, qu’il lui fallait bien de l’habileté pour réussir à les faire tenir sur lui.

« N’est-il pas midi et demi, Noggs ? dit M. Nickleby d’une voix aigre et rude.

– Il n’est encore que vingt-cinq minutes au… (Noggs allait dire : au cabaret ; mais il se ravisa prudemment).

– A Saint-Paul, continua-t-il.

– Ma montre s’est donc arrêtée ? dit M. Nickleby ; je ne sais comment cela se fait.

– Pas montée, dit Noggs.

– Si, dit M. Nickleby.

– Alors démontée, reprit Noggs.

– J’espère que non, répliqua M. Nickleby.

– Il faut bien, dit Noggs.

– C’est bon, dit M. Nickleby, remettant dans sa poche la montre à répétition ; peut-être bien. »

Noggs poussa un petit grognement à son usage, par lequel il terminait toute discussion avec son maître, pour faire entendre que c’était lui qui triomphait, et (comme il parlait rarement si ce n’est pour répondre) il retomba dans son silence bourru, et se frotta lentement les mains l’une contre l’autre, non sans faire craquer successivement ses doigts dans leurs jointures et les serrer de manière à leur imprimer toute sorte de contorsions. Cette habitude routinière à laquelle il satisfaisait à tout propos, et le regard fixe qu’il avait soin de communiquer à son bon œil pour le mettre d’accord avec le mauvais, de manière à dépister le curieux qui aurait voulu savoir de quel œil il regardait, étaient deux singularités de M. Noggs, qui n’en manquait pas, et frappaient tout d’abord l’observateur qui le voyait pour la première fois.

« Je vais ce matin à la Taverne de Londres, dit M. Nickleby.

– Séance publique ? » demanda Noggs.

M. Nickleby fit un signe de tête d’assentiment. « J’attends une lettre de l’avoué pour cette hypothèque de Ruddle. Si elle venait, ce ne serai toujours que par la distribution de deux heures. C’est le moment où je sortirai de la Cité pour aller à Charing-Cross : je prendrai le trottoir de gauche ; s’il y a quelque lettre, venez à ma rencontre, vous me l’apporterez. »

Noggs lui rendit son signe de tête, et il n’avait pas fini qu’on sonna à la porte du bureau. Le patron leva les yeux de dessus ses papiers, et le clerc resta sans bouger.

« La sonnette, dit Noggs, attendant une explication. Vous y êtes ?

– Oui.

– Pour tout le monde ?

– Oui.

– Pour le percepteur ?

– Non. Il reviendra. »

Encore le petit grognement habituel, ce qui voulait dire : Je le savais bien. Et le bruit de la sonnette ayant recommencé, Noggs ouvre la porte et ramène, en annonçant M. Bonney, un gentleman pâle et haletant, les cheveux dressés sur la tête dans un grand désordre, avec une cravate blanche d’un pouce de large, nouée négligemment autour du cou ; à le voir, on eût dit qu’il avait passé une mauvaise nuit sans se déshabiller.

« Mon cher Nickleby, dit le monsieur, prenant à la main son chapeau blanc, si plein de papiers qu’il n’y avait plus de place pour le faire tenir sur sa tête, nous n’avons pas un moment à perdre, j’ai un cab à la porte. M. Mathieu Pupker préside, et nous avons positivement trois membres du parlement qui doivent venir. Je viens d’en voir deux se lever en bon état ; le troisième, qui a passé toute la nuit à Crockford, n’a pris que le temps de retourner chez lui pour mettre une chemise blanche et prendre une bouteille ou deux de soda water, et il ne manquera pas de venir nous retrouver à temps pour l’adresse proposée à la réunion. Il a encore un peu d’excitation de la nuit dernière, mais n’importe, il n’en parle jamais moins haut pour cela.

– Voilà qui a l’air de marcher assez bien, dit M. Ralph Nickleby, dont les manières réfléchies faisaient un contraste parfait avec la vivacité de son collègue en affaires.

