Double vue - article ; n°1 ; vol.48, pg 199-214
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Description

Communications - Année 1988 - Volume 48 - Numéro 1 - Pages 199-214
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1988
Nombre de lectures 84
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Michel Gheude
Double vue
In: Communications, 48, 1988. pp. 199-214.
Citer ce document / Cite this document :
Gheude Michel. Double vue. In: Communications, 48, 1988. pp. 199-214.
doi : 10.3406/comm.1988.1727
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_48_1_1727Michel Gheude
Double vue
L'espace vidéo à la télévision
J'étais dans le monde. Un point perdu dans le vaste monde. Ciels. Océans.
Continents. Autoroutes. Villes. Forêts. Ma maison était dans ce monde.
Pigeons sur la terrasse. Enfants dans la rue qui reviennent de l'école. Et
soudain le monde est ici. Navires dans le Golfe. Émeutes à Séoul. Femme
qui pleure au Salvador. Culotte de Madonna. Karina qui parle du corps de
Godard. Baudouin Ier au Parlement européen. Thatcher à Moscou et Gor
batchev à Washington. Plongée sur le Titanic et naufrage d'un ferry. Visa
ges déformés. Sirènes. Le prince Charles descend d'un hélico. Les grands
yeux fous de Kaufmann. Normandin embrasse son petit garçon et
Jerry Lewis embrasse Drucker. Une prison brûle. Balle de match pour
Lendl. La navette explose. Le monde est dans ma maison. Ce qui était
au-delà est en deçà. Ce qui contenait est contenu. Ce qui était invisible, je le
vois. L'extérieur est à l'intérieur. Où suis-je donc ? Dans quel monde ? Dans
quel espace ?
HORS VILLAGE
Village Global, répondait McLuhan.
Si l'expression signifie que l'espace télévisuel peut être pensé comme un
espace préhensible, visible, à dimensions humaines, un espace convivial ou
tribal, tissé de relations personnelles, évidemment elle est fausse. Cette
petite fille qui meurt sous mes yeux à plus de dix mille kilomètres de chez
moi, je ne la vois pas, et je ne la regarde pas, comme si, alerté par le bruit de
freins et le fracas de tôles, j'écartais le rideau de ma fenêtre pour observer si
l'accident qui vient de se produire nécessite des secours. La télévision cata
pulte les espaces, elle ne les confond pas pour autant. Tout est ici mais tout
reste ailleurs. La petite fille qui meurt n'est pas l'enfant du voisin. Et son
père me reste inconnu. Sa mort me bouleverse. Elle me bouleverse parce
qu'elle est plus vraie que vraie, donc fictive, et en même temps parce qu'elle
est plus fictive que fictive, donc vraie.
199 Michel Gheude
Si Village Global implique que nous en sommes revenus aux pratiques
magiques et incantatoires de civilisations pré-urbaines, l'expression ouvre
un champ de réflexion ethnologique qui, à l'opposé de trop de discours
futuristes ou millénaristes, ancre le présent dans l'histoire. Mais elle
l'enferme aussitôt dans le mirage d'un retour, résurgence de la barbarie ou
renaissance de l'âge d'or, visions folklorisantes du passé. L'ère télévisuelle
n'est pas un monde sans référence, détaché de la culture occidentale. Si elle
ne constitue pas elle-même une vision historique du monde, elle traduit
dans son langage propre tous les traits d'une mythologie millénaire. Il y a la télévision une dimension archaïque. Mais, pour autant, elle ne fait
pas simplement retour à l'oralité des cultures non écrites. Elle révèle plutôt
ce qui, de ces cultures, avait subsisté au sein même du monde de l'écrit.
Si Village Global veut dire enfin que, par la radio et la télévision, les
dimensions du monde sont aujourd'hui réduites à celles d'un village,
l'expression est trop faible. Car la radio et la télévision ont littéralement
détruit l'espace. Elles vivent dans le non-espace car elles ne connaissent pas
la distance. Elles se rient du lointain. Elles le rapprochent à volonté. Elles
sont en même temps ici et là-bas, dans une fascinante ubiquité. Dans le
même instant : Bernard Rapp en hélicoptère survolant l'épave du Free
Enterprise à Zeebrugge, un reporter interviewant les sauveteurs sur le quai
du port, Claude Sérillon à Paris. Et, dans le même instant toujours : ces
trois images à Toulouse, à Calvi, à Bruxelles, à Genève. Ou projetées sur
l'orbite géostationnaire du satellite Télécom et renvoyées à l'autre bout du
monde, à la Martinique ou à la Réunion.
