L histoire de Laurentine. Une cure entre village et hôpital (Côte-d Ivoire) - article ; n°149 ; vol.39, pg 145-153
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L'histoire de Laurentine. Une cure entre village et hôpital (Côte-d'Ivoire) - article ; n°149 ; vol.39, pg 145-153

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Description

L'Homme - Année 1999 - Volume 39 - Numéro 149 - Pages 145-153
9 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1999
Nombre de lectures 51
Langue Français

Extrait

Ariane Deluz
L'histoire de Laurentine. Une cure entre village et hôpital (Côte-
d'Ivoire)
In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp. 145-153.
Citer ce document / Cite this document :
Deluz Ariane. L'histoire de Laurentine. Une cure entre village et hôpital (Côte-d'Ivoire). In: L'Homme, 1999, tome 39 n°149. pp.
145-153.
doi : 10.3406/hom.1999.453507
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1999_num_39_149_453507L'histoire de Laurentine
Une cure entre village et hôpital (Côte-cT Ivoire)
Ariane Deluz
l_a vie de Laurentine nous touche car elle est révélatrice des pressions tant
psychiques que sociales imposées à certaines femmes de la génération née
dans les années 50 et qu'elle constitue un des modèles possibles de leur ins
cription dans l'équilibre intravillageois et entre ville et campagne. Au-delà,
ce trajet de vie met en relief d'autres éléments : le coût social de l'absence
de toute politique de santé mentale en milieu rural en Côte-d'Ivoire et
dans d'autres pays en voie de développement ; le caractère fallacieux d'uti
liser des thérapies prétendument traditionnelles quand la « tradition »
invoquée n'a que peu à voir avec celle du patient. À l'inverse, le déroule
ment de son traitement témoigne de la complémentarité entre d'une part
un traitement médical avec recours à l'hospitalisation et à la pharmacolog
ie, et d'autre part une approche fondée sur une tradition vraie et vivante,
relevant dans ce cas d'équilibres familiaux. Il faut enfin tenir compte de
l'implication de l'anthropologue ; ayant pris sur soi d'intervenir dans cette
affaire, il y est, ou plutôt j'y suis désormais impliquée à divers titres : ethno
logue, « go-between », narratrice.
Laurentine est née vers 1953 dans la famille Tibezra à Blablata, village
gouro où j'ai fréquemment résidé depuis 1958, petite-fille d'un « chef de
canton », fonction inexistante dans la société gouro précoloniale qui ne S2
connaissait pas de chefferie institutionnelle, mais revêtue d'une certaine 5j
importance et génératrice de prébendes dans le cadre colonial. Je rappelle uj
en passant que la société gouro est patrilinéaire et patrivirilocale avec cepen- ^J
<O
LU
— — — Ce texte est dédié à la mémoire de notre collègue Thierry Berche, médecin et ethnologue en pays f|
dogon, responsable du secteur médical de la Coopération en Côte-d'Ivoire trop tôt disparu, dans les premiers
jours de 1996, à la suite d'une embolie foudroyante. Fin 1995, il m'avait demandé de témoigner de l'histoire
de Laurentine dont je l'avais entretenu et dont l'exemplarité nous frappait tous deux.
L'HOMME 149 / 1999, pp. I4S à 154 dant une forte accentuation sur la parenté complémentaire maternelle. Le
groupe familial étendu (guniwo) auquel elle appartenait était alors consi-
' ° déré comme riche, ce qui semble avoir dispensé de toute activité le père de
Laurentine et les très nombreux frères de celui-ci. Sa mère, née dans le
même village mais dans une autre famille, fut quasi chassée du foyer par son
fainéant de mari et l'enfant élevée par des tantes des divers guniwo de sa
párentele. Elle ne fut pas scolarisée, en tout cas pas au delà du cours él
émentaire. Toute jeune, elle se distinguait déjà par son intelligence, sa vivac
ité, son caractère, son rejet des conventions (ainsi elle portait volontiers
des pantalons ce qui était rare à l'époque). Elle faisait figure de leader parmi
ses jeunes camarades du village. Adolescente, elle eut une fille avec Pierre,
un jeune lycéen de la famille Gazra, laquelle avait d'autres options poli
tiques que les Tibezra. Le père de l'adolescent lui mit le marché en main :
ou tu continues tes études ou tu t'occupes de Laurentine. Les amoureux