– Assez bien ! répéta M. Bonney ; c’est la plus belle idée qu’on n’ait jamais conçue. Compagnie de l’Union métropolitaine pour le perfectionnement des petits pains chauds et tartelettes, rendus exactement à domicile. Capital soixante-quinze millions, divisés en cinq cent mille actions de deux cent cinquante francs. Ma foi ! le titre seul vaudra aux actions une prime avant dix jours.

– Et alors, quand les actions seront en prime ? dit M. Ralph Nickleby avec un sourire.

– Alors vous savez mieux que personne l’usage qu’il en faut faire, et comment on se retire à propos, dit M. Bonney en lui donnant familièrement une petite tape sur l’épaule. Mais à propos, vous avez là un clerc bien remarquable.

– Oui, le pauvre diable ! répondit Ralph en mettant ses gants, et cependant M. Newman Noggs a eu dans son temps des chevaux et une meute.

– Ah ! vraiment ! dit l’autre négligemment.

– Mais oui, continua Ralph, et il n’y a pas encore de cela bien des années. Mais c’est un homme qui jetait son argent par la fenêtre, il le plaçait n’importe comment, il empruntait à intérêt ; bref, il a commencé par des folies, il a fini par la misère. Alors il s’est mis à boire, il a eu une attaque de paralysie, et puis il est venu pour me demander de lui prêter vingt-cinq francs, sous prétexte que, dans le temps de sa fortune, j’avais…

– Fait affaire avec lui, dit M. Bonney d’un air moqueur.

– Justement, répliqua Ralph. Je ne les lui ai pas prêtés, vous comprenez.

– Oh ! comme de raison.

– Mais comme il me fallait justement un employé pour ouvrir la porte, etc., je l’ai recueilli par charité, et il est resté depuis ce temps-là avec moi. Je le crois un peu timbré, dit M. Nickleby, prenant un air de compassion. Mais il me rend des services, le pauvre bonhomme, il me rend des services. »

Le charitable gentleman ne jugea pas à propos d’ajouter que Newman Noggs, étant tout à fait sans ressource, le servait à moitié prix de ce qu’on donne à un petit clerc de treize ans. Il oublia également, dans cet exposé rapide, que la taciturnité excentrique de Noggs le lui rendait particulièrement précieux dans un emploi où il y avait à faire bien des petites choses dont il n’était pas désirable qu’on fût informé au dehors. L’autre monsieur était, d’ailleurs, pressé de s’en aller ; et, comme ils terminèrent cet entretien à la hâte, pour se jeter dans le cabriolet de louage qui les attendait, c’est sans doute pour cela que M. Nickleby n’eut pas le temps de spécifier des circonstances d’ailleurs si peu intéressantes.

Quel fracas ils trouvèrent à leur arrivée dans la rue de Bishops-gate-within ! Ils descendirent au travers d’une demi-douzaine d’hommes-affiches qui couraient des bordées par un vent affreux pour tourner aux passants les avis gigantesques sous le poids desquels ils étaient courbés, annonçant au public qu’à une heure précise il se tiendrait une réunion, pour prendre en considération la nécessité d’adresser au parlement une pétition en faveur de la Compagnie de l’Union métropolitaine pour le perfectionnement des petits pains chauds et tartelettes, rendus exactement à domicile. Capital soixante-quinze millions, divisés en cinq cent mille actions de deux cent cinquante francs. Toutes ces sommes rebondissaient en chiffres monstres d’un noir luisant. M. Bonney joua du coude hardiment au travers de la foule, et monta l’escalier en recevant le long du chemin une foule de révérences respectueuses des huissiers qui se tenaient sur les paliers pour introduire le monde ; et suivi de M. Nickleby, il plongea dans une enfilade de chambres derrière la grande salle où se tenait le public. Il entra dans un cabinet où se tenaient autour d’une table des hommes d’affaires, à ce qu’il semblait.

