Extrait de "Ne me dis pas que tu as peur" - Giuseppe Catozzella
20 pages
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Extrait de "Ne me dis pas que tu as peur" - Giuseppe Catozzella

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Description

Saamiya a la course dans le sang. Enfant, elle promet à son père qu’elle remportera un jour une médaille olympique. Elle s’entraîne dans les ruelles poussiéreuses de Mogadiscio, avec Ali, son meilleur ami, qui lui apprend à se laisser porter par le vent. Les victoires arrivent et se succèdent, mais elles attirent aussi sur elle l’attention des fondamentalistes, dont l’étau se resserre sur le pays. Or, Saamiya est une guerrière : à 17 ans, elle réussit à se qualifier pour les jeux Olympiques de Pékin et devient le symbole des femmes brimées par la charia. Menacée, obligée de courir sous une burqa, elle finit par se rendre à l’évidence : pour défendre ses chances aux J.O. de Londres, il lui faut s’entraîner librement. Commence alors un long et terrible voyage vers l’Europe: 8 000 km de l’Éthiopie au Soudan à travers le désert, puis à la Libye et, de là, aux côtes italiennes.
Pour tirer de l’oubli cette histoire qui a bouleversé le monde entier en 2012, Giuseppe Catozzella choisit de se mettre dans la peau de la jeune athlète somalienne. C’est Saamiya qui, d’une voix douce mais ferme, raconte son combat pour la liberté, mais aussi le destin des innombrables migrants qui tentent chaque jour, dans l’indifférence générale, de rallier l’Occident au péril de leur vie.
Écrivain et journaliste, Giuseppe Catozzella est né à Milan en 1976. Il est l’auteur de deux romans-reportages, à la manière de Gomorra : Espianti (2008) et Alveare (2011).

Informations

Publié par
Publié le 21 mai 2014
Nombre de lectures 93
Langue Français
Poids de l'ouvrage 3 Mo

