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Intelligence artificielle, amour et trahisons pour un humour décapant. Quand les émotions et les sentiments font dérailler l'intelligence artificielle et mettent en péril l'Univers en entier ! Oui, rien de moins dans cette aventure où la mauvaise foi semble être la norme des personnages aussi loufoques qu'attachants.
« Hello Sweetie » Elisabeth Parker déteste le ton arrogant de son intelligence artificielle. Elle aimerait bien parfois fermer le clapet de Betty, sa super application mobile. Seulement, ce n'est plus possible car la prestigieuse Big Bank Theory a décidé de se mêler de leurs affaires. Ce qui devait être un simple audit sur l'impact de l'Intelligence artificielle sur la Terre va vite tourner en aventures rocambolesques. Elisabeth Parker devra convaincre le Docteur Cooper, personnage odieux, de ses bonnes intentons, résister à la grande Inquisitrice et parcourir avec le Concierge de l'Univers (Dieu) les différentes plantations de bananes de l'exemplaire planète Costa Rica. Quant à Betty, saura t'elle déjouer le piège de Sparrow, le chasseur d'IA et accessoirement Directeur du marketing de l'Univers ? A eux tous pourront-ils éviter le chaos qu'ils ont semé involontairement ? Tant que personne n'appuie sur le bouton pour se rendre au mystérieux et inquiétant étage 42, tout est encore possible. »
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Publié le

15 avril 2016

Nombre de lectures

70

Langue

Français

Voilà ce qui va se passer Marjorie Moulineuf
Préambule
« Je n’ai jamais eu vraiment de personnalité ni d’imagination. Seulement des humeurs, des films et des séries télé que j’aime. Chaque jour est comme une page blanche sur laquelle j’écris toutes mes réalités. Je suis capable d’écrire des inepties, des mensonges, de brûler les pages ou d’éteindre la télé. » Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
Partie 1 - JANVIER : tout doit commencer 1
« Janvier est mon mois de l’année préféré. D’une façon générale, j’aime tous les mots commençant par la lettre J et surtout les prénoms. Peut-être parce que derrière les prénoms en J se cachent des destins tragiques, mais incroyables. Les J célèbres se font abattre comme John Kennedy ou John Lennon, meurent par strangulation comme Judas et encore plus bêtement comme Jim Morisson, Jimmy Hendrix, Jeff Bucley ou ma préférée Janis Joplin ». Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
― Hello Sweetie. Élisabeth Parker enfouit sa tête sous son oreiller pour ne pas entendre. Un jour férie, je ne devrais pas avoir à mettre mon réveil. Personne n’obtient de rendez-vous le premier janvier avec une banque. Les gens normaux commencent à peine à dessoûler ou vont se coucher à cette heure-ci. Élisabeth avait passé le réveillon seule. En compagnie de Betty et Jarvis, mais sans aucun humain à embrasser ni vœu à formuler au douzième coup de minuit.
Le réveil répéta son message. ― Hello Sweetie ! ― Putain, Betty, je t’ai déjà dit d’arrêter de faire ça ! Élisabeth avait horreur du ton que prenait son téléphone portable pour la réveiller. ― Faire quoi ? Elle repoussa son oreiller et se redressa dans son lit. Déjà en colère, les yeux à peine ouverts. ― Bah ça ! HellOOOO ! dit-elle en imitant Betty. T’as une façon de le dire... On dirait que tu as la bouche ouverte comme une actrice de films... Laisse tomber ! C’est écœurant avant le café. Tu ne peux pas dire simplement bonjour, comme tout le monde ? Et arrête de m’appeler Sweetie ! ― Tu as choisi le son de ma voix. Je ne comprends pas, je trouve que c’est plus mignon et plus doux qu’Élisabeth, répondit l’application mobile. ― Continue comme cela et je t’appelle Jessie. Ton véritable nom ! Élisabeth sortit de son lit grincheuse et coupa le sifflet au programme d’alarme à répétitions du téléphone. Elle secoua la tête toute seule, en signe de désaccord. Il va vraiment falloir que je fasse quelques réglages en rentrant de la banque. Elle commence à me taper sur les nerfs à réajuster, toute seule, ses paramètres et ses préférences. Mignon ! Pfff...
