ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES
ÉTABLIS DANS L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE
PAR EUGÉNE LÉOTARD.
ANCIEN ELÈVE DE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE - DOCTEUR ÈS
LETTRES
PARIS - 1873
INTRODUCTION.
CHAPITRE I. — LES INVASIONS.
CHAPITRE II. — LES DEDITITII.
CHAPITRE III. — LES FŒDERATI.
CHAPITRE IV. — LES LÆTI.
CHAPITRE V. — LES TERRES LÉTIQUES ET LES COLONIES MILITAIRES
MODERNES.
CHAPITRE VI. — LES GENTILES.
CHAPITRE VII. — LES BARBARES DIGNITAIRES DE L’EMPIRE.
CHAPITRE VIII. — VÉRITABLE CARACTÈRE DE LA CONQUÊTE DE
L’EMPIRE ROMAIN PAR LES BARBARES.
CONCLUSION.
INTRODUCTION.
Deux grands faits dominent toute l’histoire du IVe siècle et la résument à eux
seuls ; c’est, d’une part, le triomphe du christianisme, et, de l’autre, la
pénétration de l’Empire par les Barbares.
L’attention s’est portée de préférence du côté de l’Église. Il suffit de rappeler le
bel ouvrage où M. le duc de Broglie a mis en pleine lumière l’influence alors
prépondérante de la nouvelle religion1. La politique de Constantin et de
Théodose est une politique toute chrétienne ; les plus grandes figures du temps
sont celles des évêques, des Athanase, des Basile, des Ambroise, des
Chrysostome. Le rôle des Barbares à la même époque n’est pas moins important.
Appelés eux aussi à devenir un des principaux éléments de la transformation
sociale qui s’accomplit du IVe au vie siècle, ils pénètrent de toutes parts la
société romaine et préludent ainsi à la conquête par laquelle ils allaient
substituer un monde nouveau à l’ancien.
Leur triomphe ne fut pas l’oeuvre d’un jour. Préparé de longue date, il s’opéra
par l’infiltration lente et progressive, mais continuelle, des Germains dans
l’Empire, et n’entraîna la chute de ce dernier qu’après sa complète dissolution.
Comment et par quels degrés a pu se produire une telle transformation ? Quelle
était, dès le IVe siècle, la condition des Barbares établis sur le sol romain ? Cette
question nous a paru fournir la matière d’une étude intéressante et utile. Nulle
part, que nous sachions, elle n’a été traitée directement et dans son ensemble.
Souvent abordée par nos historiens et nos jurisconsultes, car elle touche au droit
aussi bien qu’à l’histoire, elle a donné lieu à des aperçus généraux, précieux et
féconds à certains égards, mais détachés, sans cohésion, et par là même
incomplets.
Ce n’est là du reste qu’un côté de la grande question des rapports des Romains
avec les Barbares, question qui se rattache étroitement à celle de la politique
romaine. Rome conquit le monde non seulement par force des armes, mais
encore par l’habileté de sa politique. Les chapitres de Montesquieu sont dans
toutes les mémoires2, ainsi que les vers du poète latin :
Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
Hæ tibi erunt artes, pacisque imponere morem,
Parcere subjectis et debellare superbos3.
Cette politique, on la retrouve à toutes les époques, appliquée aux Barbares
comme aux peuples du Latium, de l’Italie, de la Grèce, de la Gaule, de l’Espagne,
de l’Asie et de l’Afrique.
Les moyens que Rome employa pour subjuguer les Germains ne différaient point
de ceux auxquels elle avait l’habitude de recourir. Elle cherchait à semer parmi
eux les divisions, à entretenir les haines, les jalousies, les rivalités de peuple à
peuple, à les opposer les uns aux autres, afin d’épuiser leurs forces dans des
luttes intestines dont elle savait profiter. Elle ne négligeait aucune occasion de
1 L’Église et l’Empire romain au IVe siècle, 6 vol. in-8°, Paris, 1860-1866.
2 Grandeur et Décadence des Romains, c. VI-XVIII.
3 Virgile, Énéide, VI, v. 852-854. s’immiscer dans leurs propres affaires, de s’interposer comme protectrice ou
comme arbitre de leurs différends. C’était un premier pas vers la conquête. Les
rois qui tenaient d’elle leur couronne et leur autorité se montraient généralement
dociles, sachant que son abandon leur serait aussi funeste que son appui leur
était avantageux. La clientèle romaine comprenait des princes de toutes les
nations. Rome ne concluait jamais un traité d’alliance soit offensive, soit
défensive, sans se réserver des otages comme garanties du traité ; ces otages
étaient choisis parmi les personnages les plus considérables du pays ; c’étaient
les fils, les plus proches parents du roi, du chef de la nation, les héritiers futurs
de son nom et de sa puissance. On les conduisait à Rome où ils passaient les
années de leur jeunesse, où ils recevaient une éducation toute romaine, et ils ne
rentraient dans leur première patrie que pour y apporter les idées dont ils
avaient été imbus. Tacite ne craint pas de nous dire que cette coutume de
donner des rois aux peuples, aux cités conquises, remontait à une haute
antiquité chez les Romains, et qu’elle était entre leurs mains un instrument de
domination1.