Là-bas. Ici. Faire que là-bas soit ici. Que soit abolie la différence entre
là-bas et ici. Voilà leur essence technique.
Aussitôt deux problèmes.
Premièrement, la performance elle-même doit être représentée. Le but de
la radio et de la télévision n'est pas de détruire tout espace mais de mettre en
scène leur capacité de traverser cet espace, de se rire de cette distance. Dans
l'instant même où elles rapportent ici le là-bas, où littéralement elles me le
montrent ici, elles doivent mettre en scène l'éloignement du là-bas. Elles
doivent figurer cet éloignement. Le réinventer. Comment dire que cette
image ici vient bien de là-bas ? Comment m'en convaincre alors que c'est
bien ici que je la vois de mes yeux vue ?
Deuxièmement. Il y a là-bas et ici. Mais la radio, la télévision, où sont-
elles ? Pour que l'événement me soit immédiat, il doit être médiatisé. Un
lieu existe-t-il qui soit celui de cette médiation ? S'il existait, le réel ne me
serait plus immédiat. La radio, la télévision qui me parlent ne peuvent pas
être quelque part si ce n'est là où je les écoute. Si elles introduisent le monde
chez moi, c'est qu'elles s'y trouvent aussi. Elles sont ici. Toujours ici. Au
point-ici, selon l'expression heureuse de Fuzellier 1.
Et pourtant elles viennent d'ailleurs. Comment représenter ce lieu, ce
non-lieu où elles se trouvent ? Qui est ici et qui n'y est pas ? Si c'est un non-lieu,
comment figurer son espace ? Si c'est un lieu, comment le dégager de tout
espace pour qu'il lui soit possible d'être en même temps là-bas et ici ?
200 Double vue
SUIS- JE VRAIMENT LÀ-BAS ?
La radio ne représente pas le lieu où elle se fait. Nous ne voyons pas ceux
qui la font. Ni ceux qu'elle accueille. Elle est pure alocalisation. Elle est
suspendue dans l'espace. La radio, c'est Écho. Lorsque Jupiter s'allonge au
côté d'une nymphe, Écho, complice, distrait Junon par de longs bavardages.
La reine des dieux découvre la ruse et la punit : répéter les dernières paroles
entendues, Écho n'a plus d'autre usage du langage. Elle fait pourtant de la
répétition un usage singulier et nullement insignifiant. Narcisse doit
l'apprendre bientôt. Lorsqu'il demande : « N'y a-t-il pas ici quelqu'un ? —
Si, quelqu'un », répond Écho amoureuse. Et lorsqu'il refuse son étreinte,
qu'il lui crie : « Je mourrai avant que tu n'uses de moi à ton gré », il s'effraie
de la réponse d'Écho : « Use de moi à ton gré. » Et ce qu'il fuit, c'est non
l'infirmité dont la nymphe est frappée mais la duplicité du langage qu'elle
révèle, l'ambiguïté, le sens toujours insaisissable de ses propres paroles. Il
fuit. Et le corps d'Écho délaissée disparaît sous l'effet du chagrin. Écho
s'efface, se désincarné. Devenue invisible, il ne reste d'elle que la voix. C'est
le son qui est encore vivant en elle, dit Ovide. Ainsi de la radio, invisible,
suspendue et tissant son discours de paroles entendues, répétées, fragment
ées, dispersées. Le corps s'est effacé, dissipé. La voix seule se fait entendre.
Elle est comme fantomatique.
Son problème est alors celui d'une authentifïcation du réel de l'événe
ment. Rien ne me permet de dire que la voix que j'entends parle de Berlin
ou de Lille, que cette interview a bel et bien lieu entre deux personnes dont
l'une est à Paris, l'autre à New York.
La radio ne dispose pas de moyens sonores pour me dire cela. Si ce n'est le
plan : voix rapprochée, voix éloignée. Technique limitée, qui ne permet en
principe que de signifier les distances courtes. Que mon interlocuteur de
New York soit entendu éloigné, cela ne relèverait-il pas de la naïveté dont
font preuve les gens qui crient d'autant plus fort au téléphone que leur
correspondant est plus distant ?
Et pourtant... A ï'avant-plan un journaliste, à l'arrière-pla

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