L’idéalité royale en Castille au XIIIe siècle : des Sept parties aux Castigos del rey don Sancho IV - article ; n°1 ; vol.27, pg 293-309
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L’idéalité royale en Castille au XIIIe siècle : des Sept parties aux Castigos del rey don Sancho IV - article ; n°1 ; vol.27, pg 293-309

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Cahiers de linguistique hispanique médiévale - Année 2004 - Volume 27 - Numéro 1 - Pages 293-309
17 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2004
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Langue Français

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L’idéalité royale en Castille au  e siècle : des Sept parties aux Castigos del rey don Sancho IV
Ghislaine F  ERPI (AMERIBER, Bordeaux III) SIREM (GDR 2378, CNRS)
Les Castigos del rey don Sancho IV 1 ont fait l’objet, depuis l’édition d’Hugo Oscar Bizzari, d’études qui ont permis une meilleure interprétation de l’œuvre. La confrontation entre les différents manuscrits a redonné aux Castigos leur structure 2 , un titre plus adéquat au propos 3 tandis que l’ana-lyse a dégagé les différentes portées du livre. Ce traité s’inscrit dans la tra-dition sapientielle médiévale 4 mais n’est pas pour autant dépourvu d’im-plications politiques. Cela ne peut surprendre : Sanche IV, roi de Castille et du Léon de 1284 à 1295, écrivit ou fit rédiger cet ouvrage d’enseigne-ments pour son fils, alors âgé de sept ans, le futur Ferdinand IV. À ce titre, les Castigos peuvent également être considérés comme un re gimen princi-
1. Castigos del rey don Sancho IV , Hugo OSCAR BIZZARRI (éd.), Vervuet : Iberamericana (Medievala hispánica), 2001. Désormais Castigos . 2. H. O. BIZZARRI, « La estructura de Castigos e documentos del rey don Sancho IV . Apuntes para la historia de la formación de la ciencía política en la Castilla del siglo  », Incipit , 17, 1997, p. 83-138. 3. Voir à ce sujet Juan Manuel BLECUA, « El título de los Castigos y documentos de Sancho IV », in : Carlos ALVAR y José Manuel LUCÍA MEGÍA (éd.), La literatura en la época de Sancho IV, Actas del Congreso internacional « La literatura en la época de Sancho IV » , Alcalá de Henares, 21-24 de febrero de 1994, Universidad de Alcalá, 1996, p. 153-168. 4. En ce qui concerne les traités sapientiels, consulter H. O. BIZZARRI, La singularidad de los Castigos e documentos en la tradición de los libros sapienciales de la Edad Media , Tesis doctoral, Facul-tad de filosofía y letras, Universidad de Buenos Aires, 1995 ; du même auteur, « Las colecciones sapienciales castellanas en el proceso de reafirmación del poder monárquico (siglos  y  ) », Cahiers de linguistique hispanique médiévale , 20, p. 35-73 ; Marta HARO CORTÉS, Los compendios de castigos del siglo XIII : técnicas narrativas y contenido ético , Valencia : Cuadernos de Filo-logía, Anejo XIV, 1995 ; id. , La imagen del poder real a través de los compendios de castigos castellanos del siglo XIII , Londres : Department of Hispanic Studies / Queen Mary and Westfield College (Papers of Medieval Hispanic Research Seminar, 4).
, , , p. 