Il y avait une hiérarchie dans l’amitié romaine, des amis de différents degrés,
selon les services rendus, selon les preuves de dévouement et de fidélité
données à la cause de la République. Chacune de ces classes avait ses privilèges,
ses obligations particulières. Elles ne se confondaient point entre elles. L’habileté
souveraine de cette politique consistait à assurer le maintien de l’influence et de
la prépondérance romaines tout en professant le respect des institutions, des
moeurs, des traditions locales. Rome accordait une place dans son organisation
sociale, politique et militaire, à tous ceux qui voulaient y entrer comme elle avait
ouvert son Panthéon à tous les dieux de l’univers. Il suffisait de reconnaître sa
suprématie et d’obéir à certaines de ses lois.
Les Barbares, eux aussi, entrèrent dans l’Empire à des titres divers ; ils servirent
à le peupler et à le défendre avant d’en devenir les maîtres. Rome, en les attirant
à elle, en les mêlant aux populations déjà soumises, à ses anciens sujets, ne
s’écarta point de la ligne de conduite qu’elle avait suivie jusque alors. Ne pouvant
triompher des Germains par la seule force des armes, elle chercha à les vaincre
par sa politique, à se les assimiler comme elle s’était assimilé le reste du inonde.
Le succès cette fois ne répondit plus à son attente ; elle ne fit que précipiter sa
chute. Il ne pouvait en être autrement, car, si la diplomatie des Romains n’avait
pas changé, la constitution intérieure de l’Empire s’était profondément modifiée.
Cette force d’assimilation, si puissante, si féconde, tant que l’élément romain
était resté l’élément prépondérant, tourna contre Rome le jour où, ayant plus à
recevoir qu’à donner, elle se trouva à la merci des étrangers et ne put subsister
que par eux. Les Barbares, supérieurs par le nombre, par la valeur personnelle,
initiés à toutes les faiblesses d’une société amollie et corrompue comme celle au
milieu de laquelle ils vivaient, n’eurent pas de peine à la dominer, à y occuper le
premier rang. Dès lors, il advint ce qui devait infailliblement arriver : la
domination romaine fit place à celle des Barbares ; la révolution politique fut
accomplie en fait comme en droit.
Nous n’avons nullement la prétention d’embrasser dans toute son étendue une
aussi vaste question. Nous nous bornerons à préciser les points les plut
importants, à grouper les principaux documents, soit anciens, soit modernes,
relatifs à notre sujet et qui peuvent contribuer à l’élucider.
1 Tacite, Vita Agricola, c. XIV. Les copies des traités, des conventions conclues entre les Romains et les
Barbares, véritables archives de la chancellerie romaine, sont perdues pour nous,
mais nous avons le Code Théodosien, grand recueil des lois impériales du IVe
siècle. Les historiens latins, depuis Tacite jusqu’à Ammien Marcellin, les orateurs,
les poètes, les panégyristes, les apologistes chrétiens eux-mêmes renferment
aussi de précieux renseignements sur la nature des rapports qui s’établirent
entre Rome et la Germanie.
Parmi les modernes, les Allemands se sont particulièrement occupés d’une
question qui touche de si près aux origines de leur nationalité. Ils l’ont fait avec
leur esprit de recherche et de critique. Nous aurons souvent à les citer, à nous
appuyer de l’autorité de leurs noms et de leurs écrits1.
La part des écrivains français, moindre à certains égards, n’est pas cependant
sans importance. Montesquieu et l’abbé Dubos2 au siècle dernier, Chateaubriand,
MM. Guizot, Ozanam, Augustin et Amédée Thierry dans le nôtre, ont exprimé sur
la décadence romaine et les origines de nos sociétés modernes des idées aussi
justes qu’élevées, sans parler de livres plus spéciaux et moins connus, mais d’un
mérite réel, tels que les Institutions mérovingiennes de M. Lehuërou3.
Cette question des rapports dés Romains et des Barbares est une question
nationale pour nous comme pour les Allemands. La Gaule, principal théâtre des
invasions germaniques, peuplée dès les premiers siècles de l’ère chrétienne de
colons et de soldats barbares, occupée définitivement par les Germains au Ve
siècle, tient une place considérable dans les événements qui ont amené la chute
de l’Empire. Écrire l’histoire de ces événements, c’est écrire une page d’histoire
de France. Outre l’intérêt de curiosité générale qui s’attache à l’étude d’une
grande période, d’un grand siècle, il y a pour nous un intérêt particulier à étudier
une révolution qui s’est opérée sur le sol de notre patrie, d’où est sortie notre
nationalité.
Le plan était indiqué par la nature même du sujet. Nous passerons
successivement en revue les différentes catégories de Barbares établies dans
l’Empire : les Dedititii, les Fœderati, les Lœti, les Gentiles. Nous tâcherons de
nous rendre un compte exact du sens et de la valeur de chacun de ces mots, de
préciser, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, chacun de ces états. Nous
insisterons sur deux institutions qui ont joué un grand rôle dans l’histoire
romaine et qui résument les