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Comment Karl Kraft s'est coupé en morceaux (et ce qu'il a fait de son âme) Sophie LannefranqueLumière. Un homme d'une cinquantaine d'années est assis sur un sac de toile volumineux, au centre d'une petite pièce. Il pèle des pommes de terre avec application. Autour de lui, s'entassent des piles de journaux. Une ampoule nue pend au plafond. L'homme relève la tête. Noir.Lumière. L'homme tourne les pages d'un journal, puis le jette, en prend un autre et recommence, plusieurs fois. Il relève la tête. Noir.Lumière. L'homme marche de long en large avec nervosité. Il lève la tête. Noir.Lumière. L'homme est debout. Il brandit un journal.KARL KRAFTSam ! Sam ! ça y est, enfin, c'est arrivé ! Ici, dans ma propre vie... c'est arrivé, Sam ! Un miracle ! On n'a pas une vie pour rien, non, la vie... la vie sert à quelque chose, oui, Sam, mais il faut trouver à quoi, trouver quelque chose, j'ai cherché à quoi sert ma vie, j'ai cherché Sam, oui, j'ai cherché et j'ai trouvé ! Je l'ai trouvée. Hier soir, j'ai ouvert ma boîte aux lettres et je l'ai trouvée... Je la tenais dans mes mains, sans qu'elle bouge... Elle s'offrait à moi, Elle me disait "oui", oui, Sam, Elle m'a... illuminé, moi, Karl. Bon sang, j'ai levé les deux bras au ciel, en la voyant ! J'ai trouvé. J'ai de la chance... Elle est belle, Sam, Elle est... tellement parfaite, pour moi, Elle est... comme une carte du monde ! Je peux tout voir en Elle, tu comprends, je peux... me voir, moi-même, en Elle ...

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Langue Français

Extrait

Comment Karl Kraft s'est coupé en morceaux (et ce qu'il a fait de son âme)
Sophie Lannefranque
Lumière. Un homme d'une cinquantaine d'années est assis sur un sac de toile volumineux, au centre d'une petite pièce. Il pèle des pommes de terre avec application. Autour de lui, s'entassent des piles de journaux. Une ampoule nue pend au plafond. L'homme relève la tête. Noir.
Lumière. L'homme tourne les pages d'un journal, puis le jette, en prend un autre et recommence, plusieurs fois. Il relève la tête. Noir.
Lumière. L'homme marche de long en large avec nervosité. Il lève la tête. Noir.
Lumière. L'homme est debout. Il brandit un journal.
KARL KRAFT Sam ! Sam ! ça y est, enfin, c'est arrivé ! Ici, dans ma propre vie... c'est arrivé, Sam ! Un miracle ! On n'a pas une vie pour rien, non, la vie... la vie sert à quelque chose, oui, Sam, mais il faut trouver à quoi, trouver quelque chose, j'ai cherché à quoi sert ma vie, j'ai cherché Sam, oui, j'ai cherché et j'ai trouvé ! Je l'ai trouvée. Hier soir, j'ai ouvert ma boîte aux lettres et je l'ai trouvée... Je la tenais dans mes mains, sans qu'elle bouge... Elle s'offrait à moi, Elle me disait "oui", oui, Sam,Elle m'a... illuminé, moi, Karl. Bon sang, j'ai levé les deux bras au ciel, en la voyant ! J'ai trouvé. J'ai de la chance... Elle est belle, Sam, Elle est... tellement parfaite, pour moi, Elle est... comme une carte du monde ! Je peux tout voir en Elle, tu comprends, je peux... me voir, moi-même, en Elle..! Mais ce n'est pas simple, Sam. Elle est... Elle vient de si loin, il y a des frais... Beaucoup d'autres que moi la voudraient... Je dois payer, pour Elle, tu comprends ? 50 000 billets. Oui, c'est cher, mais je les aurai ! Je la veux. Je crois en Elle et tout ce qu'elle va faire à ma vie, je l'achète, tant pis. Puisque c'est possible, Sam ! Je la veux, je paie. Après, nous verrons. Elle va me sauver, tu comprends ? J'espère que tu l'aimeras... 50 000 billets, bon, des billets, j'en ai, je paie. C'est bien, je veux payer. Je vais vendre : les bêtes, la terre... J'en ai assez. Je peux payer en mensualités, sur douze mois, ils le disent, c'est écrit, là. Un an, ça me laisse le temps de voir, d'organiser... C'est bien. Je l'ai réservée à la première heure, ils me la gardent, c'est moi qui vais l'avoir ! dans un an. Tout ce que je vais devenir avec Elle, tu verras... Quand on veut on peut, mais il faut décider. J'ai signé. Elle est à moi. Mais je ne vais pas m'exciter. Je dois m'occuper des formalités.
