Roland Barthes, du séminaire au cours / Roland Barthes, gardien de but
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Description


Le 7 janvier 1977, Roland Barthes prononce sa leçon inaugurale au Collège de France. C’est dans ce lieu prestigieux qu’il exercera désormais son activité d’enseignant, jusqu’à sa mort en 1980. Pendant ces quatre années, qui sont comme le sommet de sa carrière universitaire, Barthes donne trois cours : le premier, dès 1977, est consacré au Comment vivre ensemble ; le second, l’année suivante, porte sur Le Neutre ; quant au dernier, La Préparation du roman, il se déroule sur deux années, de 1979 à 19801. Auparavant, c’est-à-dire depuis 1960, Barthes a travaillé comme chef de travaux, puis directeur de recherche à l’École pratique des hautes études (EPHE). Dans cet autre lieu marginal de l’université française, creuset et emblème de ces vingt glorieuses (1960-1980) si importantes pour les sciences humaines, Barthes a trouvé l’institution qui lui a permis de concevoir bon nombre de ses livres. Le dernier séminaire, consacré en 1975 et 1976 au Discours amoureux, donnera naissance aux célèbr
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Langue Français

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Roland Barthes, gardien de but J'adore Roland Barthes. J'en fais pourtant une lecture assez parcellaire : je saute tout passage contenant des mots jargonnants, des "mta", "infra" ou "para". Voire "langue", "langage", "criture", "texte". Bref, j'aime la ponctuation chez Roland Barthes (c'est dans les petits dtails comme a que l'on est snob ou pas)(comme si parler de Barthes le jour de l'an ne suffisait pas). Plus srieusement, quand je lis ses oeuvres, je plisse les yeux comme si j'tais devant ces images o, force de contorsions orthoptiques, l'on finit par voir apparatre une figure en relief. Ou comme un adolescent des annes 1980 tentant de voir un porno sur Canal + en crypt. J'y trouve des merveilles, des bribes, des lans, des rapprochements qui me ravissent, bien qu'ils puissent sans doute paratre quelque peu secondaires ou anecdotiques aux thoriciens. J'imagine que Barthes n'en serait pas offusqu. Lui mme n'a-t-il pas pass son temps identifier divers types de lecture ? Barthes n'aurait peut-tre pas t trs heureux comme prof au collge. C'est mme certain (je l'imagine effondr s'il avait lu "nique ta mre" sur une table). Quand on pense aux angoisses qu'il a prouves passer de l'Ecole (des Hautes Etudes) au Collge (de France), on imagine mal de le retrouver, si sensible, dans le maelstrm collgien. Pourtant, quand je suis en cours, il n'y a pas un jour o je ne pense pas lui. C'est mon pdago-rgulateur (d'autres ont Ferdinand Buisson, Jules Ferry, Jacques Rancire, etc...). Ce que je lis dans ses livres, ce que je comprends de sa mthode, de son approche de la culture, du prsent, c'est prcisment ce qui me semble tre au coeur du mtier de professeur tel que je le conois. Cet quilibre entre le sublime et le quotidien, entre les dieux et le catch, entre les oeuvres et la vie, entre les vers de Racine et la rponse de la boulangre, c'est, mes yeux, celui que nous devrions trouver dans les programmes, dans les grands textes d'orientation (on est loin des dix comptences), dans la formation des professeurs, dans nos cours, dans nos journes, dans nos espoirs. C'est une ligne de conduite. Sans passer par la case smiologie, post-structuralisme ou autres, il s'agit seulement de s'inspirer de l'lgance, de l'attention et de l'rudition vive qui manent de son oeuvre. De s'imprgner de son rapport au monde qui nous confre de la curiosit, de l'enthousiasme, de la dlicatesse, de la libert, de la mlancolie, de l'obsession. Orlando pdago ! Oh ! Dix choses, entre mille, chez Barthes qui le rendent profondment aimable (pour fter le jour de l'an) (encore plus snob que tout l'heure) : 1) Sa boulangre se plaint du temps. Il ajoute que la "lumire est belle". Elle reste interloque. "Voir la lumire relve d'une sensibilit de classe" : "rien de plus culturel que l'atmosphre, rien de plus idologique que le temps qu'il fait". Je l'imagine pensif, sortant de la boutique avec sa baguette sous le bras.