Extrait

GIUSEPPE CATOZZELLA
« NEME DIS PAS QUE TU AS PEUR»
TRADUITDELITALIEN PARNATHALIEBAUER
ÉDITIONS DU SEUIL e 25, bd Romain-Rolland, Paris XIV
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Le matin où Ali et moi sommes devenus frère et sœur, il faisait une chaleur à mourir et nous nous étions réfugiés dans l’ombre mince d’un acacia. C’était un vendredi, le jour de la fête. La course avait été longue, fatigante, et nous étions tous deux en nage : partis de Bondere, notre quartier, nous avions filé au stade Cons sans nous arrêter. Sept kilomètres en empruntant les ruelles qu’Ali connais-sait comme sa poche, sous un soleil assez brûlant pour faire fondre les pierres. Nés à trois jours d’intervalle, nous avions à nous deux seize ans, huit ans chacun. Nous ne pouvions donc qu’être frère et sœur, Ali avait raison, même si nous venions de deux familles qui n’auraient jamais dû s’adresser la parole, mais qui vivaient dans la même maison, deux familles qui avaient toujours tout partagé.
Nous reprenions donc notre souffle, au frais sous l’acacia, couverts de cette poussière fine et blanche qui
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monte des rues au moindre souffle de vent, quand Ali m’a sorti cette histoire d’abaayo. Les mains sur ses hanches osseuses, serrées dans le short bleu que ses frères avaient porté avant lui, il m’a lancé, encore haletant : «Tu veux être mon abaayo, ma sœur? »Voilà comment ces choses se passent : tu connais quelqu’un depuis toujours et, à partir d’un moment précis, s’il compte pour toi, ce quelqu’un devient ton frère ou ta sœur. Tu es alors liée à lui par un mot pour la vie. Je lui ai jeté un regard de travers sans rien laisser trans-paraître. Puis je lui ai dit : « Seulement si tum’attrapes », avant de m’élancer une nouvelle fois. Vers chez nous. Pour sûr, Ali s’est démené : il m’a rejointe au bout de quelques pas et m’a fait trébucher en tirant sur mon tee-shirt. Nous nous sommes retrouvés par terre, lui dessus, moi dessous, dans la poussière qui collait à notre peau moite et à notre tenue. C’était presque l’heure du déjeuner, et la rue était déserte. Je n’ai pas essayé de me libérer, je n’ai pas résisté. Il s’agissait d’un jeu. Il m’a demandé : «Alors ? »en soufflant son haleine chaude sur mon nez, soudain sérieux. J’ai plissé les paupières, dégoûtée, et j’ai répondu : « Si tu veux être mon frère, il faut que tu m’embrasses. C’est la règle, tu sais.» Ali s’est étiré comme un lézard et m’a collé un baiser humide sur la joue. Il a dit : «AbaayoSœur.. » «Aboowe. »Frère.
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Nous nous sommes relevés, et hop! Nous étions libres, de nouveau libres de courir. Au moins jusqu’à la maison.
Notre maison n’était pas une maison dans le véri-table sens du terme, comme le sont celles des riches, celles qui possèdent tout le confort. Elle était petite, minuscule même. Nous y vivions à deux familles, la mienne et celle d’Ali. Nos logements se faisaient face, de part et d’autre d’une cour que délimitait un muret d’argile. Ma famille habitait à droite, dans deux pièces, une pour mes parents, la seconde pour nous autres, les sept enfants. Les murs, de boue et de ramilles, durcis-saient au soleil. Ces deux pièces étaient séparées par la chambre des propriétaires, la famille d’Omar Sheikh, un homme grand et gros avec une femme encore plus épaisse que lui. Sans enfants, ils vivaient près de la côte et venaient de temps en temps passer la nuit, ce qui assombrissait brusquement nos journées. «Gardez vos blagues et vos plaisanteries pour après-demain», disait Saïd, mon frère aîné, chaque fois qu’il les voyait arriver. Ali, son père et ses trois frères occupaient, quant à eux, une seule pièce, adossée au mur de gauche. Mais, chez nous, l’endroit le plus beau, c’était la cour. Une grande, une immense cour, au fond de laquelle se dressait un énorme eucalyptus. Elle était si vaste que tous nos copains voulaient venir y jouer. Le sol était en terre blanche, cette terre qui, à Mogadiscio, s’introduit partout. Dans les chambres, il y avait bien des nattes
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sous les matelas, mais Saïd et Abdi, mes frères aînés, étaient obligés de les battre tous les quinze jours pour en éliminer le moindre grain de poussière.
La maison, c’était ce gros lard d’Omar Sheikh qui l’avait construite de nombreuses années plus tôt. Autour du majestueux eucalyptus. Il était tombé amoureux de cet arbre devant lequel il passait tous les jours, enfant, il nous l’avait raconté mille fois de sa petite voix ridicule, étranglée. À l’époque, l’eucalyptus était déjà robuste et grand, et il s’était dit : «Je veux une maison à cet endroit. »Puis, comme les affaires périclitaient sous la dictature et que la guerre menaçait, il avait décidé de s’installer dans un endroit plus tranquille et loué ces trois pièces à nos familles. Tout au fond, se trouvait la cabane des toilettes com-munes : un carré minuscule, entouré de gros roseaux et percé au milieu d’un trou nauséabond où nous fai-sions nos besoins. Juste avant, sur la gauche, il y avait la chambre d’Ali. Sur la droite, en face, la nôtre : quatre mètres sur quatre, et sept matelas. Les garçons couchaient au milieu, et nous, les filles, de chaque côté. À gauche, Ubah et Hamdi; à droite, Hodan, ma sœur préférée, et moi. Il y avait aussi, au centre, comme un foyer iné-puisable, l’immanquableferus, la lampe à pétrole sans laquelle Hodan n’aurait jamais pu lire et écrire ses chan-sons jusque tard, ni Shafici, le plus jeune des garçons, s’exhiber dans ses spectacles d’ombres chinoises qui nous faisaient nous tordre de rire tant ils étaient ratés.
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« Danstes spectacles, il y a peu d’ombres et beaucoup d’imagination »,lui disait Saïd. Bref, chaque soir, enfermés tous les sept dans notre petite chambre, nous nous amusions énormément en essayant de ne pas nous faire entendre de nos parents ni de Yassin, le père d’Ali, qui couchait en face avec ses trois frères et lui. À quelques pas de moi. Nés à trois jours d’écart et à quelques pas de distance.