dont les contemporains et amis parlent encore aujourd'hui comme d'un
couple « magique » furent donc séparés. Elle fit ensuite un mariage tradi
tionnel qui dura quelques années avec un autre garçon du village devenu
instituteur, dont elle eut un fils, puis s'en sépara et s'installa à Abidjan où à
l'époque tous les espoirs étaient permis à une jeune femme intelligente et
élégante, qui, quoiqu'illettrée, parlait un français aisé. Elle vécut avec un
homme gouro et travailla comme commerçante. En 1975, elle mit au
monde des jumeaux qui moururent à la naissance. Il semble que l'entou
rage du père l'ait soupçonnée d'avoir tué les jumeaux en sorcellerie et l'en
ait plus ou moins ouvertement accusée (ce qui est courant dans la société
gouro). Se sentant traquée et très affectée par ce deuil elle se réfugia alors
auprès de Pierre, le père de sa première fille, étudiant-boursier puis jeune
cadre dans une entreprise privée, qui vivait en couple avec sa future épouse
légale, dont il avait déjà un garçon. Pierre soutint le moral de Laurentine,
l'aida à fréquenter une école de coiffure, l'installa plus ou moins dans son
foyer et lui fit une deuxième fille. Dans cette situation de bigamie de fait,
l'épouse de Pierre travaillait au dehors et Laurentine souffrait d'être celle
qui reste à la maison, vouée aux tâches ménagères. Peu après la naissance de
sa deuxième fille Lara, en mars 1979, elle s'en alla donc avec elle. Quelques
semaines plus tard, elle revint, posa l'enfant dans les bras du père en disant
qu'elle ne pouvait pas l'élever et disparut pendant des années. On perd alors
sa trace. Aux dires de ses proches, elle vivait d'un commerce de pagnes et
de bimbeloterie à Abidjan, avait rencontré un homme et mit au monde une
dernière fille en 1985 ou 1986. À cette même époque, dans une gare rout
ière, elle accuse de vol - semble-t-il à tort — un Burkinaké qui fait le métier
de « pousse-pousse », c'est-à-dire qui transporte des marchandises à l'inté
rieur et autour de la gare. Condamné à la prison, il la maudit. Laurentine
Ariane Deluz devient complètement amorphe et inactive, s'enfonce dans le mutisme et la
mélancolie, en alternance avec des comportements de revendication et de
persécution. Son compagnon la quitte, son commerce dépérit, sa sœur
cadette la ramène au village où je revins moi-même pour la première fois
fin 1989 après plusieurs années d'absence ou de brèves visites, et fais alors
sa connaissance. Elle est à ce moment douce, pâle, émaciée, et je la soup
çonne à tort d'être malade du sida.
Quand je la revois au village à l'automne 1992, son état s'est dégradé.
Sa famille paternelle, très appauvrie — on le verra plus loin - ne fait rien ni
ne peut rien faire pour elle. Elle est hébergée dans sa famille maternelle et
Pierre donne quelque argent pour qu'on lui procure des soins « tradition
nels ». Elle est successivement confiée à divers guérisseurs sur lesquels je
n'ai pas de détails, et finalement à un Burkinabé qui la brutalise, tente de
la traiter avec du feu et finit par l'enchaîner. D'accord avec son cousin
croisé matrilatéral, pour elle un « oncle maternel » dans la terminologie de
parenté gouro, qui est mon assistant de recherche, nous intervenons pour
la libérer et nous tentons en vain de retrouver l'homme qui l'a maudite,
car nous voulons lui « demander son pardon » et qu'il lève sa malédiction.
Ces démarches traînent, l'homme insulté a disparu, nous obtenons cepen
dant que les responsables locaux et abidjanais de la communauté burki
nabé acceptent de faire pour elle le sacrifice expiatoire que nous leur
proposons, sans grand résultat. Je revins en Côte-d'Ivoire, à Abidjan, fin
1994. À Blablata, Laurentine se terre dans une case à moitié détruite ; elle
a jeté en brousse, où on la lui a volée, la valise qui contient ses vêtements,
elle erre sur la route, violente, crasseuse, les cheveux dénoués, et hurle
qu'on l'a agressée. Sa sœur cadette lui apporte encore de la nourriture mais
sinon elle est unanimement rejetée : sa propre mère a peur d'elle et plus
personne ne la supporte. Il faudra de longs mois pour intervenir efficac

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