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pum , genre qui connaît un grand essor 5 à partir de la diffusion, en 1159, du Policraticus 6 de Jean de Salisbury. Les Castigos del rey don Sancho écrits sans doute en 1293 respectent les caractéristiques des specula principum : les cinquante chapitres présentent une suite de conseils donnés par le roi Sanche à l’infant, chaque chapitre ou paragraphe commençant par l’apostrophe « Mío fijo » 7 . La teneur des conseils est d’ordre éthique ; le futur roi doit, pour bien exercer le gou-vernement des hommes, apprendre à se connaître – il sera alors à même de connaître ou de reconnaître ceux qui, parmi ses vassaux, méritent sa confiance – et surtout, il doit s’appliquer à pratiquer les vertus chré-tiennes. Un rapide survol des titres des chapitres paraît confirmer l’orien-tation chrétienne du traité ; il est surtout question, dans ces titres ou résu-més, de la crainte de Dieu, de l’au-delà et des actions qui assurent le salut de l’âme ; l’accent est mis sur la chasteté et la nécessité de réfréner ses pre-mières impulsions afin de parvenir à se contrôler. Quelques titres révèlent une portée plus politique comme celui par exemple du chapitre X, « De cómmo deuen los vasallos seruir al sennor » ou encore celui du chapitre XXV, « Cómmo se non deue omne pagar el omne que es mesturero » ( Castigos… , p. 382-383). Une lecture attentive permet cependant de se rendre compte que le politique envahit de fait presque tout le champ discursif : celui qui parle est roi ; il édifie son fils certes mais s’adresse par ce biais à tout un public potentiel sans doute représenté par les nobles de sa cour. Les Castigos ont eu vraisemblablement deux destinataires, l’un déclaré, il s’agit de l’infant Ferdinand, le second sans doute composé des ricosomnes , des prélats for-mant l’entourage immédiat du roi castillan qui, dans le prologue, fait allusion à un public potentiel tout en se gardant bien de le définir : « Con ayuda de çientíficos sabios ordené e fize este libro para mi fijo e dende para todos aquel-los… » (p. 73). Et les vertus qui feront de l’infant héritier un roi chrétien et vertueux seront celles-là mêmes qui rendront les vassaux fidèles et loyaux.
5. En Castille, suivant en cela l’exemple de Louis IX de France, Ferdinand III fit rédiger vers 1237 pour l’infant héritier Alphonse un traité d’enseignements, le Libro de los doze sabios o Tractado de la nobleza o lealtad , dont on connaît également une version amplifiée postérieure. Deux autres ouvrages, les Flores de filosofía et le Libro de los cien capítulos , sont rédigés durant le der-nier tiers du  e siècle. Citons enfin, du franciscain Juan Gil de Zamora, qui fut le précepteur du futur Sanche IV, le De preconiis Hispaniae . Voir sur les Miroirs du prince en castillan, Marta HARO CORTÉS, Los compendios de castigos del siglo XIII : técnicas narrativas y contenido ético , Anejo n° XIV de la revista Cuadernos de filosofía , Valencia : Universidad de Valencia, 1995 ; de H. O. BIZZARRO, « Las colecciones sapienciales… » et de Frédérique COLLA, « La Castille en quête d’un pouvoir idéal : une image du roi dans la littérature gnomique et sapientielle du  e au  e siècle », Razo , 8, 1989, p. 39-51. 6. Jean de SALISBURY, Policraticus , M. Á. LADERO QUESADA (éd.), Madrid : Editora nacional, 1984. 7. En ce qui concerne les techniques narratives, se reporter à M. HARO CORTÉS, Los compendios de castigos… et à H. O. BIZZARRI, « La estructura de Castigos… »
        Le traité fonctionne donc sur deux niveaux ; le propos en est complexe et soulève bien des questions. Nombreux sont les chercheurs qui ont relevé la dimension politique des Castigos tout en l’interprétant de manière différente. Hugo Bizzarri dans son étude des collections sapientielles souligne l’activité littéraire patronnée par Sanche IV 8 , confirmant ainsi l’analyse de Richard Kin-kade 9 , et distingue deux périodes. Durant la première, allant des années 1284 à 1289, l’équipe de rédacteurs, sans doute très semblable quant à sa composition à celle travaillant sous l’égide du Roi Sage, aurait poursuivi la rédaction de la Estoria de España , réalisé une version de la Deuxième par-tie – avec une modification significative de la loi concernant les droits suc-cessoraux – et rédigé le Libro de los cien capítulos . La seconde période – qui va jusqu’à la mort du monarque en 1295 – aurait vu la traduction du Libro del Tesoro de Bruno Latini, la rédaction d’un traité scientifique, le Lucidario , et de deux ouvrages d’enseignements, le Libro del consejo y de los consejeros et les Castigos . Pour H. Bizzarri, les Castigos sont bien l’œuvre la plus personnelle du roi Sanche, et tout en reconnaissant que le traité doit beaucoup aux Sept parties , il insiste sur la coloration cléricale du traité qui restreindrait, selon lui, l’implication politique du livre ; il écrit ainsi : Evidentemente, don Sancho ha abdicado ante los nobles a la posibilidad de fortalecer el poder real. Su centralización del poder se redujo, fundamentalmente, a un crecimiento burocrático 10 . En revanche, Fernando Gómez Redondo voit dans les Castigos del rey don Sancho une volonté affirmée de conforter l’autorité royale. Pour ce chercheur, le traité, centré sur l’image idéale du monarque, entend légiti-mer des droits successoraux acquis chèrement et, à travers une vision clé-ricale de la société, proposer un mode de relation entre les différents états ou, plus exactement, entre le roi et ses sujets. De plus, analysant le contexte d’écriture du traité, Gómez Redondo met en rapport la rédac-tion des Castigos avec l’action politique d’Alphonse X ; il écrit ainsi : Castigos inaugura, así, un nuevo tiempo, que quiere cerrar el de aquellos disturbios con que el propio Sancho se levantara contra su padre en 1282, alzando a la vez, contra la institu-ción de la realeza, a la aristocracia castellana y a la alta clerecía del reino. Sancho quiere sen-tirse, de nuevo, centro de la corte, inspirador de un particular sistema político, alejado lo sufi-ciente del de su padre, pero coincidente con el mismo en todos los elementos relativos a su autoridad como rey 11 .