Monsieur le conseiller d'agence, je vous remercie de bien trouver avec cette lettre la première mensualité de mon paiement. J'ai bien lu, j'ai bien signé et j'ai bien compris que "mademoiselle A." me sera livrée chez moi, dans douze mois. D'ici là, j'aurais réuni la somme convenue. Avec tout mon respect et mes plus grands remerciements. Karl Kraft.
Mes économies, Sam : 4 000 billets... Un douzième de son prix. J'aurai l'argent pour les onze autres. Tout se vend et tout s'achète... Je l'ai trouvée, mon temps s'est
accéléré. Regarde, je suis une fusée dans la nuit étoilée...
Noir. Lumière.
J'ai trouvé preneur pour les bêtes : les vaches, les porcs et même les volailles... 2700 billets. J'ajoute les machines, le bois, l'étang... 4000. Tout y est. Bon. C'est réglé. Sam, ma deuxième mensualité ! C'est cher, oui, mais Elle est à ce prix et je dois la mériter. Tu ne peux pas comprendre, mais tu verras. Et toi, ça va ? Je continue. Les terres. J'en aurai 1350 fois 12 égale...16 200. Bon sang, ça ne suffira pas ! Je dois tout vendre, tant pis. Il le faut ! La ferme est bonne, elle fait son prix, je la vends aussi.
Noir.
Tu es belle, tu es douce, tu es grande, tu es souple, tu es claire, tu es forte, tu es pure, tu es calme, tu es lente, tu es creuse, tu es chaude, tu es noire, tu es le silence, tu es la nuit, tu es le vide infini...
Lumière.
Chers employés, je suis heureux de vous annoncer une grande transformation : je change de vie à partir d'aujourd'hui ! J'ai donc mis en vente l'exploitation, qui ne me sert plus à rien. Par conséquent, je vous demande de rentrer tous chez vous, après que le dernier aura fermé la porte derrière lui... Profitez de ces beaux jours pour bien vous amuser tous ensemble, avec la prime ! Des horizons ensoleillés galopent vers nous, mes amis, il faut lâcher la pioche ! Vous pouvez partir tout de suite, inutile de vous fatiguer plus longtemps. Faites une promenade ! Ouvrez les yeux sur les belles choses ! Eh oui, la roue tourne... La vie s'est emparé de moi, je deviens content comme un petit enfant ! Avec toute ma sympathie, Karl Kraft.
Tu aimes mon nouveau style, Sam ? Je me libère, j'avance ! Je me sens joyeux, intrépide ! C'est grâce à Elle, grâce à ma décision ! Je peux faire cela, Sam, et tant d'autres choses encore, si j'y crois ! Et toi ? Tu ne réponds pas. Tu travailles ? Appelle-moi.
Noir. Lumière.
20 000 billets. Ce que m'a rapporté la ferme. 20 000 billets. 5 mensualités. 20 000 billets et ça ne suffit pas... 20 000 billets : tout ce que j'avais. Tout ce que j'étais. Tout ce que j'ai fait : 20 000 billets. Tout ça, rien ! du vent, de la boue... Terminé. Aucune trace ! Tant mieux. Maintenant, Elle arrive, maintenant, tu vas te lever. Allez ! Tu dois te préparer, pour Elle, tu sais ce qu'Elle attend... Ho ! Lève-toi ! Tu croyais pouvoir rester comme ça, comme tu es, non ! Tu sais que non, plus jamais pareil ! Allez ! Ho ! Prends une autre forme pour t'emboîter à Elle comme il faut, tu entends ! En avant ! Au travail, allez ! Ho ! Courage, allez ! C'est à toi. Bien. C'est ça, calme, là... Avec Elle, Sam, je vais devenir Moi, dans neuf mois... Allez va ! Va !