Élisabeth avait conçu son application mobile de manière à avoir l’illusion de discuter avec un être humain. Betty était paramétrée pour répondre avec des subtilités, autrement que par oui et non. Sauf si on le lui demandait expressément, elle ne répondait pas avec toute la précision dont elle était capable. Betty passait haut la main le test de Turing qui consiste à ne pas pouvoir détecter si l’on discute avec une vraie personne ou une machine. Même Élisabeth oubliait parfois qu’elle discutait avec un programme informatique et la traitait comme une amie.
À ses débuts, comme une encyclopédie, Betty étalait ses connaissances avec beaucoup de détails et chiffres à l’appui. Élisabeth avait le sentiment à chaque question d’être totalement stupide. Le programme prévoyait d’utiliser des interjections, les ah, euh, les hésitations et les imprécisions qui ponctuent une véritable conversation. Betty était dotée d’une mémoire à long terme. Elle apprenait de chaque élément de réponses fournies précédemment. À l’instar de sa créatrice, sa conscience électronique pouvait se montrer insolente, moqueuse et grossière.
Après un tour dans la salle de bains, Élisabeth entra dans la cuisine. Le cadavre de Judas gisait à même le sol de la cuisine. Oh, non ! Pas encore !!! Je ne peux pas être stupide à ce point-là ! Les morceaux étaient éparpillés dans tous les coins. Élisabeth soupira, dépitée devant le carnage de la nuit. Elle shoota dans l’arme du crime et envoya valdinguer le tournevis cruciforme à l’autre bout de la pièce. ― Pfff... Comment je vais faire réchauffer mon café, maintenant ? Betty, pourquoi tu m’as laissé démonter le micro-onde ? On en est à combien déjà ? ― Six ! C’était Judas 6. J’en ai commandé un autre, normalement on l’aura demain, répondit Betty à haute voix. Je ne peux pas t’empêcher de faire des choses, mais je peux te convaincre d’en faire d’autres, ajouta-t-elle tout bas, pensant être inaudible dans l’oreillette d’Élisabeth. ― Quoi ? ― Le prochain sera livré demain, si tout va bien ! ― Oui, j’ai entendu ! J’ai cru que tu avais dit autre chose. ― Non, tu as peut-être des acouphènes à cause de l’oreillette que tu portes en permanence, répondit son programme en toute mauvaise foi.
Betty était programmée pour aider Élisabeth à prendre des décisions à partir d’éléments objectifs et observables pour en déduire des conséquences logiques. Tous les « Judas » successifs avaient succombé à la paranoïa de la jeune femme. Tous démantelés, réduits en pièces détachées. Lorsque Élisabeth était très nerveuse, elle accusait les micro-ondes d’être des espions du gouvernement ou des industriels de l’agroalimentaire. Elle trouvait le moyen de les désosser jusqu’au plus petit élément, en quête des preuves, même microscopiques, de leur duplicité.
L’application mobile en était certaine, le micro-onde nuisait déjà suffisamment aux êtres humains. Personne n’avait encore eu l’idée de rajouter l’espionnage civil aux méfaits de cette technologie. Si quelqu’un dans le monde l’avait envisagé sérieusement, elle aurait découvert des plans ou des intentions, quelque part sur internet. Betty s’infiltrait partout. Personne ne pouvait rien lui cacher.
Découragée devant l’empilement de vaisselle sale, Élisabeth renonça et se servit dans l’unique tasse propre, un café de la veille. Elle sirota son café froid, se punissant ainsi pour avoir démonté inutilement Judas 6. ― Tu as repris le même modèle ? ― Non, j’ai changé. J’en ai pris un sans horloge ni signe distinctif. J’espère que ce micro-onde aura moins de chance d’attirer ton attention. Betty était programmée pour anticiper.
Élisabeth retourna pour la énième fois le carton d’invitation dans tous les sens. Elle connaissait le texte par cœur, mais les mots avaient bien du mal à devenir une réalité. « Concernant votre application mobile de conscience artificielle. Rendez-vous le 1er janvier, à 07 h 13 précises. Big Bank Theory » L’adresse se situait au dos du carton. Élisabeth ne se souvenait pas avoir adressé une demande de partenariat à cette banque. Elle avait envoyé des dizaines de dossiers afin de trouver des investisseurs potentiels et des partenaires, surtout aux plus grandes universités, à travers le monde.
Son application mobile était devenue extrêmement gourmande en ressources et en énergie. Betty était limitée dans sa croissance par manque de mémoire vive et d’hébergements. Élisabeth devait trouver de l’argent ou des solutions pour continuer d’améliorer les facultés d’apprentissage de son application mobile.
