Comment-les-democraties-survivent
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COMMENT LES DEMOCRATIES SURVIVENT(Paru dans Itinérance n° 6, janvier/février 1997)L’on dit généralement que les modalités et les lieux de l’engagement ont changé. Et c’estvrai. L’humanitaire, l’écologie, l’éthique, attirent indiscutablement bien plus que lecombat politique au sens strict. Est-ce bien suffisant, pourtant ? Avons-nous bien saisi ceque cette crise de l’engagement recèle comme transformations de la perception desévénements, comme modifications de l’appropriation de la mémoire collective, commedifficultés à entretenir une relation sereine au temps, et comme perditions du sens mêmedes raisons et des motifs de tout engagement ? Ces mutations sont à double tranchant :elles insuffleront un nouveau type de citoyenneté, délivré de toutes les pires tentations,ou elles signeront l’arrêt de mort d’une culture démocratique véritable.Michel Rocard, dans la remarquable préface qu’il donne à l’ouvrage de Jeremy Rifkin, le dit1sans ambages : « Nous vivons une crise de civilisation » . Selon lui, c’est bien « la survie del’espèce » qui est en jeu, et celle-ci appelle des solutions dans lesquelles doivent intervenirpêle-mêle l’imagination, le sens des responsabilités, et la lutte pour la liberté de l’homme.L’expression usuelle de crise est sans doute inadaptée, tant elle dit mal l’extrême imbricationet le foisonnement inouï de ses déterminants. La dite crise résulte en effet d’une multitude decrises, qui sont autant de mutations qui jalonnent la deuxième ...

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COMMENT LES DEMOCRATIES SURVIVENT
(Paru dans Itinérance n° 6, janvier/février 1997)
L’on dit généralement que les modalités et les lieux de l’engagement ont changé. Et c’est
vrai. L’humanitaire, l’écologie, l’éthique, attirent indiscutablement bien plus que le
combat politique au sens strict. Est-ce bien suffisant, pourtant ? Avons-nous bien saisi ce
que cette crise de l’engagement recèle comme transformations de la perception des
événements, comme modifications de l’appropriation de la mémoire collective, comme
difficultés à entretenir une relation sereine au temps, et comme perditions du sens même
des raisons et des motifs de tout engagement ? Ces mutations sont à double tranchant :
elles insuffleront un nouveau type de citoyenneté, délivré de toutes les pires tentations,
ou elles signeront l’arrêt de mort d’une culture démocratique véritable.
Michel Rocard, dans la remarquable préface qu’il donne à l’ouvrage de Jeremy Rifkin, le dit
1sans ambages : « Nous vivons une crise de civilisation » . Selon lui, c’est bien « la survie de
l’espèce » qui est en jeu, et celle-ci appelle des solutions dans lesquelles doivent intervenir
pêle-mêle l’imagination, le sens des responsabilités, et la lutte pour la liberté de l’homme.
L’expression usuelle de crise est sans doute inadaptée, tant elle dit mal l’extrême imbrication
et le foisonnement inouï de ses déterminants. La dite crise résulte en effet d’une multitude de
crises, qui sont autant de mutations qui jalonnent la deuxième partie de notre siècle. Avons-
nous remarqué que ce marasme, qu’on appelle crise parce qu’on ne sait pas ou ne peut pas le
comprendre dans toute son amplitude, résulte d’une multitude d’événements, lesquels se
conjuguent, dans toutes leurs variantes et leurs différences, pour aboutir à cette mal-nommée
crise ? Les cinquante dernières années ont vu le retournement et/ou l’écroulement de toutes
les configurations stratégiques existantes ; elles ont vu sombrer dans le cauchemar ce qui
annonçait le rêve ; elles ont vu l’Occident conquérir le monde du bout de ses Trente
Glorieuses, puis se replier sur lui-même, tout surpris de ne voir qu’une parenthèse dans cette
époque qu’il croyait être l’annonciation d’une ère édénique et définitive ; elles ont vu les
vaincus d’hier devenir les dragons d’aujourd’hui (et demain, qui ?) ; elles ont assisté au déclin
des morales anciennes et à l’éclosion de moeurs qui, tout à glorifier benoîtement l’individu,
rendaient son existence morne et sans épaisseur ; elles ont vu ce qui était une promesse de
libération (la technique) devenir le prétexte à tous les servages ; elles ont vu bafoué
l’humanisme de nos pères, devenu une morale circonstancielle, sans fondements, et donc sans
message. Est-il utile de préciser que cette liste fastidieuse est close là par nécessité ? Qu’elle
est aussi un peu injuste dans son catastrophisme ? On ne peut pourtant pas lire la crise
actuelle à la lueur de nos seules errances contemporaines. Car celles-ci sont chargées de traces
enfouies que le temps met aujourd’hui en exergue, comme dans un gigantesque jeu de piste
qui exigerait de chacun de retrouver tous les signes et indices que les ans ont éparpillés pour
parvenir jusqu’à nous. Cet article, comme les autres, n’y suffira donc pas. Car explorer les
modalités de l’engagement aujourd’hui, c’est interroger le devenir même de l’homme, la
transformation de ses rêves et de ses besoins, son immersion raisonnée dans le milieu
démocratique, et son insertion dans le mode d’être d’une société qui tâtonne aujourd’hui à
recréer des repères suffisamment puissants pour que ne se décompose pas le lien ténu et
incertain de la culture démocratique. Il y faudrait une véritable somme. Et nous ne
proposerons que de simples pistes.Une crise de l’entre-deux
L’idée - le mot, même - de génération, est une idée-valise. Laurent Bouvet dit bien (p. ) sa
complexité et la difficulté à repérer dans l’histoire ce qui peut véritablement justifier l’emploi
d’une telle expression, par nature floue et indélimitable. Utilisons-la pourtant, faute de mieux,
et circonscrivons-la à cette jeunesse qui a connu les toutes dernières minutes de l’illusion de
la croissance, à cette jeunesse née en plein choc pétrolier, à cette jeunesse qui n’a pu (ou su ?)