Noir. Lumière. Karl assis sur son sac. Les journaux ont disparu. La pièce est vide.
Je me suis mis au régime, Sam : plus de viande ! plus de sucre ! plus de vin ! J'étais gras autrefois, un boeuf, vautré dans ma tourbe, invisible sous ma couche de poils... Ce tas va se remuer, maintenant, il va vivre ! Je me délivre de tout, regarde, j'ai vendu l'armoire, le coffre, toutes ces foutues caisses en bois ! Bon débarras. Je vis dans une pièce vide. Je peux enfin prendre ma place, exister, sauter en l'air, même, tu vois ? Tu ne ris pas ? Oui, on peut vivre enfoncé dans une caisse en bois et on ne le sait pas, mais un jour, vient la lumière... Quelle chaleur ! Je sue. C'est la sécheresse. Non, c'est la mue ! Tu comprends, Sam ? Je ne peux pas t'expliquer. Je dois encore un peu grignoter les murs autour de moi, pour sortir, mais patience, chaque chose en son temps... Elle aussi vient à peine de naître. Je vais sentir sa légèreté glisser dans mes mains... Quelle joie ! Et toi Sam, tu ne réponds plus, es-tu là ? Sam, es-tu heureux ? ou seulement abruti de joie, la tête dans une caisse en bois ?
Noir. Lumière.
Monsieur le conseiller d'agence, je vous remercie de bien trouver dans cette lettre ma cinquième mensualité, avec toutes mes salutations dévouées. Karl Kraft.
Elle n'est pas ce que tu crois, Sam, Elle est spéciale, tu ne peux pas l'imaginer... Chut ! C'est une surprise ! Ne t'inquiète pas. Ces choses se font, d'autres que moi... Je l'ai choisie, rien à faire. C'est un secret. Tu verras. Je sais ce que je fais, crois-moi.
Noir. Lumière.
Monsieur le conseiller d'agence, malgré mon retard pris sur le septième mois de "Mademoiselle A.", me voilà enfin prêt à vous payer. Voici votre chèque, avec toutes mes excuses, ma considération et mes profondes salutations. Karl Kraft.
L'été se termine. Encore 20 semaines à l'attendre. J'ai froid. Le vent souffle. Je vais regarder tomber les feuilles, après, on verra. Embrasse bien ta femme pour moi.
Noir. Lumière.
Trois mois... seulement trois mois et je n'ai plus rien... Je n'ai même pas une porte, derrière moi, pour m'enfuir... Je n'ai plus rien. Je suis en ruines. Je ris.
Noir.
"Un oranger sur le sol irlandais, on ne le verra jamais. Un jour de neige embaumé de lilas, jamais on ne le verra. Qu'est ce que ça peut faire ? Qu'est ce que ça peut faire ? Tu dors auprès de moi, Près de la rivière, où notre chaumière bat comme un coeur plein de joie."
Lumière.