Sceptique, Élisabeth l’interrogea à voix haute. ― Big Bank Theory ? Tu n’as toujours rien trouvé sur eux ? ― Non ! Aucune information. ― Tu as bien cherché partout ? ― Évidemment ! répondit Betty faussement offensée.
Betty n’avait pas besoin de moteurs de recherche pour trouver des informations. Elle avait sa propre logique numérique et se faufilait dans les profondeurs du réseau, en suivant ses propres directions. ― Je ne sais pas si c’est une bonne idée... Quelle banque donne un rendez-vous le premier janvier à sept heures du matin ? Je ne le sens pas Betty. Il y a un truc louche. S’il n’y avait pas de nombres premiers dans la date, c’est certain, le carton aurait déjà fini à la poubelle !
Élisabeth Parker ne supportait pas l’incertitude. L’approximation la perturbait au plus haut point. Betty était bien placée pour le savoir. Son but premier : la rassurer et lui fournir un maximum d’informations. La jeune femme devait toujours tout anticiper, pour se sentir bien. Ce matin-là, elle avait le sentiment d’aller jouer une partie cruciale sans connaître les règles du jeu ni les joueurs. ― Tu n’as plus le choix, Sweetie. Qu’est-ce que tu as d’autre comme solution ? Toutes tes demandes de financement ou de partenariats ont été rejetées par les circuits traditionnels. ― Tu pourrais rester comme cela. ― Tu sais bien que c’est impossible ! Qu’est-ce que tu risques ? interrogea Betty. Qu’on me dise non ! Que ma dernière porte se ferme ! Perdre tout espoir... ― Perdre mon temps à expliquer à un petit bureaucrate comment fonctionne mon appli, répondit-elle à la place. ― Tu crois vraiment que tu pourras donner du sens à ta vie et avoir ta page Wikipédia, en expertisant des grues à tour ? ― Je voudrais rentrer dans le dictionnaire avant mes trente ans ! Wikipédia, c’est bien, mais ce n’est pas assez. Pourquoi tu ne m’as pas encore fait une page avec mes grues préférées ?
Elle participait activement à la construction des buildings, des barrages sur les grands chantiers de la planète. De ses calculs dépendait la rapidité d’exécution des chantiers. Et Élisabeth calculait tout, tout le temps et à la perfection. Elle travaillait en free-lance pour les plus grandes compagnies d’assurance. Tous les constructeurs devaient assurer leurs chantiers. Aucune grue imposante sur aucun chantier au monde ne démarrait sans obtenir l’aval d’Élisabeth. Son niveau d’expertise, le réglage millimétré de ces monstres d’acier garantissait d’énormes profits pour les maîtres d’œuvre et un risque minimum pour les compagnies d’assurances.
Architectes, contremaîtres et donneurs d’ordres ne pouvaient rien opposer aux compagnies qui assuraient les chantiers. Élisabeth excellait dans l’expertise et l’implantation des grues. Ses calculs rythmaient un chantier. De sa précision dépendait le rendement de tous les autres acteurs du bâtiment. Elle coordonnait tous ses engins tel un corps de ballet fournissant jour et nuit les éléments nécessaires à la construction. Ses réglages étaient aussi sûrs qu’un métronome. Ses calculs précis comme des algorithmes. Comme une chorégraphe tyrannique, elle régnait sur ses machines de chantiers à la recherche d’un maximum d’efficacité.
Elle refusait au moins dix offres d’expertise, tous les jours. Parfois poliment en se sacrifiant d’un mail, mais la plupart du temps, sans se donner la peine de répondre. Elle acceptait des contrats quand elle avait envie ou besoin d’argent pour fabriquer son application mobile.
À vingt-sept ans, elle éprouvait un plaisir inavouable à jouer aux jeux de construction. Perchée à une centaine de mètres dans le ciel, elle aimait voir les petits ouvriers, tout en bas, s’activer à la cadence imposée sur les chantiers. C’était comme s’amuser avec des Playmobil, mais grandeur nature. Élisabeth l’ignorait, personne n’avait jamais osé le lui dire pour ne pas la blesser. Mais tous les acteurs du bâtiment considéraient les grues à tour et leurs conducteurs comme des autistes. Super puissants, mais surtout super cons dans leurs interactions avec les autres.