trouver d’événements fondateurs dans le cours de sa propre histoire. « Crise de l’entre-deux »,
disions-nous, comme pour illustrer la schizophrénie d’une jeunesse engluée, comme prise
entre son désir de vivre les derniers feux de la croissance et du consumérisme, de l’ascension
sociale méritée et automatique, et sa volonté de rompre avec les lourdeurs du temps -
lourdeurs morales, économiques, institutionnelles, familiales... - et se faisant par là même la
continuatrice naturelle des rêves libertaires et anticonformistes de mai 68.
L’ambivalence d’une tension
Cette tension entre deux normes - la réussite sociale et la liberté absolue, pour aller vite -, se
révèle absolument décevante, tant elle implique des modèles comportementaux concrètement
antinomiques. Ainsi peut-on être un employé modèle durant la semaine, ne rechignant pas aux
heures supp’ et aux astuces amorales que rend nécessaire une certaine forme de réussite
sociale, et écouter du rap le week-end, en appeler à différentes variantes ou postures du type
révolutionnaire (goût pour les groupuscules, appropriation branchée de l’effigie de Che
Guevara, libertinage sexuel, soirées rave, groupes de méditation, new-age, etc.), et faire ainsi
exploser sa rébellion intime dans une catharsis douloureuse et sans espoir.
Les causes de cette tension ambivalente sont bien entendu multiples. Il faudrait ici pouvoir
explorer plus avant les transformations dues aux bouleversements économiques planétaires,
détailler ce rapport fluctuant et méfiant à l’égard du politique - comme de tout ce qui relève,
d’ailleurs, de toute forme d’institution -, ou encore préciser la teneur des rapports que
l’individu jeune entretient avec son environnement immédiat - l’école, l’université, la famille,
la ville, etc. - ou lointain - les médias, les différentes formes d’autorités contemporaines, le
réseau de ses allégeances, la nation, etc. Faute de pouvoir entrer dans le détail de ces
environnements, il est possible néanmoins de dégager un point central sur lequel vont se
cristalliser les tensions repérées, sorte de point d’orgue où tous les malaises s’agrègent, quels
que soient leur provenance et leur cause. Ce point d’orgue, c’est une espèce de sentiment de
désidentification. Plus précisément, c’est parce qu’il n’y a plus qu’un seul type
d’identification disponible que tout se noie et se dilue, laissant au tapis un individu anéanti et
à la recherche d’une conscience nouvelle de soi-même. Ce mode d’identification unique, on
l’a compris, c’est à l’économique qu’il se réfère. Ce dont Paul Ricoeur s’inquiète, lorsqu’il
explique que « l’individu est soumis à la lente mais irrésistible identification par le marché,
2qui aboutit à une désidentification des personnes » .
La plupart des manifestations étudiantes depuis dix ans sont d’ailleurs révélatrices des
attitudes et des attentes, non pas nécessairement paradoxales, mais pour le moins ambiguës,
d’une bonne partie de la jeunesse scolarisée. Ainsi pourrons-nous voir dans une même
manifestation des banderoles en appelant à un nouveau projet de société, à la construction
d’une école libérée de tout tabou et qui sache faire émerger les talents par définition multiples
qui germent en chacun d’entre nous, et d’autres banderoles qui en appelleront à une insertion
accélérée de la sphère économique au sein de l’école ou, plus prosaïquement encore, se
limiteront à demander « des sous » - ce qui n’est pas sans révéler au passage une certainevictoire de l’économisme ambiant, selon lequel tout problème trouve sa solution... dans le
budget. Autre exemple : celui de la laïcité. Si la tentative (ou la tentation...) de révision de la
loi Falloux a jeté dans les rues plusieurs dizaines de milliers d’étudiants, cette réaction
soudaine et massive n’en a pas pour autant inauguré, au sein de la jeunesse scolarisée elle-
même, une véritable réflexion sur la laïcité. Et généralement, l’on ne retrouve pas
l’intransigeance - même justifiée - des étudiants contre la loi Falloux, lorsqu’il s’agit de faire
vivre concrètement la la

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