2) Sa description de l'ennui panique, allant jusqu' la dtresse, qui le saisit lors des runions, des confrences, des colloques. Le jour de la pr-rentre m'est si insupportable avec ses runions vaines et interminables que cela me donne de l'nergie pour faire cours pour au moins trois mois. 3) La parenthse dans cette phrase : " dans l'enfant, je lis corps dcouvert l'envers noir de moi-mme, l'ennui, la vulnrabilit, l'aptitude aux dsespoirs (heureusement pluriels), l'moi interne, coup pour son malheur de toute expression". J'aime quand Barthes est touchant et marrant (cabotin ?). 4) Son article sur l'"effet de rel" qui a pour point de dpart un baromtre pos sur un piano dans Un coeur simple de Flaubert. "Nous sommes le rel !" Un non, en mauvais tat de prfrence, aide faire cours. Nous y sommes ! 5) Cette distinction, reprise de Michelet, entre Guelfes et Gibelins, plus pertinente que celle entre rpublicains et pdagos : "Guelfes : Franais lgiste, scribe, homme de la loi, du formulaire, de la Raison, l'intellectuel (qui investit dans les ides) / Gibelins (parti de Dante) : dvotion fodale de l'homme l'homme, de sang sang (cf Marc Bloch) qui investit dans des sujets humains plus que dans des ides." 6) Son got pour le fragment, l'criture courte. Schumann " a multipli dans ses oeuvres les intermezzi : tout ce qu'il produisait tait finalement intercal : mais entre quoi et quoi ? Que veut dire une suite pure d'interruptions ?" Que raconte un blog ? Que dessine l'ensemble de nos cours et de nos tempraments ? 7) "J'en viens alors me demander si la belle et touchante iconographie de l'Abb Pierre n'est pas l'alibi dont une bonne partie de la nation s'autorise, une fois de plus, pour substituer impunment les signes de la charit la ralit de la justice." A quoi ressemblera l'iconographie de la morale laque ? (voir aussi son analyse de la "mollesse des grands mots"). 8) L'invention du nologisme " bathmologie" (science des degrs). Un bon cours devrait circuler en bathmobile. Pour que les lves s'approprient les connaissances qu'on leur transmet, il faut leur donner les degrs intermdiaires entre notre monde, nos reprsentations et ce qui est enseign. Il nous faut secouer les vnements les faits, pour leur montrer toutes les fragrances, les facettes qu'ils reclent. 9) L'ide que le th et le whisky sont des breuvages dgueulasses mais qu'on les chrit car ce sont des "boissons-heures". Le caf infect de la machine de la salle des profs sert ponctuer nos journes, inscrire des espaces de libert entre deux cours (cela ne fonctionne plus avec une capsule Nespresso). 10) L'inscription qu'il a opre au patrimoine de la littrature, bien malgr lui, post-mortem, de la
"camionnette de blanchisserie" (qui l'a renvers et tu), transforme pour l'occasion en syntagme fig (comment je parle !) Bonne anne tous ! Produit driv de Roland Barthes J'adore Roland Barthes. J'en fais pourtant une lecture assez parcellaire : je saute tout passage contenant des mots jargonnants, des "mta", "infra" ou "para". Voire "langue", "langage", "criture", "texte". Bref, j'aime la ponctuation chez Roland Barthes (c'est dans les petits dtails comme a que l'on est snob ou pas)(comme si parler de Barthes le jour de l'an ne suffisait pas). Plus srieusement, quand je lis ses oeuvres, je plisse les yeux comme si j'tais devant ces images o, force de contorsions orthoptiques, l'on finit par voir apparatre une figure en relief. Ou comme un adolescent des annes 1980 tentant de voir un porno sur Canal + en crypt. J'y trouve des merveilles, des bribes, des lans, des rapprochements qui me ravissent, bien qu'ils puissent sans doute paratre quelque peu secondaires ou anecdotiques aux thoriciens. J'imagine que Barthes n'en serait pas offusqu. Lui mme n'a-t-il pas pass son temps identifier divers types de lecture ? Barthes n'aurait peut-tre pas t trs heureux comme prof au collge. C'est mme certain (je l'imagine effondr s'il avait lu "nique ta mre" sur une table). Quand on pense aux angoisses qu'il a prouves passer de l'Ecole (des Hautes Etudes) au Collge (de France), on imagine mal de le retrouver, si sensible, dans le maelstrm collgien. Pourtant, quand je suis en cours, il n'y a pas un jour o je ne pense pas lui. C'est mon pdago-rgulateur (d'autres ont Ferdinand Buisson, Jules Ferry, Jacques Rancire, etc...). Ce que je lis dans ses livres, ce que je comprends de sa mthode, de son approche de la culture, du prsent, c'est prcisment ce qui me semble tre au coeur du mtier de professeur tel que je le conois. Cet quilibre entre le sublime et le quotidien, entre les dieux et le catch, entre les oeuvres et la vie, entre les vers de Racine et la rponse de la boulangre, c'est, mes yeux, celui que nous devrions trouver dans les programmes, dans les grands textes d'orientation (on est loin des dix comptences), dans la formation des professeurs, dans nos cours, dans nos journes, dans nos espoirs. C'est une ligne de conduite. Sans passer par la case smiologie, post-structuralisme ou autres, il s'agit seulement de s'inspirer de l'lgance, de l'attention et de l'rudition vive qui manent de son oeuvre. De s'imprgner de son rapport au monde qui nous confre de la curiosit, de l'enthousiasme, de la dlicatesse, de la libert, de la mlancolie, de l'obsession. Orlando pdago ! Oh ! Dix choses, entre mille, chez Barthes qui le rendent profondment aimable (pour fter le jour de l'an) (encore plus snob que tout l'heure) : 1) Sa boulangre se plaint du temps. Il ajoute que la "lumire est belle". Elle reste interloque. "Voir la
lumire relve d'une sensibilit de classe" : "rien de plus culturel que l'atmosphre, rien de plus idologique que le temps qu'il fait". Je l'imagine pensif, sortant de la boutique avec sa baguette sous le bras. 2) Sa description de l'ennui panique, allant jusqu' la dtresse, qui le saisit lors des runions, des confrences, des colloques. Le jour de la pr-rentre m'est si insupportable avec ses runions vaines et interminables que cela me donne de l'nergie pour faire cours pour au moins trois mois. 3) La parenthse dans cette phrase : " dans l'enfant, je lis corps dcouvert l'envers noir de moi-mme, l'ennui, la vulnrabilit, l'aptitude aux dsespoirs (heureusement pluriels), l'moi interne, coup pour son malheur de toute expression". J'aime quand Barthes est touchant et marrant (cabotin ?). 4) Son article sur l'"effet de rel" qui a pour point de dpart un baromtre pos sur un piano dans Un coeur simple de Flaubert. "Nous sommes le rel !" Un non, en mauvais tat de prfrence, aide faire cours. Nous y sommes ! 5) Cette distinction, reprise de Michelet, entre Guelfes et Gibelins, plus pertinente que celle entre rpublicains et pdagos : "Guelfes : Franais lgiste, scribe, homme de la loi, du formulaire, de la Raison, l'intellectuel (qui investit dans les ides) / Gibelins (parti de Dante) : dvotion fodale de l'homme l'homme, de sang sang (cf Marc Bloch) qui investit dans des sujets humains plus que dans des ides." 6) Son got pour le fragment, l'criture courte. Schumann " a multipli dans ses oeuvres les intermezzi : tout ce qu'il produisait tait finalement intercal : mais entre quoi et quoi ? Que veut dire une suite pure d'interruptions ?" Que raconte un blog ? Que dessine l'ensemble de nos cours et de nos tempraments ? 7) "J'en viens alors me demander si la belle et touchante iconographie de l'Abb Pierre n'est pas l'alibi dont une bonne partie de la nation s'autorise, une fois de plus, pour substituer impunment les signes de la charit la ralit de la justice." A quoi ressemblera l'iconographie de la morale laque ? (voir aussi son analyse de la "mollesse des grands mots"). 8) L'invention du nologisme " bathmologie" (science des degrs). Un bon cours devrait circuler en bathmobile. Pour que les lves s'approprient les connaissances qu'on leur transmet, il faut leur donner les degrs intermdiaires entre notre monde, nos reprsentations et ce qui est enseign. Il nous faut secouer les vnements les faits, pour leur montrer toutes les fragrances, les facettes qu'ils reclent. 9) L'ide que le th et le whisky sont des breuvages dgueulasses mais qu'on les chrit car ce sont des "boissons-heures". Le caf infect de la machine de la salle des profs sert ponctuer nos journes, inscrire des espaces de libert entre deux cours (cela ne fonctionne plus avec une capsule