Depuis notre naissance, Ali et moi avions tout partagé. La nourriture comme les toilettes. Ainsi que les rêves et les espoirs qui, d’aprèsaabe, mon père, naissent avec la nourriture et les besoins. Ali a été pour moi une deuxième Hodan, et Hodan un Ali en plus joli. Ali. Nous avons toujours été trois, nous trois, et notre monde était parfait, rien n’aurait jamais pu nous séparer. Même si Ali est un Darod et nous, des Abgal, les deux clans qui s’étaient déclaré la guerre huit semaines avant notre naissance, en mars 1991. Nos mères nous ont couvés, nous les derniers-nés, de même que les clans couvaient la guerre, notre sœur aînée, comme mes parents l’appelaient. Une sœur méchante, oui, mais une sœur qui te connaît sur le bout des doigts, qui sait parfaitement te rendre triste ou heureuse. Vivre dans la même maison était interdit. Nous aurions dû nous détester, comme les autres Darod et Abgal. Mais non. Nous n’en avons toujours fait qu’à notre tête, nourriture et besoins compris.
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Le matin où Ali et moi sommes devenus frère et sœur, nous nous entraînions pour la course dans laquelle s’affrontent chaque année tous les quartiers de Moga-discio. Deux semaines nous en séparaient : une éternité. La course était pour moi l’événement le plus impor-tant de l’année. Un vendredi de fête et de trêve, ce qui explique pourquoi nous pouvions nous promener et courir tranquillement dans les rues de la ville, au milieu de tout ce blanc. À Mogadiscio, tout est blanc. Les bâtiments, criblés d’impacts de balles ou à moitié démolis par les grenades, sont presque tous blancs, gris, ocre ou jaunâtres – clairs, en tout cas. Les maisons les plus pauvres, comme la nôtre, en ramilles et boue, prennent elles aussi la blancheur des rues, qui se dépose sur les façades et partout. Quand on court à Mogadiscio, on est suivi d’un nuage de poussière. Ali et moi produisions deux sillages blancs qui s’estompaient petit à petit en montant vers le ciel. Nous empruntions toujours le même itinéraire, ces rues étaient notre terrain d’entraînement privé. Chaque fois que nous longions les baraques des bars où les vieux jouent aux cartes et boivent dushaat, notre poussière retombait dans leurs verres. Toujours. On le faisait exprès. Ils faisaient mine de se lever pour nous poursuivre, et nous les semions en une seconde en soulevant encore plus de poussière. C’était un jeu, on riait, et eux aussi riaient un peu. Mais il ne fallait pas mettre les pieds n’importe où : le soir, à Mogadiscio, les gens brûlent les ordures dans
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la rue, et, le lendemain matin, les restes carbonisés y sont éparpillés. Jerrycans d’essence, bidons d’huile, morceaux de pneus, peaux de bananes, tessons de bou-teille, etc. Il y avait toujours, au loin, d’innombrables petits tas fumants, de minuscules volcans en éruption. Avant de nous faufiler dans les ruelles les plus étroites qui conduisent à la promenade du bord de mer, nous empruntions Janaral Daud, une avenue à deux voies, recouverte de la terre habituelle et bordée d’acacias. Voir défiler à toute allure l’autel de la Patrie, le Parlement, la Bibliothèque nationale, le tribunal était un vrai plaisir. Des vendeurs ambulants stationnaient devant, avec leurs larges toiles de couleur sur lesquelles ils exposaient leurs marchandises, des tomates et des carottes jusqu’aux essuie-glaces. Entre deux clients, ils somnolaient sous les arbres et nous regardaient comme si nous étions des Martiens. « Oùest-ce que vous courez, sales petits morveux? se moquaient-ils. C’est un jour de fête. Festoyez et calmez-vous ! – On va chez ta femme, gros endormi! »répon-dait Ali. Et il n’était pas rare qu’ils nous lancent dessus une banane, une tomate ou une pomme. Ali s’arrêtait pour les ramasser, puis se sauvait.
La course était, à mes yeux, un événement encore er plus important que le 1juillet, date du départ des colons italiens, notre fête nationale. Évidemment, je voulais la gagner. Mais je n’avais alors
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que huit ans, et il fallait battre des adultes. L’année précédente, je m’étais classée dix-huitième. Je comptais arriver maintenant parmi les cinq premiers. Me voyant aussi motivée, mes parents s’interro-geaient. « Cetteannée aussi, tu vas gagner, Saamiya? »me demandaitaabepapa, avec ironie. Assis sur Yusuf, une chaise de paille, dans la cour, il m’attirait à lui et m’ébouriffait les cheveux de ses mains énormes. Je m’amusais à l’imiter, à glisser mes petits doigts maigres dans la grosse masse de ses cheveux noirs, ou à taper des poings sur sa poitrine, à travers sa chemise de toile blanche. Alors, gigantesque, il m’attrapait et me sou-levait d’un seul bras puis me reposait sur ses cuisses. « Jen’ai encore jamais gagné,aabe. Mais ce jour viendra. – Turessembles à un faon, tu sais ? Tu es mon faon préféré »,disait-il. Mes genoux tremblaient, tandis que sa grosse voix s’adoucissait. «Aabe, je suis rapidecomme unfaon, je nesuis pasfaon… un – Commentcrois-tu battre les plus grands? – Enallant plus vite qu’eux,aabe! Un jour, je serai la plus rapide de Mogadiscio.» Il éclatait de rire. Et, si ma mère,hooyo Dahabo, était dans les parages, elle riait elle aussi. Mais il ajoutait ensuite, soudain mélancolique : «Un jour, bien sûr, petite Saamiya. Un jour… Aabe, certaines choses se savent. Je sais depuis longtemps que je deviendrai une championne. Depuis
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l’âge de deux ans, quand je parlais encore très mal, je le sais. – Tu as de la chance, petite Saamiya. Moi, j’aime-rais juste savoir quand finira cette maudite guerre.» Il me reposait sur le sol puis, brusquement rembruni, se mettait à fixer un point devant lui.
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