Comment vivre avec les drogues ? Questions de recherche et enjeux politiques - article ; n°1 ; vol.62, pg 5-26
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Description

Communications - Année 1996 - Volume 62 - Numéro 1 - Pages 5-26
22 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1996
Nombre de lectures 34
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Mr Alain Ehrenberg
Comment vivre avec les drogues ? Questions de recherche et
enjeux politiques
In: Communications, 62, 1996. pp. 5-26.
Citer ce document / Cite this document :
Ehrenberg Alain. Comment vivre avec les drogues ? Questions de recherche et enjeux politiques. In: Communications, 62,
1996. pp. 5-26.
doi : 10.3406/comm.1996.1932
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1996_num_62_1_1932Alain Ehrenberg
Comment vivre avec les drogues1?
Questions de recherche
et enjeux politiques
Dans un rapport remis en 1978 au président de la République fran
çaise, Valéry Giscard d'Estaing, Monique Pelletier souligne que « la
toxicomanie n'apparaît plus comme une flambée subite, et peut-être pas
sagère, mais comme une donnée permanente avec laquelle il a fallu
apprendre à vivre2 ». En mars 1995, près de vingt ans plus tard, le Rap
port de la Commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie pré
sidée par le professeur Roger Henrion rappelle ce constat et souligne
fortement que « la recherche d'une telle solution visant à "éradiquer la
drogue" n'était pas réaliste et qu'elle ne pouvait servir de guide à l'ac
tion publique. [...] Le véritable enjeu de la politique en la matière est
de tenter de "vivre avec" au moindre coût en termes sanitaires et
sociaux3». C'est donc à un changement d'état d'esprit politique qu'ap
pelle ce rapport commandé en 1993 par le ministre des Affaires sociales,
Simone Veil.
Que signifie « vivre avec » les drogues ? Comment et pourquoi le
faire ? Quels types de régulation politique implique une telle perspect
ive ? objectifs devrait-elle poursuivre ? Quels problèmes doit-elle
gérer? Quels genres de stratégies et de moyens doit-elle mettre en
œuvre ? Mais également de quelles connaissances sur les usages de
drogues et sur les acteurs qui les mettent à disposition des consommat
eurs doit disposer- une telle politique pour avoir quelque efficacité ?
Telles sont les interrogations que les textes de ce numéro explorent. Nous
avons voulu confronter questions de recherches et enjeux politiques dans
une perspective à la fois normative — que faut-il faire ? — et pratique —
comment le faire ?
Ce volume réunit la plupart des contributions au séminaire 1994-1995
du groupement de recherche « Psychotropes, politique, société » du
CNRS. Elles ont un double objectif : 1) mettre en perspective le cas fran
çais en décrivant succinctement les débats sur les drogues illicites et Alain Ehrenberg
les changements dans les régulations politiques dans quelques autres
pays européens (l'Allemagne, la Suisse, l'Italie)4; 2) souligner la nécess
ité, pour mieux comprendre ce que les problèmes de la drogue recou
vrent et poser ce que leurs régulations désignent, d'opérer une
distinction entre trois registres : les politiques, les marchés et les usages.
CRISE DU MODELE FRANÇAIS
DE RÉGULATION DES DROGUES
ET REDÉFINITION DE LA SITUATION DES DROGUES
Pour répondre à ces questions, il est indispensable de définir ce que l'on
entend par « politique de lutte contre la drogue », expression qui n'a, si on
prend un peu de recul, guère d'évidence. Les substances psychoactives
dénommées « drogues » se différencient des autres agissant sur
le système nerveux central par leur caractère illicite. Elles sont interdites
pour des raisons morales (perte de la liberté et de la dignité personnelles),
sanitaires (dangers physiques et psychologiques) et d'ordre public (délin
quance). Une telle politique peut être définie, ainsi que le souligne un autre
rapport officiel remis en 1989 au Premier ministre par Catherine Traut-
mann, « comme la recherche d'un point d'équilibre entre trois impératifs
qui sont le respect des libertés individuelles, la préoccupation de santé
publique et le nécessaire maintien de l'ordre public5 ». Mais c'est là que
les difficultés commencent, car l'équilibre entre ces trois éléments est des
plus difficile à atteindre.