Sam ! Sam, ça y est, j'ai la solution ! C'est tellement simple, c'est évident, tu vas voir. Ecoute. J'ai encore quelque chose, oui, Sam, encore quelque chose, qui est à moi, que je peux vendre... Eh bien, qu'est-ce que c'est ? Tu ne vois pas ? Tu ne vois pas ? Non ? MON CORPS. Mon corps, Sam ! Mais oui, ces choses se font, qu'en sais-tu du fond de ta caisse aveugle ? Il faut t'ouvrir, t'ouvrir, Sam ! ( Karl ouvre son sac de pommes de terre et commence à le vider.)Donc : je me vends et j'ai l'argent... Je continue mon régime, je dois me détacher de tout, rappelle-toi ! Elle le veut, je veux lui obéir. Je nettoie l'intérieur de moi : traces de boue, rien d'autre. Quelque chose de meilleur est devant, qui m'emporte : Elle, ma joie, mon fracas. Ah ! Tu ne dis rien, bien sûr, c'est facile, mais je sens ce que tu penses, je l'entends, Sam :il ne faut pas que tu t'abîmes trop, Karl, tu dois être beau pour paraître avec elle, devant tous... Oui, bon. Mais un rein par exemple, un rein en moins, ça ne gâte rien. Il y en a deux, j'en enlève un : c'est terminé. Ni vu ni connu. Hop ! Réglé.
Vends rein neuf en parfait état.Voilà. Noir. Lumière. Un client ! Ecoute ça...
Cher monsieur, je veux vous acheter tout de suite votre rein. Votre prix serale mien. A propos (vous ne précisez pas), est-ce le rein droit ?
Moi :Monsieur, vous me voyez ravi de votre intérêt pour ma personne. Mais comment ça, rein gauche ou droit ? C'est bien les mêmes ? ou pas ?
Lui :Monsieur, les reins sont deux organes en forme de haricots, situés dans la partie postérieure de l'abdomen, de part et d'autre de la colonne vertébrale, approximative-ment entre la douzième vertèbre dorsale et la troisième vertèbre lombaire.(Tu entends ça, Sam ?)Cet organe mesure 10 à 12,5 centimètres de long et 5 centimètres d'épaisseur environ, pour un poids de 100 à 150 grammes, en moyenne, chez l'adulte. En ce qui me concerne, j'ai une hypertrophie du rein droit. Il est grand comme une banane, je me réveille 6 à 7 fois la nuit et il m'arrive de pisser mousseux. Pour finir : remplacer un rein droit par le gauche, c'est comme mettre un pied dans la mauvaise chaussure : on ne va pas loin. Sachez que je prendrai soin de votre rein, comme si c'était le mien.
Moi :Monsieur, dans ce cas je suis très satisfait et vous aurez votre rein, enfin le mien, gauche ou droit, comme vous voulez, c'est le même prix.
Bon. Allons-y.
Noir.
Je veux me déshabiller devant toi. Je veux tomber en pièces à tes pieds, pour renaître dans tes creux lumineux. Je veux sentir ta peau ample pénétrer dans mes replis.
Je veux voir ton ombre velue. Je veux entendre ton cliquetis dans la nuit. Je veux mordre ton flanc haletant. Je veux glisser à ta surface et m'évanouir dans ton épaisseur. Je veux me faufiler en toi, comme dans un autre monde.
Lumière. Karl, son sac plein à la main.
C'est fait : 300 billets. C'est peu, oui, mais j'ai fait un heureux. Sam, dis-moi, je penche, non ? Ah ! Ah ! Tu ne ris pas ? Que dis-tu ? Parle plus fort, je ne t'entends pas bien. Fais un effort, je t'en supplie ! Nos langues sont si tristes, au fond de nos gorges... Tu es parti ? Il pleut... Le fleuve se jette dans la mer. Encore du vent... Parfois, je me demande si je rêve.Tout va si vite. Je vieillis, Sam. Je ne suis qu'un homme. Les hommes pleurent, ils sont faibles, tout les emporte. Promets-moi de ne pas me haïr quand tu la verras. Promets-moi que tu comprendras. (...) Ecoute, j'ai une idée ! Je cesse de me faire charcuter ; je me vends, oui, mais ils récupèrent leur marchandise plus tard, Post Mortem : après ma mort. Qu'en dis-tu ? Fini de se casser les reins ! J'encaisse l'argent de mon vivant et à la fin, couic ! ils m'ouvrent comme une dinde et récupèrent les marrons ! Tu ne ris pas ? Tu es mort, ou quoi ? Bon sang, mais réponds-moi !
Noir. Lumière. Les pommes de terre gisent au sol, éparpillées autour de Karl.