Nespresso). 10) L'inscription qu'il a opre au patrimoine de la littrature, bien malgr lui, post-mortem, de la "camionnette de blanchisserie" (qui l'a renvers et tu), transforme pour l'occasion en syntagme fig (comment je parle !) Bonne anne tous ! Cette entre a t publie dans Cinma, collge, avec comme mot(s)-clef(s) barthes, Collge, mythologie, smiologie. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien Roland Barthes, du sminaire au cours magistral Roland Barthes, from Seminar to Lecture Roland Barthes ? sein Wechsel von der Privat ? zur ffentlichen Vorlesung Roland Barthes, del seminario a la clase ex ctedra Claude Coste p. 139-160 Rsum | Index | Plan | Texte | Notes | Citation | Auteur Rsums FranaisEnglishDeutschEspaol Que se passe-t-il quand Barthes quitte son sminaire de l?cole pratique des hautes tudes pour un cours magistral au Collge de France ? La relation affective est essentielle Barthes pour mener sa recherche et rdiger ses livres ; mais toute proximit appelle aussi une forme de distance, sans laquelle la cration est impossible. Les cours au Collge de France rompent cet quilibre instable. On rflchit ici aux relations complexes qui s?instaurent entre vie et enseignement, enseignement et criture, professeur et public, en fonction du lieu et de l?espace. Haut de page Entres d?index Mots-cls :Barthes (Roland), Collge de France, cours magistral, Ecole pratique des hautes tudes, enseignement suprieur, littrature (matire enseigne) Gographie :France, Paris Chronologie :XXe sicle (aprs 1958) Haut de page
Plan I ? De l?cole au Collge? II ? La distance convenable III ? Proxmie IV ? La distance convenable, 2 Haut de page Texte intgral PDF 229kSignaler ce document Texte intgral en libre accs disponible depuis le 01 janvier 2013. 1 Les notes de cours sont publies au Seuil sous la direction d?ric Marty : Comment vivre ensemble, (...) 1Le 7 janvier 1977, Roland Barthes prononce sa leon inaugurale au Collge de France. C?est dans ce lieu prestigieux qu?il exercera dsormais son activit d?enseignant, jusqu? sa mort en 1980. Pendant ces quatre annes, qui sont comme le sommet de sa carrire universitaire, Barthes donne trois cours : le premier, ds 1977, est consacr au Comment vivre ensemble ; le second, l?anne suivante, porte sur Le Neutre ; quant au dernier, La Prparation du roman, il se droule sur deux annes, de 1979 19801. Auparavant, c?est--dire depuis 1960, Barthes a travaill comme chef de travaux, puis directeur de recherche l?cole pratique des hautes tudes (EPHE). Dans cet autre lieu marginal de l?universit franaise, creuset et emblme de ces vingt glorieuses (1960-1980) si importantes pour les sciences humaines, Barthes a trouv l?institution qui lui a permis de concevoir bon nombre de ses livres. Le dernier sminaire, consacr en 1975 et 1976 au Discours amoureux, donnera naissance aux clbres Fragments d?un discours amoureux, qui paraissent en 1977, c?est--dire l?anne mme o Barthes donne son premier cours au Collge de France. Le passage d?une pratique enseignante la rdaction d?un livre est une constante dans le monde universitaire, particulirement quand le professeur-crivain exerce dans un tablissement de pointe, comme l?EPHE ou le Collge de France. En aval comme aboutissement du processus de recherche, le livre trouve galement sa place en amont de l?entreprise intellectuelle. Rflchissant, dans son sminaire sur le Discours amoureux , la lgitimit de sa position nonciatrice, Barthes reconnat que son autorit se fonde sur ses publications. la fois cause et consquence, souvenir et devenir de la parole professorale, le livre donne tout son sens l?enseignement. I ? De l?cole au Collge? 