8. H. O. BIZZARRI, « Las colecciones sapienciales… », p. 47-56. 9. Richard P. KINKADE, « El reinado de Sancho IV : puente literario entre Alfonso el Sabio y Juan Manuel », Publications of the Modern Language Association , 87 (1972), p. 1039-1051. 10. H. O. BIZZARRI, « Las colecciones sapienciales… », p. 53. 11. Fernando GÓMEZ REDONDO, Historia de la prosa medieval castellana, I. La creación del discurso prosístico : el entramado cortesano , Madrid : Cátedra, 1998, p. 914.
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La divergence entre les deux chercheurs quant à l’appréciation qu’il convient d’accorder aux Castigos est à l’origine de ce travail. Mes pre-mières remarques se rapportent au cadre discursif qui fait d’un roi le locuteur et d’un infant héritier le destinataire de ces enseignements ; elles tendent à montrer que le traité contient, à la fois de manière explicite et implicite, un message politique, à l’instar de certains chapitres dans les-quels sont exposées les relations idéales entre un seigneur et ses vassaux. Les Castigos feraient alors partie d’un ensemble de manifestions ou de démonstrations émanant de la royauté castillane afin de convaincre, de persuader du bien-fondé, à la fois divin et naturel, d’un ordre qui place le roi à la tête du royaume. Je me propose donc d’étudier les principaux aspects de ce que l’on doit bien appeler une idéologie, transmise à travers l’idéalité royale véhiculée par les Castigos 12 . Ce travail a également pour but de vérifier l’affirmation de Gómez Redondo quant à la distance existant entre l’idéologie prônée par Alphonse X et celle de Sanche IV. Pour ce faire, mon analyse sera avant tout comparatiste et, ne pouvant convoquer l’œuvre immense du Roi Sage dans son intégralité, je me suis penchée essentiellement sur la Deuxième partie qui, dans un tout autre registre certes que les Castigos , délivre force informations quant à l’idéologie alphonsine. Ma réflexion se déroulera en trois temps. J’analyserai tout d’abord la conception du pou-voir exposée dans les textes, puis celle du savoir ; enfin, dans un dernier temps, je tenterai de définir ce que devaient être pour Alphonse X puis pour Sanche IV les prérogatives, les fonctions et le rôle du monarque. L’affirmation de l’origine divine du pouvoir royal remonte, en Castille, à Ferdinand I er , qui le premier utilise la formule « rex gratia Dei » 13 . Cette idée fondamentale pour le développement des monarchies occidentales se trouve exposée dans la Deuxième partie , plus précisément dans le titre II. Les rois sont, dit le texte juridique, voulus et faits par Dieu ; ainsi s’ins-
12. De nombreux chercheurs ont déjà emprunté cette voie : Marta HARO CORTÉS, Los compendios de castigos… ; id. , La imagen del poder real… ; H. O. BIZZARRI, « Las colecciones sapienciales… ; F. GÓMEZ REDONDO, Historia de la prosa… ; et également Juan BENEYTO, Los orígenes de la ciencia política , Madrid : Doncel, 1970 ; B. PALACIOS MARTÍN, « Las ideas políticas en los tratados doctrinales españoles : los espejos de príncipes (1250-1350) », Europa en los umbrales de la crisis : 1250-1350 , XXI Semana de estudios medievales, Estella, 18 a 22 de julio de 1994, Pamplona : Gobierno de Navarra, Departamento de educación y cultura, 1995, p. 463-483 ; Denis MENJOT, « Enseigner la sagesse. Remarques sur la littérature gnomique castillane du Moyen Âge », Le discours politique au Moyen Âge , Nilda GUGLIELMI et Adeline RUCQUOI (coord.), Programa de investigaciones medievales, Consejo nacional de investiga-ciones científicas y técnicas, Centre national de la recherche scientifique, 1995, p. 217-231 ; José Manuel NIETO SORIA, « Origen divino, espíritu laico y poder real en la Castilla del siglo  », Anuario de estudios medievales , 27-1, 1997, p. 43-101. 13. Antonio UBIETO ARTETA, « El origen divino de la realeza », in : Los orígenes de los rei-nos de Castilla y Aragón , Zaragoza, 1991, p. 179-180.