Allo, Karl Kraft, j'écoute ? Oui madame. Un larynx ? Absolument. Pour offrir ? Désirez-vous des photographies ? dos-face-profil ? Entendu, c'est moi qui vous remercie. (...) Karl Kraft à votre service ? Bonsoir Madame. Mademoiselle. Oui, l'ossature est en parfait état : grosse charpente-chêne massif d'origine. Je plaisante. Deux vertèbres dorsales ? Ah, je regrette, je ne fracture pas la colonne. Oui, il faut prendre tout le morceau... C'est plus cher, oui, mais ça peut toujours servir. C'est un investissement, on ne sait pas ce qui nous attend. Vous n'avez personne avec qui partager ? une vieille tante ? un antiquaire ? C'est vous qui voyez. (...) Kraft and Co à l'appareil ? Une rate ? 500 billets. Une rate magnifique, Monsieur, je la connais depuis 54 ans. Une urgence ? Désolé, je ne peux pas vous aider. Oui, il faut patienter. Une bonne quarantaine d'années. (...) Kraft j'écoute, c'est pour ? Un oeil ?
Noir. Lumière. Karl est entré dans son sac de pommes de terres.
"Je suis un arbre en hiver, ma sève s'endort au fond de mon corps..." Je deviens poète, tu ne trouves pas ? Ce doit être à cause de mon corps qui s'en va. Ce n'est pas triste. Il faut savoir perdre. Crois-tu au changement, Sam ? à l'évolution ? à la révolution ? Sam, veux-tu voir ma métamorphose ? Attends ! pas trop vite... J'ai peur, moi aussi, de ce que qu'il y a, en moi.
Noir. Lumière. Karl est dans son sac jusqu'au cou.
Bonjour, je m'appelle Karl et je me vends. Je me suis fait faire des photographies de mon corps que j'ai mises en réseaux, pour toucher un plus grand nombre de clients. C'est gratuit et très rapide, on peut se projeter, soi-même, tout entier, ou en morceaux,
jusqu'au bout du monde, en restant chez soi. C'est bien. Voilà, je fais mes petites transactions et j'en éprouve même du plaisir, oui, un plaisir étrange, nouveau, très fort... mais eux aussi, croyez-moi ! Je jette mon intestin sur la place du marché, il y a cinquante chiens pour se l'arracher ! On me répond depuis l'Afrique, la Colombie, le Japon... des malades, bien sûr, mais aussi des scientifiques, des riches, des pervers... Je suis très demandé. C'est la première fois, en 54 ans... Je vais vous dire, en ce monde, personne n'est vraiment complet, il manque quelque chose, à chacun. Je me suis placé en plein coeur de ce manque : une place essentielle. Je suis au centre du monde, mais je ne m'excite pas. Je reste en arrière, à contempler mes mille reflets. Tu les vois ? Si tu ne les vois pas, clique et tu les verras.
Noir.
Tu es dure, tu es froide, coupante comme une lame. Es-tu mon ange ? Es-tu mon malheur ? Ils vont me maudire. Ils vont te frapper à mort, quand ils te verront. Ils vont nous abattre d'un coup de fusil et abandonner nos corps mous dans un trou.
Lumière. Karl a disparu dans le sac.
Bientôt le dixième mois ! Je me suis rasé tous les poils du corps. Je continue d'attendre, immobile, fixé sur mon support. J'aspire de l'air par la bouche. Je mange des pommes de terre. Je tricote, pour ne pas m'engourdir. J'enroule sans fin mon fil autour de ma tête plate. Touche-moi, Sam, pour voir si je suis en vie... Tu ne ris pas ? Bah ! Qu'est-ce que la vie ? Qu'ai-je à faire d'un thorax ? d'une poignée de choses molles, baignant dans du liquide gras ! Qu'est-ce qu'un corps si je ne peux pas en prendre un morceau et le donner à quelqu'un, pour qu'il l'emporte avec lui ? Un temple d'égoïsme ! Un drap sans joie. Que restera-t-il de nous, dis-le moi ? Un souffle d'air. Je ne suis qu'un passant dans l'univers, j'oublie mon visage, j'ouvre les bras, en larmes, devant l'inconnu... Il neige. Je suis blanc moi aussi, tout propre à l'intérieur. Sam, tu as peur ? de quoi ? Qu'est-ce qu'il y a dans ta caisse en bois ?
