Droit et Société 50-2002
(p. 69-78) Politique de l’empirisme ?
Démocratie, technologie et
socialisme chez Alf Ross
Carlos Miguel Herrera *
Résumé L’auteur
Maître de conférences en droit
Alf Ross est l’auteur d’une réflexion politique significative qui pourrait public et directeur du Centre de
philosophie juridique et étonner de la part d’un juriste positiviste. Il est d’abord un intellectuel
politique de l’Université de important et influent dans son pays, qui a longtemps accompagné la
Cergy-Pontoise. Membre de social-démocratie et qui, par ses prises de position ponctuelles dans la vie
l’Institut universitaire de France. sociale comme par ses efforts de théorisation du concept même de démo-
Ses travaux de recherche cratie, n’a jamais cherché à rester étranger au débat d’idées, sans pour portent notamment sur l’entre-
autant renoncer à ses exigences épistémologiques. Son attitude pratique deux des concepts juridiques et
comme ses réflexions philosophiques invitent ainsi à une réflexion et une de la pensée politique.
claire redéfinition des relations entre positivisme et politique. Parmi ses publications :
— Le droit, le politique. Autour
de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Démocratie – Positivisme juridique – Social-démocratie – Technologie –
Schmitt (sous la dir.), Paris, Théorie politique.
L’Harmattan, 1995 ;
— Théorie juridique et politique
chez Hans Kelsen, Paris, Kimé,
Summary 1997 ;
— Actualité de Kelsen en France
(sous la dir.), Paris, LGDJ,
Bruxelles, Bruylant, 2001 ; Politics of Empiricism ? Democracy, Technology and Socialism with Alf
— « Socialisme juridique et droit Ross
administratif », in Échanges Alf Ross is the author of important political thoughts surprising to find in
franco-allemands en philosophie a positivist’s writing. He is first an important and influential thinker in his et en droit, Frankfurt,
own country, who has been close to social democrats for a long time and Klostermann, 2001 ;
who, by his interventions in social life and by his attempts to provide a — Les juristes de gauche sous la
theory of democracy, has always been present in public debate, without République de Weimar (sous la
forgetting his epistemological views. His practical stand, as well as his dir.), Paris, Kimé, 2002.
philosophical thoughts, invite reflection on and a redefinition of the
relations between positivism and politics.
Democracy – Legal positivism – Political theory – Social democracy – * Centre de Philosophie Juridique
Technology. et Politique,
Faculté de Droit,
Université de Cergy-Pontoise,
33 boulevard du Port,
F-95011 Cergy-Pontoise cedex.
69 C. Herrera L’essentiel des réflexions politiques d’Alf Ross se retrouve
Politique de l’empirisme ? dans un essai sur la démocratie, écrit à la fin des années quarante
Démocratie, technologie et 1 et paru en anglais en 1952 . Ce ne sera pas la seule incursion du
socialisme chez Alf Ross juriste danois dans la théorie politique, avant et après. Il publiera
1. Alf ROSS, Why Democracy ?, notamment en 1974 un recueil en danois sur « Démocratie,
Cambridge, Harvard University pouvoir et justice », qui réunit un ensemble d’articles de presse Press, 1952. Ross avait donné un
sur des thèmes d’actualité (l’impérialisme, la pornographie, l’uni-court résumé en français, sous le
titre « Qu’est-ce que la démo- versité), mais également sur la démocratie directe ou encore sur
cratie ? », dans la Revue du droit
Marcuse. Mais Why democracy ? reste son texte le plus articulé, public, LXVI, 1950, p. 29-42 (texte
d’autant plus qu’il paraît à un moment important dans la vie repris in Alf ROSS, Introduction à
l’empirisme juridique, textes publique de Ross : celui-ci intègre, en 1953, la commission d’ex-
réunis par E. Millard, Paris, LGDJ,
perts pour la rédaction de la nouvelle constitution danoise, 2002, à paraître). Traduction
française des passages cités par nommé par les sociaux-démocrates dont il est alors proche. C’est
C.M. Herrera et E. Millard. donc à ce double titre qu’on s’appuiera, dans ce qui suit, sur son
2. Alf ROSS, Why Democracy ?, op.
principal texte théorique traitant du politique. cit., p. V-VI.
3. Selon certains commentateurs, Le texte est presque vidé d’appareil critique, dans le genre du
Ross reviendra explicitement sur « political essay » à l’anglo-saxonne, un peu dans le style de Harold
ce jugement pessimiste concer-
Laski dont il est aussi proche par certains traits. Surtout, le livre nant l’avenir de l’économie
ecapitaliste dans la 2 édition est écrit dans un contexte particulier, marqué par deux événe-
danoise de Why Democracy ?, en ments, au fond étroitement liés, qui constituent son cadre histo-
1967. Cependant, dans cet
rique : l’anticommunisme et l’atlantisme de la guerre froide, d’une ouvrage, il reste ferme sur l’idée
que la démocratie n’est pas part, et l’expérience du travaillisme anglais, d’autre part. Il s’agit
complète dans le cadre de l’éco- alors de défendre, devant un public nord-américain, la social-nomie libérale. Cf. T.W. GRAGE,
démocratie européenne, en évitant toute confusion avec le « A Reading of Alf Ross’s Why
Democracy ? in Regard to Some communisme soviétique. Ross affirme ainsi d’abord : « J’espère
Basis Premises, Values and que mon analyse de la relation entre démocratie et socialisme Goals », in Antonio TARANTINO
contribuera à rendre compréhensible au public américain que les (ed.), Scienza e politica nel
pensiero di Alf Ross, Milano, sociaux-démocrates de nos pays sont plus démocrates que
Giuffrè, 1984, p. 293-294. En socialistes », puis : « Je vois dans la social-démocratie européenne revanche, dans un « Credo »
2publié en 1974, il affirme : « De le plus solide rempart contre la menace du communisme » . Pour
la même manière que je crois Ross, en effet, l’économie capitaliste et l’idéologie libérale sont
dans la capacité de l’individu à
dans un état avancé de décadence, et seul le triomphe de la social-faire preuve de génie, d’imagina-
3tion, et d’énergie quand il est démocratie peut sauver la démocratie . Ces deux affirmations
libre, je suis aussi un partisan de nous informent déjà sur le caractère du socialisme de Ross, qui se
l’économie libérale » (cité par
rattache, on le verra, à un approfondissement de la démocratie T.W. GRAGE, op. cit., p. 297).
Toutefois, Ross ajoute aussi, ce politique par la voie des réformes sociales. En fait, ce texte est
que ne rapporte pas son com- autant un ouvrage sur la démocratie que sur la social-démocratie. mentateur : « Mais l’économie
La forte emprise de ce contexte ne veut pas dire pour autant libérale n’exclut pas le contrôle
d’ordre social, bien au contraire », que ces réflexions soient datées. Car Ross entend réfléchir sur la
étant donné l’égoïsme des démocratie en théoricien (du droit). Qu’on ne se méprenne pas : il hommes (voir Alf ROSS,
s’agit de définition de concepts, de spécification de leurs sens, Demokrati, Magt og Ret,
Copenhagen, 1974, p. 29-30). Il autour