2 Dans la dernire sance de son sminaire sur le Discours amoureux, Barthes parle de son passage de (...) 3 On se reportera deux articles de Barthes consacrs l?enseignement : crivains, intellectuels (...) 2On voudrait dans cet article s?intresser au passage d?un espace l?autre2 ? avec, solidement install l?horizon, le livre comme devenir de toute l?activit barthsienne. Qu?est-ce qui se joue en 1977, quand le professeur change la fois de parole et de lieu ? La comparaison met en vidence un
ensemble de problmatiques essentielles pour comprendre tant l??uvre de Barthes que les enjeux de la communication enseignante. On se propose, pour rpondre la question, d?tablir une double articulation : articulation d?un contenu (le Discours amoureux ou le Comment vivre ensemble) et d?un contenant (le cours ou le sminaire), articulation de deux types d?enseignement, le premier confin dans l?espace clos du sminaire, le second ouvert sur l?espace plus anonyme du Collge de France3. 4 Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1962. 3Apparemment, dans ce changement de vie et de dcor, il ne se passe rien de bien fondamental. La dernire sance du sminaire se conclut par une opposition entre la mthode et la culture , que Barthes emprunte Deleuze lecteur de Nietzsche4. la mthode comme art du marcher droit, qui concerne la science et la dissertation, Barthes prfre la culture ou la paideia, dmarche drivante, digressive, plus proche de l?essai que des contraintes d?une pense positiviste. Cette opposition, Barthes la reprend telle quelle au dbut de la premire sance du Comment vivre ensemble et, malgr le changement de lieu, continue revendiquer en faveur d?une recherche smiologique plus proche du romanesque que du savoir objectif. Mme permanence en ce qui concerne le type d?nonciation : au sminaire comme en cours, Barthes opte pour la mme parole magistrale, laissant peu de place au dialogue direct avec les tudiants. Il faut, certes, distinguer deux types de sminaires l?EPHE : le sminaire restreint, o Barthes coute et commente les exposs de ses doctorants, et le sminaire largi, qui s?apparente un cours magistral. S?il ne reste, semble-t-il, aucune trace du sminaire restreint, les notes du sminaire largi laissent deviner une pratique monologique de l?enseignement. C?est que, pour Barthes, le dialogue ne passe pas forcment par un change de paroles : en travaillant pour quelqu?un, en concevant le cours l?intention de ses auditeurs, le professeur inscrit le destinataire au c?ur de la recherche, sans passer ncessairement par des changes verbaux qui se rvlent souvent illusoires. 5 Voir Claude Coste, Barthes moraliste, Villeneuve-d?Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 19 (...) 4Dernier point commun formel entre l?cole et le Collge, les notes de cours se prsentent toutes de la mme manire, semi-rdiges, toujours claires, tant sur le plan de la graphie que de la comprhension littrale. Du sminaire au cours, le manuscrit crit l?encre bleue vaut comme une partition que le professeur interprte scrupuleusement, sans y apporter de grandes modifications, comme en tmoigne l?enregistrement des cours au Collge de France. Si l?on se place, enfin, sur le plan du contenu, le passage de l?cole au Collge n?instaure aucune rupture sensible dans les proccupations de Barthes. Du Discours amoureux, c?est--dire du tte--tte langagier du sujet amoureux et de l?objet aim, au Comment vivre ensemble comme rflexion sur la vie collective, c?est toujours, reprise et module, la mme interrogation qui court sur l?homme et la sociabilit5. Bref, de l?cole au Collge, Barthes continue sa carrire sans rien modifier dans sa manire d?enseigner et de penser. Mais, comme on le sait, les apparences sont souvent trompeuses.