Noir.
Je prolifère, je grouille, j'envahis, je croîs, je me reproduis, je croîs, j'éclate, je ralentis, j'éclate, je me multiplie, je grandis, je grouille, j'envahis, j'éclate, je me reproduis, j'éclate, je ralentis, j'éclate, je ralentis, j'éclate, j'éclate, j'envahis, j'éclate, je me multiplie, je me multiplie, je me multiplie... Je suis une symphonie.
Lumière. Karl a percé son sac. Il sort sa tête et rampe au sol comme un insecte.
Ah ! Quel froid ! La mer mugit, la terre est gelée, le vent glacial, mais je brûle, là, tout au fond de moi ! As-tu bien reçu le porc que je t'ai fait envoyer ? mon petit dernier, il ne voulait pas me quitter, le pauvre, il hurlait... Il faudra le tuer à Noël et faire des saucisses à madame ! Madame en veut, madame a faim, madame va te mordre au sang si tu ne la nourris pas, au travail Sam ! grimpe et laboure ! Je vais bien. J'attends, derrière mon écran, suspendu à un fil, je caresse mes antennes, je
frappe mon clavier muet, je m'ennuie, je ris.
Noir. Lumière.
Tu penses que mon amour est insensé ? que je suis fou ? Je suis fou, oui. Il faut être fous. Il faut être tordus, secoués, affamés de la vie, il faut trembler dans tout le corps, bondir, bras en l'air, tomber à genoux dans la boue, il faut ramper, nous tortiller, courir nus à travers la plaine, beugler à la lune pour qu'elle nous aime ! Nous voulons que l'univers se tourne vers nous, il nous faut l'impossible, Sam, c'est l'impossible qui nous tire, qui nous arrache hors de nos caisses et nous jette dans la vie bouillante ! L'impossible nous fait devenir meilleurs,des hommes meilleurs, Sam, autres ! Chaque nuit, nous rêvons de devenir autres... Qu'est-ce qu'un homme ? Un fou rêvant. Même toi, tu rêves, dis-le ! Tu veux l'impossible, tu cours, défiguré, après ton désir ! Il faut rêver et courir sans fin, sinon, qu'est-ce que nous sommes ? Des pierres. Je vous serre dans mes bras, ta femme, le porc et toi. Noir. Lumière.
Monsieur le conseiller, je vous remercie de bien trouver dans cette lettre ma onzième mensualité. Votre Kraft.
Ils m'attendent, assis dans leurs fauteuils, sans même tourner un oeil sur le cadavre qui pend à son clou : moi. Un jour, ils viendront me chercher et chacun aura son morceau.Tu garderas mon enveloppe, Sam, s'il te plaît, tu la donneras au porc, je lui dois bien ça. Chacun son tour ! Sur ma tombe, on écrira : "Ci gît celui qui n'y est pas." Noir. Lumière.
ESTOMAC : Madame Pompe. 300 billets. CERVEAU : Monsieur de la Fosse. 450. POUMONS : Caillot. 700. INTESTIN GRLE, GROS INTESTIN, COLON, RATE, VÉSICULE B : 600. Famille Boileau. revendeurs en gros. SQUELETTE, MUSCLES, LANGUE, LARYNX, TRACHÉE, YEUX, OREILLES, DENTS, NEZ...
Il me manque toujours 1500 billets.
Noir.
Mère, tu m'entends ? J'ai semé mes morceaux à tous les vents ! Tes fils seront des milliers, dans tout l'univers, et toi, mille fois mère, mille fois recommencée, comme les cercles que fait la pierre, jetée dans l'eau immaculée... Père, es-tu là ? Les oiseaux de mort... ils veulent mon coeur, ils vont le dévorer... Père ! je ne suis pas mauvais, je t'en supplie, donne-moi l'élixir qui rend invincible, ne me punis pas ! Père, s'il te plait,
reconnais-moi ! Maman ? Papa ? Lumière. Karl est debout. Il tient dans ses bras le sac.
