Créer / faire avec - article ; n°1 ; vol.64, pg 221-247
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Description

Communications - Année 1997 - Volume 64 - Numéro 1 - Pages 221-247
27 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1997
Nombre de lectures 36
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

Mr François Flahault
Créer / faire avec
In: Communications, 64, 1997. pp. 221-247.
Citer ce document / Cite this document :
Flahault François. Créer / faire avec. In: Communications, 64, 1997. pp. 221-247.
doi : 10.3406/comm.1997.1981
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1997_num_64_1_1981François Flahault
Créer / faire avec
Même dans la cuisine, il y a des dieux.
Heraclite
The Grand Babylone Hotel, c'est le titre d'un roman policier que je me
souviens avoir lu lorsque j'étais adolescent. L'hôtel dont il s'agissait était
tout un monde, il avait une face cachée à la découverte de laquelle l'intr
igue entraînait progressivement le lecteur. Un aimable sommelier, un maît
re d'hôtel courtois participaient peut-être, dans l'ombre d'un sous-sol
insoupçonné de la clientèle, à quelque complot criminel. Le talent même
du cuisinier avait quelque chose d'inquiétant. Ce n'était pas devant ses
fourneaux qu'il inventait de nouvelles recettes, mais en s'enfermant dans
sa chambre. La tête dans les mains, il pensait. Il se représentait les
saveurs, il les élaborait et les combinait par la seule . puissance de son
esprit. Un Sherlock Holmes — ou un Arsène Lupin - de l'art culinaire. En
tout cas, mieux qu'un habile artisan : un véritable génie créateur. C'est
du moins ainsi qu'à l'époque où je lisais le roman, dans mon enthousiasme
enfantin pour les figures de toute-puissance, je voyais ce personnage.
Aujourd'hui, si j'envie toujours le degré élevé de son talent, la source
de celui-ci ne me paraît plus aussi magique. Après tout, un musicien qui
a étudié l'harmonie n'est-il pas capable, tout comme ce cuisinier, d'éprou
ver et de comparer la saveur de différentes suites d'accords possibles ?
N'entend-il pas intérieurement la musique qu'il compose et écrit avant
qu'aucun instrument ne l'ait fait résonner dans le monde extérieur ? Et
même, plus banalement, tout être humain qui s'apprête à prendre la
parole n'en fait-il pas autant ? Car il choisit et combine les mots dans sa
tête, et de cette cuisine intérieure il arrive que sortent des plats de paroles
nouveaux et imprévus. On apprécie alors l'à-propos, la fraîcheur ou la
liberté d'esprit, l'imagination ou l'inventivité de celui qui vient de parler.
Cependant, on ne l'applaudit pas en véritable créateur, car on sent bien
221 François Flahault
que le pouvoir dont il vient de faire preuve n'est pas attribuable à lui
seul, mais aussi bien à la vie du langage en lui et a tout ce qui est venu
stimuler cette vie.
J'ai agité des idées de ce genre avec Jean-Marie Schaeffer. Celui-ci — à
cause, pour une part, d'un assez long séjour au Japon - s'intéresse aux
arts réputés mineurs. Nous avons pensé que des personnes qui pratiquent
un art mineur pourraient être plus disposées que d'autres artistes à parler
de leur pratique, sans pour autant placer celle-ci sous l'égide prestigieuse
d'un discours de la création. Je me suis donc mis en tête de rencontrer
de telles personnes pour m'entretenir avec elles. On verra bien s'il en sort
quelque chose. Dans le meilleur des cas, de toute manière, ce ne sera
certainement pas la vérité sur la production artistique qui, ainsi, émerg
era. Mais, peut-être, quelque chose qui demandera à être pensé autre
ment que selon le discours de la création ; quelque chose qui, en apportant
un point de vue extérieur à ce type de discours, pourrait lui être confronté
et ainsi aiderait à réfléchir sur l'idéal de la création.
Les gens ne sont pas, comme les livres, rangés et classés dans des
bibliothèques. On les trouve donc en partie parce qu'on les cherche, en
partie par hasard. La première personne que je rencontre est, en partie
parce que je le cherchais, en partie par hasard, un cuisinier. Un cuisinier
amateur comme beaucoup d'entre nous. Voici un extrait de la conversa