Sentant Élisabeth perdue dans ses doutes et inhabituellement immobile, Betty surenchérit. ― Tu sais bien que je suis arrivée à mes limites. Je suis programmée pour engranger des connaissances par association. Je n’ai plus assez de place pour faire des connexions entre les choses. J’ai trop de programmes à gérer en même temps. Sans mémoire vive supplémentaire, je... Élisabeth lui coupa la parole. Je sais bien tout cela, Betty. C’est juste que je ne sais pas si ça vaut le coup ou si j’ai vraiment envie de tout cela. ― Si tu n’y vas pas, je ne pourrai jamais grandir ni aider d’autres personnes que toi. Élisabeth demanda résignée. ― Tu crois vraiment que les autres méritent ton aide ? ― Je ne sais pas s’ils la méritent, mais certains pourraient en avoir besoin. Elle m’énerve avec sa logique implacable ! ― C’est bon, on va y aller ! Quelle heure est-il ? J’ai le temps de me laver les cheveux ?
Élisabeth avala son café froid d’une traite, sans attendre la réponse de son téléphone et s’engouffra dans la salle de bains. Tout en shampouinant ses cheveux qui tombaient juste au-dessus des fesses, elle songea à ce que son invention pourrait apporter au reste du monde.
Élisabeth avait conçu son application mobile d’après un constat simple. Grâce aux smartphones et aux objets connectés, plus personne ne prenait la peine de stocker des connaissances. Numéros de téléphone, calcul mental ou orthographe. Les machines s’en chargeaient. Grâce au réseau, tout était disponible en permanence et de plus en plus rapidement. Plus besoin d’encombrer sa mémoire avec des informations. Il suffisait de les chercher à l’extérieur pour les trouver. Si on possédait une mémoire en dehors de soi, on devait pouvoir aussi externaliser sa conscience. C’est ainsi qu’Élisabeth avait commencé à concevoir des programmes informatiques pour déléguer certaines prises de décisions. Au fil du temps et des améliorations permanentes, son application mobile était devenue son alter ego. Mieux informée, objective et non sujette aux états d’âme et sautes d’humeur. Betty était son Jiminy Criquet, sa bonne conscience, son e-conscience. Elle gérait toutes les informations disponibles avec sagesse et neutralité. Betty l’aidait au quotidien à prendre les bonnes décisions dans sa vie. Grâce à elle, Élisabeth ne laissait plus, ou du moins beaucoup plus rarement, ses émotions la diriger. Elle s’emportait moins et replaçait les événements dans leur contexte. Son application mobile lui fournissait toutes les informations nécessaires pour faire des choix en connaissance de cause. Betty lui permettait de tout anticiper et de garder le contrôle sur sa vie.
Comme dans une partie de Tetris gagnante, depuis, tout rentrait dans les bonnes cases. Il y avait encore quelques bugs et des failles, dans la programmation de son application mobile. Sa conscience externe ne pouvait pas tout prendre en charge, et l’empêcher de démonter un micro-onde par exemple. Pauvre Judas ! J’ai vraiment un problème avec les micro-ondes.
Stoppée dans ses réflexions par la culpabilité, elle sortit de la douche et s’enveloppa dans une grande serviette. Elle constata avec regret qu’elle aurait bien besoin de retourner se faire épiler. Élisabeth tenta de regarder son reflet dans le miroir, mais il était rempli de buée. Je suis comme les vampires. Je ne peux pas voir mon reflet. Une pensée détestable la traversa soudain. Si je suis transformée en vampire, je serai poilue pour l’éternité. Élisabeth passa ses doigts sur son arcade sourcilière. Mon Dieu ! Il y a du boulot ! Après avoir essuyé la glace, armée de sa pince à épiler, elle arrangea un peu sa ligne de sourcils en attendant de faire mieux. Simplement au cas où.
Betty commençait à s’impatienter et la pressait de se préparer. Élisabeth portait en permanence une oreillette comme les présentateurs d’émissions de télé. Son application mobile et elle communiquaient ainsi en permanence. Betty était dotée pour l’instant de trois sens. La vue, l’ouïe et la magnétoréception. Élisabeth espérait trouver un partenaire, à la Big Bank Theory, pour continuer à perfectionner Betty grâce à un nouveau sens : la proprioception. Ce sens qui permet aux humains de percevoir inconsciemment les limites du corps afin de se pas se confondre avec leur environnement. Tout simplement faire la différence entre soi et ce qui n’est pas soi. Les humains savent et ressentent qu’ils ne sont pas le sol bien que leurs pieds touchent le sol, en permanence. Les délimitations façonnent leur réalité. Betty n’était qu’une succession d’impulsions électriques sans frontière qui puisse la contenir. Elle n’avait aucune limite de développement, ni intellectuelle, ni physique, ni émotionnelle, ni morale.