« Silence ! s’écria un monsieur à double menton, en voyant M. Bonney se présenter en personne. Un fauteuil, messieurs, un fauteuil ! »

Les nouveaux venus furent accueillis par un sentiment de bienveillance universel, et M. Bonney s’empressa d’aller prendre le haut bout de la table, ôta son chapeau, passa ses doigts dans ses cheveux, prit un petit marteau dont il donna sur la table un coup à tout rompre, sur quoi plusieurs messieurs crièrent : Silence ! et se firent mutuellement d’aimables signes de tête qui voulaient dire : Hein ! quel gaillard ! Au même instant un huissier, dans une agitation fiévreuse, se précipita dans la chambre, et ouvrant la porte avec fracas, cria à tue-tête : « M. Mathieu Pupker ! » Le comité se leva et battit des mains pour exprimer sa joie ; puis, pendant qu’ils battaient des mains, entra M. Mathieu Pupker, escorté de deux membres à vie du parlement, l’un d’Irlande et l’autre d’Ecosse, tous souriant, saluant, ayant un air si agréable qu’on se demandait avec étonnement comment on pourrait avoir le cœur de voter contre des personnages si avenants. Sir Mathieu Pupker surtout, qui avait une petite tête ronde, surmontée d’un joli toupet de filasse, tomba dans un paroxysme de salutations si empressées, qu’à chaque instant le toupet menaçait de faire un plongeon. Quand ces symptômes se furent un peu calmés, ceux de ces messieurs qui étaient en position de converser avec sir Mathieu Pupker, ou les deux autres membres du parlement, formèrent autour d’eux trois petits groupes, près desquels les autres moins heureux se tenaient languissamment, le sourire sur les lèvres, et se frottant les mains par contenance, dans l’espérance de quelque circonstance inespérée qui les mettrait à même de se faire mieux connaître. Pendant tout ce temps, sir Mathieu Pupker et les deux autres membres racontaient à leurs cercles respectifs quelles étaient les intentions du gouvernement sur la présentation du bill. Ils leur communiquaient en détail tout ce que le gouvernement leur avait dit à l’oreille la dernière fois qu’ils avaient dîné chez lui, sans oublier le coup d’œil mystérieux dont le gouvernement avait accompagné cette confidence : d’où ils étaient fondés à conclure que, si le gouvernement avait quelque chose à cœur, il n’avait rien de plus à cœur que le succès et la prospérité de la compagnie d’union métropolitaine pour le perfectionnement des petits pains chauds et tartelettes, rendus avec exactitude à domicile.

En attendant, pendant qu’on réglait le programme de la séance et que l’on arrangeait, à la satisfaction de tous les orateurs, l’ordre des discours qu’ils allaient faire, le public de la grande salle promenait ses regards de l’estrade encore vide à la galerie musicale pleine de dames. Il n’y avait guère plus d’un couple d’heures que la plus grande partie de l’auditoire prenait plaisir à cet amusement (mais on se blase de tout, et la satiété suit la jouissance des divertissements les plus agréables), lorsque des esprits chagrins commencèrent à marquer la mesure sur le parquet avec leurs talons de bottes, et à exprimer leur mécontentement par une grande variété de cris et de clameurs. Ces exercices vocaux se remarquaient naturellement de préférence chez ceux qui avaient attendu plus longtemps, c’est-à-dire chez les premiers venus, et par conséquent les plus voisins de l’estrade et les plus reculés des policemen de service, qui, ne se souciant pas de faire le coup de poing pour percer la foule, mais se sentant obligés en conscience de faire quelque démonstration pour apaiser le tumulte, se mirent immédiatement en devoir de tirer à eux comme ils purent, l’un par le collet, l’autre par les pans de son habit, les innocents qui se trouvaient près de la porte. Bien entendu qu’ils entremêlaient cet intermède de coups de trique étourdissants, selon les procédés de leur art, à l’instar de leur ingénieux modèle, M. Polichinelle, dont cette branche de pouvoir exécutif limite à ravir dans l’occasion l’habile maniement des armes.

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