II ? La distance convenable 6 Sminaire sur le Discours amoureux, sance du 19 janvier 1976, op. cit., p. 452. 5Pour dbloquer la situation, le mieux est dans doute de passer par les porcs-pics. Quasiment absent de la vie intellectuelle, le porc-pic gagne ses lettres de noblesse grce la double intercession de Schopenhauer et de Freud, qui en font le sujet d?un petit apologue. Dans son sminaire sur le Discours amoureux, Barthes reprend avec humour cette histoire d?hiver et de piquants : les porcs-pics, souffrant du froid, se rapprochent les uns les autres, se piquent, s?loignent et recommencent ce processus cyclique sans qu?on puisse prvoir la fin de ce petit ballet. Et Barthes de conclure : ces alternatives de rapprochement et d?loignement durrent jusqu? ce qu?ils aient trouv une distance convenable o ils se sentirent l?abri des maux 6. On ne saura jamais rien de la solution concrte trouve par les porcs-pics, mais la leon n?est pas tombe dans l?oreille d?un sourd. C?est assurment en rflchissant la notion de distance ? et tout particulirement de distance convenable ? que l?on trouvera le moyen de caractriser les types d?enseignement, de distinguer le sminaire et le cours magistral. En effet, si la question de la distance concerne toutes les formes de sociabilit, elle revt une importance particulire dans les salles de classe, comme dans les amphithtres o cohabitent longuement professeurs et tudiants. 7 Nulle rgle dfinitive cependant chez lui : fascin par Jean Genet, Barthes n?crira rien ou presq (...) 6Vritable critre pour valuer ou tout au moins pour dcrire les diffrents types d?changes intellectuels, la distance est une ralit complexe qui touche aux domaines les plus divers. Toute relation pdagogique, quels que soient le niveau ou l?ge des participants, suppose une distance qui est la fois concrte et mtaphorique, gographique et morale. la distance physique qui s?tablit entre le professeur et ses tudiants, s?ajoute une autre forme de distance, lie l?ethos du professeur. Plus ou moins proche physiquement de ses tudiants, le professeur se signale galement par son attitude et sa disponibilit, tout en sachant que distance et proximit entretiennent une relation dialectique complexe, l?enseignant le plus distant n?tant pas forcment le moins proche ! cette premire distance, topique et thique, il convient d?ajouter la distance convenable qui doit s?instaurer entre le chercheur et l?objet de sa recherche. quelle distance le spectateur doit-il se tenir du spectacle ? Barthes ne rechignait pas travailler sur commande, crivant un article sur un sujet ou un auteur qui ne lui disait rien et qu?il investissait peu peu. Il n?aimait gure Racine : dans le Sur Racine, il comble la distance, investit peu peu l?univers du tragique franais pour en donner une lecture personnelle, qui entretient des rapports trs troits avec certaines problmatiques de Fragments d?un discours amoureux7. Aprs les tudiants et le matriau, une troisime et dernire distance concerne la position du professeur l?gard de sa propre subjectivit. quelle distance dois-je me tenir de moi-mme ? Le ncessaire oubli de soi, l?asctisme de l?loignement fondent un imaginaire de l?objectivit plus proche de la mthode que de la culture , telles que Barthes les a dfinies l?intersection de son sminaire et de son cours. 7Si l?on applique ces considrations sur la distance ? spatiale, intellectuelle et affective ? aux diverses formes d?enseignement et de recherche, les diffrences, criantes, sont mme de distinguer des
pratiques que tout semblait rapprocher. Dans le sminaire, surtout l?EPHE, la distance est rduite : directement confront un public restreint de jeunes chercheurs curieux de nouveauts thoriques, le professeur entretient avec son auditoire une proximit et une connivence qui rappellent le laboratoire, le cnacle ou la chapelle. Inversement, le livre impose une distance incommensurable entre les deux partenaires. Mme s?il peut concevoir ou fantasmer son lectorat, l?crivain-chercheur ne sait rien du lecteur particulier qui reoit le message : toute publication abandonne le livre en direction d?un destinataire incertain. 8Entre ces deux ples extrmes, le cours magistral occupe une position intermdiaire. L?amphithtre du Collge de France mnage une relle distance entre la chaire et la salle. Le statut trs particulier de l?tablissement (ni examen, ni inscriptions), la diversit et la labilit d?un public compos d?tudiants, de curieux ou de mondains distendent les liens institutionnels qui relient le professeur son auditoire. Contrairement aux autres enseignants, le professeur du Collge de France n?est tenu rien pour personne ? ou plutt est simplement tenu de parler en public le prsent de sa recherche. Mais, contrairement au livre qui exclut toute communication directe, le cours maintient un contact immdiat avec l?auditoire, qui s?offre au regard du professeur et dont la prsence influe sur l?nonciation du cours. Du sminaire comme espace de connivence au livre comme comble de la distance, en passant par l?tape intermdiaire du cours magistral, on se trouve confront une belle progression qui donne au cours le pas sur le sminaire et le transforme en antichambre du livre. 