Au Moyen Âge : temps de l Église et temps du marchand - article ; n°3 ; vol.15, pg 417-433
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Description

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations - Année 1960 - Volume 15 - Numéro 3 - Pages 417-433
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1960
Nombre de lectures 120
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Monsieur Jacques Le Goff
Au Moyen Âge : temps de l'Église et temps du marchand
In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e année, N. 3, 1960. pp. 417-433.
Citer ce document / Cite this document :
Le Goff Jacques. Au Moyen Âge : temps de l'Église et temps du marchand. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e
année, N. 3, 1960. pp. 417-433.
doi : 10.3406/ahess.1960.421617
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1960_num_15_3_421617Etudes
AU MOYEN AGE
Temps de l'Eglise
et temps du marchand
Le marchand iva pas été au Moyen Age aussi communément méprisé
qu'on l'a dit, à la suite notamment des remarques de Henri Pirenne
qui s'est trop fié sur ce point à des textes surtout théoriques1.. Il reste
que, si l'Eglise a très tôt protégé et favorisé le marchand, elle a long
temps laissé peser de graves soupçons sur la légitimité d'aspects essentiels
de son activité. Certains de ces aspects engagent profondément la vision
du monde qu'avait l'homme du Moyen Age, disons plutôt, pour ne pas
sacrifier au mythe d'un individu collectif abstrait, qu'avaient en Occi
dent, des gens qui, entre xne et xve siècles, possédaient une culture et
un outillage mental suffisants pour réfléchir sur les problèmes profes
sionnels et leurs incidences sociales, morales, religieuses.
Au premier rang de ces griefs faits aux marchands, figure le reproche
que leur gain suppose une hypothèque sur le temps qui n'appartient
qu'à Dieu. Voici, par exemple, ce qu'écrit dans une question disputée
dans les premières années du xive siècle un lecteur général de l'Ordre
franciscain : « Queritur an mercatores possint licite plus recipere de eadem
mercatione ab illo qui non possit statim solvere quam ab illo qui statim
solvit. Arguitur quod non quia tune venderet tempus et sic usuram com-
mitteret vendens non suum » 2.
1. Cf. Notamment H. Pirenne, Histoire économique de VOccident médiéval (recueil
posthume, 1951), p. 169.
2. Ms Flor. Bibl. Laurent. S. Croce Plut. VII, sin. 8, fol. 351. Cf. Guillaume
d'Auxeuke (1160-1229), Summa aurea, III, 21, fol. 225v : « L'usurier agit contre la
loi naturelle universelle, car il vend le temps, qui est commun à toutes les créatures.
Augustin dit que chaque créature est obligée de faire don de soi; le soleil est obligé de
faire don de soi pour éclairer; de même la terre est obligée de faire don de tout ce
qu'elle peut produire et de même l'eau. Mais rien ne fait don de soi d'une façon plus
conforme à la nature que le temps ; bon gré mal gré les choses ont du temps. Puisque
donc l'usurier vend ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il lèse
toutes les créatures en général, même les pierres d'où il résulte que même si les hommes
se taisaient devant les usuriers, les pierres crieraient si elles le pouvaient; et c'est une
417
Annales (16« année, mai-juin I960, n° 3) 1 ANNALES
Avant de dégager la conception du temps qui se cache derrière cet
argument, il convient de souligner l'importance du problème. Toute la
vie économique à l'aube du capitalisme commercial est, ici, mise en
question. Refuser un bénéfice sur le temps, y voir un des vices fonda
mentaux de l'usure, c'est non seulement attaquer l'intérêt dans son
principe, mais ruiner toute possibilité de développement du crédit. Au
temps du marchand qui est occasion primordiale de gain, puisque celui
qui a l'argent estime pouvoir tirer profit de l'attente du remboursement
de celui qui n'en a pas à son immédiate disposition, puisque le marchand
fonde son activité sur des hypothèses dont le temps est la trame même
— stockage en prévision des famines, achat et revente aux moments
favorables, déduits de la connaissance de la conjoncture économique,
des constantes du marché des denrées et de l'argent, ce qui implique
un réseau de renseignements et de courriers1 — à ce temps s'oppose le
temps de l'Eglise, qui, lui, n'appartient qu'à Dieu et ne peut être objet
de lucre.