tion que nous avons eue.
Jean-Marc R. — L'autre jour, j'ai fait cuire de l'agneau avec de la poudre
d'amandes et un peu de coriandre. J'ai pensé qu'avec des fruits ça irait
bien, alors j'ai fait confire des poires dans de l'eau-de-vie de poire, des
figues dans de l'anis. J'ai préparé des légumes aussi, des carottes cuites
dans du jus d'orange, des aubergines pochées puis grillées. C'était un
peu aventureux, mais pas tellement parce que les saveurs auxquelles je
m'en remettais ne pouvaient qu'être agréables et que ma préparation
ne les dénaturait pas. J'étais comme un démiurge devant ses fourneaux,
qui combine, qui brasse matériaux et énergies, qui réagit à mille signaux
discrets que lui renvoient ses préparations.
La combinaison de saveurs qui surprenait mes invités, moi, je la pré
voyais, et ça aussi c'est un plaisir pour moi. Il y a une soupe espagnole
- mais qui se sert chaude, contrairement au gaspacho — et qui est
délicieuse. Ceux à qui on la sert ne peuvent comprendre comment elle
est faite, pour eux c'est une énigme. Pourtant, c'est assez simple. Tu
fais une mayonnaise à l'huile d'olive, et tu la délaies progressivement
avec un bouillon de crevettes. Il y a quelques autres ingrédients, du
citron, du blanc d'œuf, les crevettes décortiquées, etc. Et ça fait une
soupe tout à fait blanche ; personne n'imagine qu'elle est faite à base
222 Créer / faire avec
de mayonnaise... Je' me vois un peu en magicien, même si je n'ai rien
créé.
J'aime faire la cuisine — mais je me considère comme un bricoleur
moyen. Ce que j'aime, c'est la relation que ça induit avec les autres,
ceux pour qui je cuisine et ceux par qui je cuisine. Ma mère cuisinait,
ma grand-mère ; mais aussi mon père. Moi, j'aimais mettre la main à
la pâte, c'est comme ça que le plaisir de cuisiner m'est venu.
Les plats que je prépare, c'est un don que je fais à mes invités, mais
c'est également un pouvoir que j'ai sur eux. J'aime être seul devant cette
tâche, faire les courses, couper, découper, préparer, servir. Tout de A à
Z. Mais seul, je ne le suis pas vraiment car les recettes que je pratique,
on me les a transmises, je ne mets guère le nez dans les livres de cuisine.
Il y a des choses, par exemple, que m'a apprises une sœur de mon père,
très âgée maintenant, et que je suis le seul à faire dans la famille.
J'ai plaisir à avoir tout dans la tête — par exemple n'avoir même pas de
liste pour faire les courses - et à me voir en démiurge devant son
fourneau, avec quatre casseroles au feu, des trucs au four, avec des
temps de cuisson différents, des intensités de cuisson différentes. Bien
sûr, j'ai peur de ne pas y arriver, mais en même temps je suis sûr dé
m'en sortir et j'aime faire face à l'ampleur, de la tâche."
J'ai fait des tentatives de création — des erreurs de jeunesse à vrai dire,
ça ne marchait pas du tout. Des cèpes avec de la confiture d'oranges,
par exemple, sous prétexte d'associer sucré et salé, une catastrophe !
Ce qui marche mieux, ce sont les variations. Si j'exécutais une recette
telle qu'on me la détaille ou telle que je la lis, je me dis que ce ne serait
pas moi. Alors j'introduis quelque chose qui correspond plus à ma
manière.
François Flahault - Beaucoup de gens, lorsque ce n'est pas pour une
raison pratique — le manque d'un ingrédient - qu'ils modifient une
recette, le font, je crois, parce qu'ils l'ont assimilée : s'ils en ont saisi
l'esprit, il n'est plus nécessaire de la respecter à la lettre. Et même
lorsqu'ils la respectent, se l'étant appropriée, ils ne la copient pas : on
pourrait dire qu'ils génèrent à nouveau le plat. Si je sais chanter telle
mélodie, je n'ai plus besoin de la partition, si un musicien a intégré
l'harmonie, il peut improviser.
J.-M. R. — Dans toutes les activités, la part d'imitation, consciente ou
oubliée, est très importante. Lorsque je bricole, lorsque je joue de la
guitare, je m'aperçois souvent que ce que je fais vient de quelqu'un
d'autre. Même dans un type de musique où il n'y a pas de partition,
comme c'est le cas par

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