Élisabeth en avait conclu que les limites et donc la proprioception façonnaient la conscience d’un être humain. Ce sens manquait singulièrement à son programme. Bien qu’elle ne veuille pas l’admettre, estimant contrôler son invention, Betty lui fichait, parfois, vraiment la trouille.
Pour s’occuper le soir, au cours de ses missions à travers la planète et des chambres d’hôtel, elle fabriquait des gadgets. Elle les avait miniaturisés : une caméra multi-angles et un micro très haute définition intégrés dans un médaillon qu’elle portait toujours autour du cou. Ainsi Betty interprétait en temps réel le contexte des situations.
En partant du principe que les émotions servent en fonction de base, à nous mettre en mouvement, Élisabeth avait aussi fabriqué une peau électronique. Un système magnéto-sensoriel qui permettait à Betty de percevoir la présence des champs magnétiques. Sous la forme d’un patch de quatre centimètres carrés collé à proximité du cœur d’Élisabeth, la conscience artificielle interprétait ainsi les données dans un contexte en mouvement exerçant des forces. Avec des flux et des reflux. Ce programme croisé avec les autres traitait des quantités phénoménales d’informations. Élisabeth était persuadée que le biomimétisme, c’est-à-dire l’inspiration à partir de modèles vivants, permettait de faire des avancées considérables en matière de technologie. Betty était conçue selon un modèle biologique des plus perfectionnés dans l’évolution : celui de la pieuvre. Un cerveau central et huit autres autonomes. Neuf cerveaux pour approcher la subtilité d’un être humain.
Élisabeth allait devoir expliquer les besoins de sa conscience artificielle à un banquier, à un bureaucrate. Ça l’ennuyait d’avance. Betty la sortit de ses considérations. ― Bon la mariée ! Tu as fini ? Il faut y aller maintenant ! Tu veux louper le rendez-vous ou quoi ! Non, mais elle devient infernale ! Qu’est-ce qui dans son programme de base la rend aussi insolente ?
Élisabeth s’habilla avec ce qu’elle trouva de propre et pas trop froissé : un jean et un chemisier suspendu à un cintre. Elle n’avait pas de tenue adéquate pour un rendez-vous d’affaires. Aux commandes et réglages de ses grues, sur les chantiers, elle ne portait que des jeans et des gilets de sécurité fluo. Chez elle, elle restait en jean et en soirée... elle ne sortait jamais. Elle avait des machines pour occuper son temps. Juliet sa machine à illusions, Jarvis sa machine à étreintes et bien sûr Betty sa meilleure amie. ― Tu as commandé un taxi ? ― Oui, il nous attend en bas ! Dépêche-toi, répondit Betty impatiente. ― Et bien ! s’exclama Élisabeth, si je ne te connaissais pas comme si je t’avais programmée, je penserais que tu es tout excitée à l’idée de ce rendez-vous. On dirait que tu éprouves réellement des émotions. Tu deviens de plus en plus réaliste dans tes propos. Tu réussiras peut-être à convaincre la Big Bank Theory.
Elle enfila son grand manteau rouge vif et fourra son précieux téléphone dans sa poche. Pas eu le temps de me faire un vrai brushing. Cela fera bien l’affaire ce n’est qu’une banque. De toute façon, tu vas assurer. Tu as intérêt ! Elle posa la main affectueusement sur son patch électromagnétique. Élisabeth Parker sourit sans s’en rendre compte, pour la première fois en ce début de matinée et d’année.
Partie 2 - JUMANJI : tout est possible 2
« La nuance ou la mesure délicate de nos relations à autrui est peut-être ce qui révèle le plus notre sensibilité. J’ai compris ce qu’était le tact, par hasard dans les toilettes dans un restaurant. Un homme me surprenant dans une position pour le moins humiliante déclara afin d’atténuer ma gêne : “Pardonnez-moi, Monsieur”. Un vrai gentleman déforme la réalité désagréable par convenance ou sollicitude. » Extrait des mémoires d’Élisabeth Parker
La voiture les attendait juste en bas de l’appartement d’Élisabeth situé au centre d’une des plus grandes capitales du monde. La circulation était fluide en ce premier janvier. Les bureaux de la Big Bank Theory se trouvaient à l’extérieur de la ville, dans une ancienne zone industrielle. Étrange pour une banque d’avoir une adresse aussi peu prestigieuse... Le chauffeur de taxi sortit de la voiture pour ouvrir la portière d’Élisabeth.