C'est fait. Tout est là.
Monsieur, voici la dernière mensualité que je vous dois. K. K.
Noir. Lumière.
Monsieur, j'ai bien reçu votre lettre. Vous parlez encore de 1000 billets que je vous dois. Sûrement une erreur. Merci de rectifier.
Noir. Lumière. Karl lit.
"le prix initial ne comprend pas l'appointement de 3,2 % versé à l'agence, l'assurance annulatoire prévisionnelle, ainsi que le forfait compensatoire à un taux de 17 % par année de remboursement."
Absurde ! Et pourtant vrai. Il faut payer. 1000 billets à rajouter.
Noir.
ils crient tombent en pluie à travers ma gorge s'accrochent à mes artères mes nerfs s'allongent comme des cordes mon corps est un océan de sang où nagent les vivants...
Faible lumière. Karl dialogue avec une pomme de terre.
- Bonsoir Karl. - Bonsoir. Qui es-tu ? - Je suis... le Diable. - Ah. D'accord. - Karl ? - Oui, diable ? - Je suis venu te demander quelque chose, quelque chose que j'aime beaucoup et que tu as avec toi. - D'accord. - Tu sais quelle est cette chose ? - Mon âme ? - Oui, ton âme. C'est très bien, Karl. - Oui. Qu'est-ce qu'une âme, diable ? - Une âme ? Pas grand chose. Un nuage, de l'air, rien d'important. - D'accord. On peut vivre sans ? - Bien sûr. Sans âme, on vit, on vit très bien. La preuve, moi. Je suis bien, calme, lointain, je traverse le temps, parallèle au monde, aux choses... tiens ! comme si j'étais assis dans un train. Ah ! se tenir immobile à angle droit, voir le monde dans un
rectangle, agiter la tête mollement, se repaître de sa propre odeur, observer des reflets morts, vibrer par le fond..! - Pourquoi veux-tu mon âme, diable ? - Eh bien... elle me plaît. Elle m'amuse. Elle me dépasse... Combien en veux-tu ? Il te faut cet argent, Karl... Fais ton prix. - Euuuuh... Rien. - Comment ? Pauvre idiot ! Allons, ce n'est qu'une âme, donne-la moi ! - C'est mon âme, ne touche pas, d'accord ? - Ecoute, que veux-tu ? dis-moi. Jeunesse éternelle ? Gloire ? Infini Pouvoir ? - Merci, au revoir ! - Attends ! Dis-moi, Karl, pourquoi veux-tu garder ton âme ? - Elle me tient chaud.
Noir. Karl allume une bougie.
SEXE : madame O, collectionneuse. 1 000 billets.
Monsieur, voici mon solde. Adieu. Kraft.
Karl disparaît dans l'ombre. La lueur de la bougie éclaire encore la pièce. Elle approche. Je suis tranquille. Je respire très légèrement. Ma peau se fend tout le long du dos. Je me contracte doucement, plusieurs fois. La voici. Ecoute. Je me dilate. Ma peau glisse sur mon ventre, tombe à mes pieds. Je dégage mes membres, délicatement. Mon corps mou et chiffonné se libère. La voici. Elle vient. Je redresse la tête.Veux-tu la voir, maintenant ? Es-tu prêt ? Les femmes sont meilleures que nous, elles nagent dans le vent et frôlent nos fronts brûlants. Es-tu prêt, maintenant ? Elle vient à toi.Mademoiselle Angela.
Musique. Karl apparaît, vêtu d'une robe étincelante, ornée de deux ailes immenses. Il s'avance, puis fait le tour de la scène, très lentement, jusqu'à revenir au centre. Il s'approche de la bougie.
Je t'aime, Sam.
Il danse autour de la flamme, les ailes déployées.
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