        taure un lien privilégié entre le monarque et la divinité (II, II, 4) : « Servir et loar deben todos los homes a Dios, et mayormente los reyes, asi como fechura á su facedor » 14 . L’origine théologique de la royauté permet de fait l’utilisation d’une série d’images 15 dont la plus connue est celle du roi vicaire de Dieu que l’on trouve dans une loi au titre évocateur (II, I, 5) : « Qué cosa es rey, et cómo es puesto en lugar de Dios ». Les premières lignes de la loi méritent d’être retranscrites : Vicarios de Dios son los reyes cada uno en su regno puestos sobre las gentes para mantener-las en justicia et en verdad quanto en lo temporal, bien asi como el emperador en su imperio. ( VII P , vol. 2, p. 7) En quelques mots, l’équivalence entre l’ imperium et le pouvoir royal est posée, comme est précisé le domaine – domaine des choses temporelles – sur lequel s’étend cette autorité. À chacun – qu’il s’agisse du pape, de l’empereur ou du roi – son pouvoir et ses fonctions. Les Castigos ré-affirment également l’origine divine du pouvoir royal, et ce dès le premier chapitre à travers une série de questions rhétoriques : ¿ Quién te fizo nasçer synon Dios e quién te fizo que fueses de alto linaje sinon Dios ? […] ¿ E quién te estableció por mayor d etus hermanos sinon Dios ? ¿ Quién metió los regnos en tu mano synon Dios ? (p. 83-84) Le chapitre X est encore plus explicite quant à la place et à la fonction qu’occupe le monarque ; on lit en effet : « Temiendo el omne a Dios, que es sen-nor sobre todo dél ayuso, ha de temer a su rey que tiene lugar de Dios en la tierra en aquel regno en que lo Él pone » (p. 130). Le roi est, en son royaume, l’image de Dieu ; il est de plus une sorte de pont entre les deux sphères céleste et ter-restre, se détachant de ses sujets par ce halo divin qui le nimbe. L’auteur des Castigos peut alors déclarer, toujours dans le même chapitre, que les rois sont sacrés et couronnés (p. 137) et décrire dans le chapitre suivant, de manière minutieuse, le roi assis sur son trône, tel une divinité, paré de toutes les vertus (p. 142-146). L’on pourrait arguer de l’absence de toute allégorie de la royauté sacrée dans les Sept parties ; il est certain que le texte juridique ne se prête pas à de tels débordements discursifs. Mais si l’on considère la totalité et
14. ALFONSO X, Siete partidas , Madrid, Real Academia de la historia, 3 vol., (1 re édition 1807), 1972, vol. 2, p. 17. Désormais VII P . 15. Je ne reprendrai pas dans cette étude toues les images mises à profit par la royauté cas-tillane ; voir à ce propos José Manuel NIETO SORIA, « Imágenes religiosas del rey y del poder real en la Castilla del siglo  », En la España medieval , V, Estudios en memoria del profesor D. Claudio Sánchez-Albornoz, vol. 11, p. 709-729. En plus du roi vicaire, J. M. Nieto Soria relève l’utilisation d’images courantes telles que le roi sénéchal de Dieu, le rex imago Dei , le rex virtuosisimus , le rex miles Dei. Consulter également Miguel Ángel PÉREZ PRIEGO, « Imágenes literarias en torno a la condición del príncipe en el Libro de los Castigos », in : La literatura en la época…, p. 257-265 .