La politique de lutte contre la drogue est née en France avec la loi du
31 décembre 1970 qui étend à l'usage privé l'interdit pénal limité depuis
la loi du 2 juillet 1916 à l'usage public. L'interdit des drogues illicites
a donc vingt-cinq ans. Cette politique se caractérise par un triangle d'or6 :
l'abstinence comme idéal normatif, la désintoxication pour ceux qui ont
subi l'attrait des paradis artificiels, l'éradication des drogues de la société
comme horizon politique. Le législateur a considéré que la société devait
imposer des limites à l'utilisation que chacun peut faire de son propre
corps en contrepartie du droit à la santé et aux soins instaurés par la
Sécurité sociale. Or, il n'est guère habituel de trouver dans la loi pénale
le moyen essentiel de promouvoir une politique de santé publique. Les
parlementaires sont d'ailleurs tout à fait conscients du caractère excep
tionnel de cette loi du point de vue des libertés individuelles, mais,
comme le soulignait Pierre Marcilhacy, rapporteur de la Commission
des lois du Sénat, « le drogué, par seul fait du vice qu'il a adopté ou qui Comment vivre avec les drogues ?
s'est imposé à lui, a perdu une grande partie de son droit à la liberté7 ».
Par ailleurs, l'un des thèmes centraux du débat porte sur l'ordre social :
les drogués cherchent à faire des prosélytes, ils favorisent la constitu
tion de clientèles captives, et portent ainsi atteinte à l'ordre public. Défi
nissant le drogué à la fois comme prisonnier de sa liberté (malgré les
avis pourtant fort nuancés des psychiatres et des policiers entendus
comme experts) et risque pour l'ordre public, la drogue est ainsi tendue
entre trouble mental et délinquance. La loi du 31 décembre 1970 est
une loi de santé publique, dont les articles font partie du Code de santé
publique : elle définit l'usage de drogues à la fois comme problème psy
chopathologique et d'ordre public. D'où l'invention de l'injonction thé
rapeutique, dispositif qui opère un compromis à deux niveaux : d'abord,
entre les deux aspects du problème, dans la mesure où elle permet au
drogué d'échapper aux foudres du pénal par une prise en charge psy
chothérapeutique ; ensuite, entre les deux acteurs qui construisent la loi,
à savoir le ministère de la Justice, qui voulait imposer la pénalisation,
et le ministère de la Santé; qui n'avait aucunement cette visée.
Trois éléments différents se sont combinés pour forger la politique
française de lutte contre les drogues : la culture politique républicaine,
qui imprègne entièrement la loi de 1970 et l'action publique ; les concept
ions du soin par le corps professionnel qui a obtenu le monopole de ges
tion de ces questions ; l'absence de politique de santé publique.
Une culture politique spécifique.
La définition de la drogue est liée à la façon dont la culture
politique républicaine conçoit la citoyenneté. Ce style politique est lié
à une vision générale des rapports État-société en France qui conduit à
employer la loi moins pour réguler des pratiques diversifiées que pour
fixer des interdits et des normes : c'est exactement le cas de la loi de
1970. Elle se situe dans le prolongement de la tradition française de
l'État instituteur du social8 qui implique de subsumer les intérêts par
ticuliers, ceux des personnes et des groupes, dans l'intérêt général qui
s'incarne dans la loi (expression de la volonté générale) et l'action de
l'État : le citoyen met à distance ses intérêts privés. L'État ne connaît
pas les corps intermédiaires, dénaturation de la volonté générale, car la
mise en œuvre de la loi est simple exécution — c'est l'individualisme
français traditionnel. D'où l'ample infrastructure administrative qui doit
former des citoyens, le rôle nodal de l'instituteur et l'importance de la
pédagogie républicaine.
Cette vision pédagogique implique une prégnance des dimensions Alain Ehrenberg
morales : l'émancipation n'est possible que par l'accès à la seule authen
tique individualité qu'est l

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