9Mais pour sduisante qu?elle soit, cette belle progression ne tient pas un instant devant l?examen des faits. Le cours serait-il plus proche du livre ? Barthes a pu le laisser croire quand il dfinissait le sminaire comme un simple lieu d?exprimentation : 8 Sminaire sur le Discours amoureux, sance du 8 janvier 1976, op. cit., p. 320. Je voudrais rappeler d?abord que tout sminaire de l?cole est un sminaire de recherche : c?est la dfinition de l?cole. Le directeur d?tudes expose ce qu?il est en train de chercher, de travailler. Il s?agit d?un travail au prsent, sans recul, sans rtroactivit, sans protection, sans filet : d?une production, plus que d?un produit. C?est la raison pour laquelle je suis attach ma profession, qui est de faire des sminaires : pratique qui ne se justifie que de se situer hors de l?criture comme Monument8. 9 ?uvres compltes, op. cit., t. V. 10Mais, en contradiction avec une telle profession de foi, le sminaire aboutit souvent la rdaction d?un livre, que la publication constitue invitablement comme un monument livr la consommation des lecteurs. l?inverse, contrairement cette fausse logique de la distance, le cours magistral n?est gure productif sur le plan ditorial. Des quatre annes passes au Collge de France, Barthes ne publiera, en tout et pour tout, que la belle confrence Longtemps je me suis couch de bonne heure 9. Comment expliquer une situation aussi radicale, qui oppose le sminaire comme creuset de l?criture et le cours
comme parenthse purement pdagogique dans la production intellectuelle de Barthes ? Une premire rponse s?impose mme si l?vidence du fait n?claire en rien l?opacit des causes : le livre, comme comble de la distance, a besoin du sminaire comme comble de la proximit. Nous ne sommes pas trs loin du va-et-vient des porcs-pics? III ? Proxmie 10 Le cours est organis en diffrents traits , brefs chapitres classs par ordre alphabtique. (...) 11Au commencement donc, la proximit du sminaire. Ou plutt sa proxmie, pour reprendre un terme dvelopp dans un des traits 10 du Comment vivre ensemble. Traduit de l?anglais proxemics, appartenant au vocabulaire de la sociologie, le mot proxmie dsigne l?espace qui se trouve porte de la main, l?aire d?activit lie telle ou telle situation de la vie (Barthes donne plusieurs exemples : le bureau de travail ou les alentours du lit). La proxmie renvoie donc un espace dfinitionnel qui cerne le sujet et lui permet de se constituer, au moins ponctuellement, par ses activits et ses attributions. Cette relation d?un sujet sa priphrie n?est pas nouvelle chez Barthes. Dj dans Roland Barthes par Roland Barthes, le fragment Le cercle des fragments proposait une apprhension identique de la subjectivit. Comment l?individu se peroit-il ? Au centre du cercle, l?crivain incapable de s?apprhender comme une plnitude ne se signale que par les fragments qu?il produit et qu?il dispose autour de lui. Un autre passage, le clbre J?aime, je n?aime pas ne dit pas autre chose : le sujet, l encore bien incapable de se dfinir en essence, se contente d?numrer la liste de ses gots et dgots afin de dessiner autour de lui le cercle de tous ses attributs. 11 Le Neutre, op. cit., p. 121. 12Dans cette qute de soi-mme, les figures de style privilgies sont tantt la mtaphore, tantt la mtonymie. C?est un cheminement mtaphorique que renvoie le portrait chinois (ou portrait par comparaison : Si c?tait une saison, ce serait? ) dans un passage du cours sur le Neutre o Barthes rflchit la subjectivit11. Mais dans l?ensemble, c?est la mtonymie qui domine, puisque la proxmie dfinit l?individu par ce qui dpend de lui. Apprhend moins par la ressemblance que par la tension, le sujet barthsien existe lui-mme dans le champ relationnel d?un espace qui n?est pas son image, mais sa disposition. 13Mais dans l?enseignement comme dans la vie, la proxmie ne se limite pas aux objets constituant le dsordre singulier d?un individu. Plus que le stylo, le livre ou le morceau de craie, plus que le trajet qui conduit de la chaire au tableau, ce sont bien sr les tudiants qui balisent l?espace dans lequel le professeur se constitue comme enseignant. On peut le dire autrement : pour Barthes, toute subjectivit passe par une intersubjectivit, se constitue dans l?espace relationnel de deux sujets qui se dfinissent l?un par l?autre, non en essence, mais en action. Tout cela conduit un beau truisme : l?espace proxmique du sminaire dfinit le sujet Barthes comme un enseignant entour de ses tudiants, comme il l?tait tout l?heure par le cercle des fragments. Mais ce truisme, qui ne dit rien de la singularit qui s?instaure entre des tres rassembls par le mme projet de recherche, ne fait que dplacer la question.