   la diversité de l’œuvre alphonsine, il apparaît que chaque composante remplit une fonction précise : ce qu’affirme la Deuxième partie , les Cantigas de Santa Maria 16 , texte et image, le mettent en scène. Alphonse X est dans le recueil marial enluminé, magnifié, sacralisé par le recours à une proxé-mique précise, par des attributs spécifiques et par la réitération de la faveur de la Vierge qui jamais ne lui fait défaut 17 . Les similitudes entre la conception alphonsine du pouvoir, son origine et sa nature, et celle de Sanche IV sont donc nombreuses. L’auteur des Castigos prend soin également de rappeler l’existence des deux pouvoirs, temporel et spirituel, mais la phrase comporte une certaine ambiguïté quant à la prééminence du spirituel sur le temporel, puisque le premier « reçoit » de Dieu le pouvoir, tandis que le second occupe la place de Dieu sur terre : E en esta respuesta dio a entender que las cosas spirituales son de la iglesia que las rescibe por Dios. Otrosí las cosas temporales son de los emperadores e tienen logar de Dios por que el estado que tienen los reyes es muy grande e muy alto e mucho de guardar. (p. 141) Cette ambiguïté est sans doute voulue tout comme est intentionnel le glissement qu’opère le texte, passant de l’empereur au roi. Pour Alphonse X comme pour Sanche IV, le roi est bien « empereur en son royaume » ; son autorité ne souffre point de limitations de la part du pou-voir spirituel. L’on connaît les relations difficiles qu’entretinrent les deux monarques avec la papauté, tout comme l’on sait leur volonté expresse de diriger l’Église castillane à travers la nomination des évêques ou l’adjudi-cation des tercias ecclésiastiques 18 . Un examen attentif des Castigos révèle néanmoins deux différences touchant la conception du pouvoir. Tout d’abord, dans le chapitre X, se trouve exposée la justification du pouvoir dont le but premier est, rappe-lons-le, l’exercice de la justice – le pouvoir est alors considéré essentielle-ment sous son aspect coercitif. Il s’agit d’une sorte de condensation de l’histoire de l’humanité depuis la Genèse, qui n’est pas sans rappeler la
16. ALFONSO X, Cantigas de Santa Maria , Walter METTMAN (éd.), 3 vol., Madrid : Clá-sicos Castalia, 1986. 17. Voir à ce propos Ghislaine FOURNÈS, « Alphonse X auteur et acteur des Cantigas de Santa María », Actes du séminaire international « Histoire des idées politiques dans l’Espagne médiévale (Conceptions et représentations de la royauté –  e et  e siècles) » , Université Paris XIII, 21 et 22 novembre 1997, Cahiers de linguistique hispanique médiévale , 23, 2000, p. 349-361 ; id., « Une symbolique du pouvoir royal : les miniatures du Códice rico », colloque CIRE-MIA, Université de Tours, « Image et transmission des savoirs dans le monde ibérique et ibéro-américain », 5-7 mars 1999, à paraître. 18. Voir à ce propos Joseph F. O’CALLAGHAN, El rey Sabio. El reinado de Alfonso X de Cas-tilla , Sevilla, Publicaciones de la Universidad de Sevilla, 1996, p. 67-83 et José Manuel NIETO SORIA, Sancho IV, 1284-1295 , Palencia : La Olmeda (Corona de España / Reyes de Castilla y León), 1994, p. 214-221 .