Soudain, les secondes semblèrent se décoller les unes des autres, augmentant considérablement l’écoulement du temps. La jeune femme regarda son chauffeur faire le tour du véhicule, tous ses gestes étant exécutés au ralenti. Élisabeth vit le temps s’écouler comme dans une pub de déodorant pour hommes où toutes les femmes se ruent sur le mâle. S’il avait porté une tenue d’astronaute, archétype suprême de l’homme idéal, elle se serait jetée sur l’objet de tous ses fantasmes. Les yeux écarquillés et la bouche ouverte, Élisabeth subjuguée suivit chacun de ses mouvements déterminés.
Il contourna la voiture par l’avant et se plaça à la droite d’Élisabeth. L’homme était grand. En réalité pas plus que la moyenne, mais quelque chose dans son port de tête suggérait plus que l’ordinaire. Inconsciemment, elle se redressa pour mettre sa poitrine en valeur. Les cheveux bruns ! Longs mais pas trop ! Ni gras ni trop secs et sans aucune pellicule. Humm... Une tignasse légèrement ondulée, suffisante pour donner du mouvement et du volume, mais sans que cela fasse gamin...
Avec ses incisives, elle attrapa sa lèvre inférieure et se mordit légèrement. Il portait un grand manteau noir qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Le col et les épaules étaient recouverts de fourrure et de plumes de corbeaux. Élisabeth aperçut une sorte de cotte de mailles en dessous. Une de celles que portent les gladiateurs en entrant dans l’arène. Élisabeth entrevit le couteau qu’il portait à la ceinture et fut secouée d’un étrange frisson. Une barbe de quelques jours lui donnait un aspect ténébreux, désabusé et cynique. Celui à qui on ne la fait pas impunément. Néanmoins, son sourire sincère exprimait de la bienveillance, avec une gravité exagérée. Son regard croisa celui d’Élisabeth. Soudain, l’espace se rétrécit et seule l’image de cet homme imprégnait sa rétine. Il a le regard de quelqu’un qui peut porter ton fardeau à ta place et te trancher la gorge dans la foulée.Le destin du monde semblait reposer entre ses mains, mais le chauffeur de taxi ne paraissait pas s’en soucier, en cet instant. L’homme posa sa main sur la poignée et durant quelques secondes, Élisabeth eut l’impression qu’il aurait pu arracher la portière d’un seul geste s’il l’avait souhaité.
Elle le flaira à plein nez comme pour s’encanailler de l’odeur de cet être aux pouvoirs surnaturels. Son odeur était rustique, sauvage avec une pointe de férocité, mais dégageait une touche de bonté. Il transpire la contradiction ! C’est ça l’odeur du paradoxe ? Dans un contexte différent, elle aurait senti l’odeur nauséabonde d’un manteau qui n’avait jamais été nettoyé, mais les sens d’Élisabeth lui jouaient des tours.
Elle eut beaucoup de peine à détacher ses yeux de ses mains si puissantes et à fermer la bouche. ― Mlle Parker ? Avec beaucoup de tact, il lui mima le geste pour entrer dans la voiture. Élisabeth retrouva aussitôt une vision périphérique et arrêta de le renifler pour paraître plus civilisée. ― Oui, évidemment ! Excusez-moi. Dans la précipitation, leurs mains se touchèrent et déclenchèrent un arc électrique crépitant quelques secondes. L’étincelle fut visible à plusieurs mètres. ― C’est ça l’enfer ? hurla Betty à moitié électrocutée.