Au vrai, c'est le problème même qui, à ce tournant essentiel de l'his
toire de l'Occident, se pose de façon si aiguë à propos de l'enseignement :
peut-il vendre la science qui, elle aussi, saint Bernard Га rappelé avec
sa force coutumicre, n'appartient qu'à Dieu 2 ? Ici est donc mis en cause
tout le processus de laïcisation de domaines humains capitaux, des
fondements mêmes et des cadres de l'activité humaine : temps du travail,
données de la production intellectuelle et économique.
des raisons pour lesquelles l'Eglise poursuit les usuriers. D'où il résulte que c'est spécia
lement contre eux que Dieu dit : « Quand je reprendrai le temps, c'est-à-dire quand le
temps sera dans Ma main de telle sorte qu'un usurier ne pourra le vendre, alors je
jugerai conformément à la justice. » Cité par John T. Nooman Jr., The scolastic Anal
ysis of Usury, 1957, p. 43-44, qui souligne que Guillaume d'Auxerre est le premier à
produire cet argument qui est repris par Innocent IV (Apparatus, V, 39, 48; V, 19, 6).
Le dominicain Etienne de Bourbon dans sa Tabula Exemplorum (éd. J. T. Welter,
1926, p. 139) développe : « Comme les usuriers ne vendent que l'espérance de l'argent,
c'est-à-dire le temps, ils vendent le jour et la nuit. Mais le jour est le temps de la lumière
et la nuit le temps du repos ; ils vendent donc la lumière et le repos. Aussi il ne serait
pas juste qu'ils jouissent de la lumière et du repos éternels. » Cf encore Duns Scot,
In IV libros sententiarum (Op. Oxon), IV, 15, 2, 17.
1. Les données les plus précieuses se trouvent dans Giovanni di Antonio da
IJzzano, La pratica délia mercatura, éd. G. F. Pagnini Delia Ventura, t. IV de Delia
Décima..., 1760, et dans El libro di mercatantie e usanze de'' pacsi, éd. F. Borlandi, 1936.
On y trouve par exemple : « A Gènes, l'argent est cher en septembre, janvier et avril,
en raison du départ des bateaux... à Rome ou là où se trouve le pape, le prix de l'argent
varie suivant le nombre des bénéfices vacants et les déplacements du pape qui fait
monter le prix de l'argent partout où il se trouve... à Valence il est cher en juillet et
en août à cause du blé et du riz..., à Montpellier il y a trois foires qui y causent une
grande cherté de l'argent. » Cité par J. Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen
Age, 1956, p. 30. Pour les spéculations à partir de la rapidité des informations, cf
P. Sardella, Nouvelles et à Venise au début du XVIe siècle, 1949.
2. Cf. G. Post, К. Giocarinis, R. Kay, The medieval heritage of a Humanistic
Ideal : « Scientia do пит Dei est, unde vendi nonpotest », dans Traditio, II (1955), p. 196-
234, et J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, 1957, p. 104 sqq.
418 TEMPS DE L'ÉGLISE
L'Eglise, sans doute, jette du lest. Elle accepte d'abord, favorise
bientôt l'évolution historique des structures économiques et professionn
elles. Mais l'élaboration théorique, au niveau canonique ou théologique,
de cette adaptation, se fait lentement, difficilement.
Le conflit du temps de l'Eglise et du temps des marchands s'affirme
donc, au cœur du Moyen Age, comme un des événements majeurs de
l'histoire mentale de ces siècles, où s'élabore l'idéologie du monde moderne,
sous la pression du glissement des structures et des pratiques écono
miques. Nous voudrions en préciser, ici, les données majeures.
On a souvent estimé que le christianisme avait fondamentalement
renouvelé le problème du temps et de l'histoire. Les clercs médiévaux,
nourris d'Ecriture Sainte, habitués à prendre la Bible pour point de
départ de leur réflexion, ont considéré le temps à partir des textes bibliques
et de la tradition léguée, au delà du Livre saint, par le christianisme pri
mitif, les Pères et les exégètes du haut Moyen Age.
Le temps de la Bible et du christianisme primitif est avant tout un
temps théologique. Il « commence avec Dieu » et il est « dominé par Lui ».
Par conséquent l'action divine, dans sa totalité, est si naturellement liée
au temps que celui-ci ne saurait donner lieu à un problème; il est, au
contraire, la condition nécessaire

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