Quelle identit particulire le sminaire, comme espace proxmique, assure-t-il au professeur Roland Barthes ? 12 Sminaire sur le Discours amoureux, sance du 8 janvier 1976, op. cit., p. 329. 13 Sminaire sur le Discours amoureux, sance du 8 janvier 1976, op. cit., p. 326. 14 Sminaire sur le Discours amoureux, sance du 8 janvier 1976 : Plusieurs demandes d?inscription (...) 14Comme toute forme de sociabilit, le sminaire instaure des relations htrognes et complexes. La figure de l?autre que constituent les tudiants se montre dans toute son ambivalence, la fois objet d?attention et source de menace pour le professeur qui s?expose au moment mme o il expose. Faisant le point au dbut de la seconde anne, Barthes revient sur les nombreux lapsus qui ont maill son cours l?anne prcdente et qui rvlent, selon lui, l?motion de celui qui volue en pleine lumire dans l?espace restreint de la proxmie12. De faon gnrale, un sminaire l?EPHE impose au professeur, dans les annes 1970, de sacrifier la demande thorique d?un public avide de nouveauts. Cette obligation quasi consubstantielle aux murs et aux chaises de l?institution pse lourdement sur Barthes au moment o ses propres pratiques l?loignent de ce surmoi de thorisation qui caractrise ces annes. L?importance des problmatiques freudiennes, dans le sminaire, s?explique autant par la ncessit de recourir au seul discours moderne prenant en charge le Discours amoureux que par la volont de rpondre la demande, plus ou moins claire, de nombreux tudiants. De mme, la prsence insistante de Lacan doit beaucoup au prestige dont jouissait alors le clbre psychanalyste, mme si Barthes avoue, par ailleurs, trouver sa terminologie solante 13. Au moment o Barthes chappe au dmon de la thorie , la proxmie du sminaire pse sur lui comme la rgle monastique sur un moine qui perdrait la foi14. 15Mais, malgr les risques de la dception ou du malentendu, la proximit des tudiants, la dfrence affectueuse du public finissent par contrebalancer le mauvais ct des choses. Barthes aime manifestement enseigner dans cette configuration pdagogique. Au moment de faire ses adieux l?auditoire de l?cole, le professeur trouve les mots pour manifester son affection l?gard de ceux qui l?ont accompagn sur le long terme et dont il espre encore partager l?itinraire : 15 En fait, les premires sances, comme en tmoignent les enregistrements, se sont rvles trs inc (...) 16 Sminaire sur le Discours amoureux, sance du 19 mars 1976, op. cit., p. 552. Quant au Collge, je souhaite que certains d?entre vous, ceux qui le voudront, me fassent l?amiti de m?y suivre : ce sera, je pense plus confortable. Ce qui ne sera pas forcment un bien, car ici l?espace tait inconfortable, mais l?coute, me semble-t-il, moins distante que dans une grande salle de cours o il y a, au fond, une chaire : ici, pas de fond, pas de chaire, et c?est trs important ; le confort de l?inconfort sera perdu, et il y a risque de voir surgir un inconfort du confort15. Votre prsence ce cours de l?anne prochaine m?aiderait beaucoup surmonter le deuil de tout passage, la solitude de toute migration16.
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