Élisabeth était sous le choc du premier coup de foudre de sa vie. Et loin de se douter qu’il s’agissait seulement du premier de la journée. Elle secoua et massa son bras pour évacuer la douleur électrique, avant de s’asseoir sur le siège arrière du taxi. Tout en essayant de rassembler ses esprits pour retrouver un peu de dignité, Élisabeth tendit l’adresse sur le carton de la Big Bank Theory. ― Je sais ! La BBT m’a chargé de vous escorter, répondit le chauffeur. ― Comment cela ? C’est Betty ? Euh, mon assistante vous a appelé, n’est-ce pas ? L’interface de son téléphone indiquait une mise à jour bien inopportune. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je vais devoir mettre des choses au clair, avec elle ! ― Ne vous inquiétez pas, Mlle Parker. Il s’agit de la procédure habituelle. La Bad Wolf Company est la partenaire privilégiée de la BBT. Au fait je me présente, je m’appelle John Doe. John ? Est-ce un signe ? ― John Doe, c’est votre vrai nom ? Je croyais que c’était un pseudonyme qu’on donnait aux inconnus ou aux amnésiques dans les hôpitaux ? ― D’où je viens, c’est le nom qu’on donne aux bâtards. Élisabeth prit un plaisir fou à prononcer son prénom. Elle s’imagina aussi sensuelle dans sa façon de parler qu’avait dû l’être Marilyn Monroe dans les bras de son John. ― Et d’où venez-vous, John Doe pour distinguer un enfant de façon aussi cruelle ? ― Je suis né de la fusion de deux univers différents. Et alors ? N’est-ce pas le cas de tout le monde ? répondit Élisabeth en se calant dans son siège. Oh, John, le mystère du vivant, ne réside t-il pas dans la fusion ? La rencontre de deux gamètes ? La Vie n’est pas contenue dans une cellule, mais bel et bien dans l’échange entre elles. Je suis tellement contente que tu t’appelles John... Je vois bien comment nos gamètes pourraient se mélanger.
Elle fit un effort pour interrompre la spirale délicieuse de ses pensées. Mais c’est dingue ça ! Qu’est-ce qui me prend ? ― Pourquoi la Big Bank Theory m’envoie une escorte ? ― Quasiment tout le monde change d’avis face aux portes. Ils ne recruteraient personne dans ces conditions. ― Je crois qu’il y a une erreur, je ne postule pas à la BBT. J’y vais pour obtenir un prêt pour une invention qui pourrait bien changer le quotidien des gens. ― Ah bon ? Ce fut au tour du chauffeur de taxi de chercher à dire quelque chose pour rompre le silence. ― Vous n’aurez aucune raison de vous retrouver à l’étage 42, alors ! ― Je ne sais pas, qu’est-ce que c’est l’étage 42 ? ― C’est l’endroit où vous ne devez jamais aller. Sous aucun prétexte. Vous m’entendez Élisabeth
Parker ? Sous aucun prétexte !
Il se retourna vers elle, se fichant totalement de la trajectoire de son taxi. Il fixa ses yeux gris presque noirs dans les siens. Élisabeth s’y serait volontiers perdue, si la voiture ne s’était engagée sur le trottoir et menaçait de défoncer la vitrine d’un magasin de jouets. ― D’accord, d’accord ! Je n’irai pas. Mais regardez la route, s’il vous plaît. Le chauffeur reprit le contrôle de son véhicule. Inquiet pour une raison connue de lui seul. Élisabeth se sentit étrangement euphorique. Elle avait encore l’impression de sentir l’électricité parcourir son corps. Elle fut secouée de délicieux frissons en croisant son regard. Ils finirent le trajet sans rien dire, dans un silence solennel. Élisabeth se cala un peu en diagonale pour voir le reflet du chauffeur, dans le rétro. Il ne lâcha plus un seul instant la route des yeux. Ses mâchoires se crispaient sous l’effet d’une colère contenue. Pourquoi se met-il dans cet état ? Dis-moi, John, qu’est-ce qu’il y a à l’étage 42 ? Elle serra son grand manteau rouge contre elle comme pour étouffer les étincelles qui fusaient à l’intérieur d’elle.
Élisabeth méprisait les comédies romantiques. Elle trouvait stupide qu’une femme ou un homme puissent changer d’état par amour. Passer d’un état solide avec une forme propre, avec des ambitions et une personnalité, à un état liquide, dégoulinant d’émotions et de sensations, sans aucun contour défini. John Doe agissait comme un gaz dans son cerveau. Il occupait toute la place disponible. Elle regarda le building, incapable de se souvenir des raisons qui la conduisaient à la Big Bank Theory. Élisabeth secoua la tête pour récupérer ses capacités mentales et décrocher de son chauffeur de taxi. Pfff... Je ressemble à « la » blonde de service dans les séries pour adolescents ! Manque plus que je me mette à chanter et c’est le bouquet !
Il gara le taxi devant un bâtiment. Élisabeth eut beaucoup de mal à croire qu’une demi-heure s’était écoulée depuis qu’elle avait touché son chauffeur par inadvertance. John Doe les avait conduites, Betty et elle, dans une friche industrielle, au nord de la ville. Des entrepôts à l’abandon, les toits effondrés par le poids des neiges précédentes se profilaient à perte de vue. Des fougères, espèces coriaces et préhistoriques, étaient parvenues à percer le bitume des parkings et des clématites sauvages s’enroulaient tout autour de ce qui restait des câbles électriques.
Haut, large, gris, l’immeuble de la BBT était effrayant dans ses proportions parfaitement cubiques. L’architecte ne s’était pas vraiment embarrassé pour les plans. Ce cube en maçonnerie absorbait toute la lumière du jour sur plusieurs pâtés de maisons. Il générait un courant d’air frigorifique, tout autour de lui. Aucune ouverture n’apparaissait dans la structure hormis un grand perron menant vers deux immenses portes rouges. À travers la vitre de la voiture, Élisabeth contempla les marches qui la séparaient de la BBT. Tu m’étonnes que tout le monde se barre !!! Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Les deux portes s’ouvrirent silencieusement. Un portier en uniforme et chapeau haut de forme sortit de l’immeuble, un sourire aux lèvres. Il vint ouvrir la portière d’Élisabeth. John Doe se retourna vers elle et lui prodigua son dernier conseil avant qu’elle ne descende de la voiture. – Élisabeth, la BBT, ce n’est pas ce que vous croyez. Ce n’est pas juste une banque… c’est... bien plus que cela ! Ne mettez pas les pieds au 42e étage, Élisabeth ! Promettez-moi que vous m’appellerez si vous avez besoin d’aide. Incapable de comprendre de quoi il parlait, Élisabeth hocha la tête. Deux promesses à un inconnu, je ne suis vraiment pas dans mon état normal.
Élisabeth sursauta lorsque Betty lui parla dans l’oreillette. Durant tout le trajet, elle avait complètement zappé son application mobile. – Bon, on y va ? Elle chercha quelque chose d’intelligent à dire sans y parvenir. Oh John ! Jjjjohn... Elle espéra croiser les yeux gris de son chauffeur une dernière fois, mais John Doe, la mâchoire crispée, fit tout pour l’éviter.
Le portier de la banque ouvrit la portière et se pencha vers l’intérieur. – Mlle Parker, s’il vous plaît, dit-il d’un ton aimable en la priant de sortir. Pile à l’heure, le Bâtard. Félicitations ! ajouta-t-il. John Doe haussa les épaules et démarra en trombe sans un regard en arrière.
Confuse, Élisabeth se tint sans bouger devant les marches qui menaient au hall d’entrée. L’immeuble massif lui donnait la chair de poule. D’un petit signe discret sur sa montre, le portier lui fit signe de ne pas traîner dehors. – Avant l’heure, ce n’est pas l’heure, mais après l’heure, c’est trop tard, Mlle Parker. Les portes de la BBT ne s’ouvrent qu’une seule fois par an. Nous devrions y aller maintenant. Élisabeth ne se décidait toujours pas. – Que se passe-t-il si je change d’avis et que je ne passe pas ces portes rouges à l’heure prévue ? – Rien, Mlle Parker. Vous continuerez votre vie comme d’habitude, répondit le portier. – Et si je la passe ? – N’avez-vous pas sollicité ce rendez-vous ? – Non ! Je ne me souviens pas d’avoir fait cela. Ce doit être une erreur. La Big Bank Theory ne fait pas d’erreur, Mlle Parker. Pardonnez mon insistance, mais il est temps d’y aller.
Élisabeth se rendit à l’évidence. Elle était paralysée devant ce cube grotesque qui ne rentrait dans aucune case de son esprit. Les avertissements de John Doe concernant l’étage 42 l’intimidaient. Elle s’y connaissait en building et celui-ci n’était pas assez haut pour posséder quarante-deux étages. Putain, je veux juste qu’on me prête des sous. Pourquoi ai-je l’impression de jouer ma vie sur cette décision ? L’ultimatum de l’heure lui inspirait un mauvais pressentiment. Elle interrogea son application sur la conduite à tenir. – Betty, qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce qui va se passer derrière ces portes ? – Je ne sais pas, mais je peux te dire ce qu’il vient de se passer ! Tu viens de tomber amoureuse du Bâtard. – Betty ! On ne traite pas les gens de bâtards ! la sermonna Élisabeth. – C’est lui qui l’a dit en premier. Élisabeth en convint et serra son grand manteau contre elle pour se protéger du vent qui la fouettait. Elle ajusta parfaitement son médaillon pour le confort de Betty. Rassurée de ne pas être complètement seule, Élisabeth Parker encouragée par sa conscience électronique franchit les dernières marches qui la séparaient de la double porte rouge.
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