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teneur de la General estoria . Les péchés et les fautes du genre humain sont rappelés comme une sorte de fatalité : « Pero a la cima non se pudieron guardar que non feziesen muchos males e non cayesen en muchos yerros » ( Castigos , p. 133). Ceci permet de justifier l’apparition des premiers gouvernants appelés « cabeça » ; plus tard, ils recevront le titre de roi qui, toujours selon les Cas-tigos , signifie : « como regla de mantenimiento de los omnes » (p. 134). On le sait, cette justification du pouvoir doit beaucoup à saint Augustin. Pour le Père de l’Église, la condition déchue de l’homme, conséquence du péché originel, rend nécessaire la coercition. Le pouvoir ne se justifie donc que par l’économie du salut et s’inscrit dans l’ordre surnaturel, comme le rappelle, en une sorte d’ amplificatio , le prologue des Castigos (p. 71-73). Ce dernier point a servi de fondement aux instances ecclésiastiques pour défendre la supériorité papale et assujettir empereurs et rois, ceci du moins jusqu’au milieu du  e siècle 19 . Il est donc étonnant que Sanche IV recueille et développe cette explication de la nécessité du pou-voir alors que par ailleurs, il revendique, en tant que roi castillan, l’auto-nomie politique, vis-à-vis de l’empereur – dont le pouvoir est à cette époque plus qu’amoindri – et vis-à-vis de la papauté. Ceci est d’autant plus étonnant qu’Alphonse X, lorsqu’il entreprend de justifier le pouvoir temporel, se réfère à Aristote (II, I, 6) : Rey tanto quiere deir como regidor, ca sin falla á él pertenesce el gobernamiento del regno, et segunt dixieron los sabios antigos, señaladamente Aristóteles en el libro que llaman Politica, en el tiempo de los gentiles el rey non tan solamente era guiador et cabdiello de las huestes, et juez sobre todos los de su regno, mas aun era señor sobre las cosas spirituales que estonce se facien por reverencia et por honra de los dioses en que ellos creien, et por ende lo llamaban rey, porque regie tambien en lo temporal como en lo spriritual. ( VII P , vol. 2, p. 8) La traduction puis la diffusion, à partir de 1260, de la Politique d’Aris-tote, entraînent une mutation dans la façon de concevoir le pouvoir. À la conception de saint Augustin se superpose – la première ne disparaissant nullement – la conception de saint Thomas qui, adaptant la philosophie aristotélicienne au dogme chrétien, envisage le pouvoir comme néces-saire du fait que l’homme est avant tout un être politique. Le lien entre le roi et ses sujets se fonde alors sur l’ordre naturel et non plus sur l’ordre surnaturel. Cette première différence entre la conception du pouvoir royal du Roi Sage, influencée par le thomisme, et celle des Castigos , postérieure de quelques vingt années mais reprenant la vision pessimiste véhiculée par La Cité de Dieu 20 , n’est pas pour surprendre lorsqu’on connaît l’influence
19. Voir à ce sujet Michel SENELLART, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement , Paris : Seuil (Travaux), 1995, p. 82-83. 20. SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu , Paris : Seuil (Points), 2 vol., 1994.
   de la pensée des ordres mendiants – dominicains et franciscains défendi-rent toujours l’interprétation augustinienne – sur Sanche IV. Le francis-cain Juan Gil de Zamora fut, sur ordre d’Alphonse X, le précepteur de l’infant ; il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment d’un Liber Mariae et d’un traité que l’on peut à juste titre considérer comme un spe-culum principum , adressé à Sanche, le De preconiis Hispaniae 21 . L’influence exercée par Juan Gil de Zamora et son œuvre explique également la seconde différence entre la conception du pouvoir exposée dans l’œuvre alphonsine et celle des Castigos . Deux chapitres, le I et le XV, sont à cet égard révélateurs. Le propos est sans ambiguïté ; il s’agit pour Sanche IV de justifier sa rébellion contre son père et son accession au pouvoir. Le monarque rappelle tout d’abord que Dieu décide de la pri-mogéniture : « ¿ E quién te estableció por mayor de tus hermanos sinon Dios ? ¿ Quién metió los regnos en tu mano synon Dios ? » ( Castigos , p. 83-84). Après cette entrée en matière, le chapitre XV pourra développer ce que l’on peut considérer comme un plaidoyer du monarque. Sont fustigés les rois qui divisèrent leur royaume : Para mientes quán mal se fallaron e quánd mala çima ouieron los reyes que partieron los regnos por los fijos que ouieron, e después de la su muerte las discordias e las guerras e las muertes e los males que déllos vienen por razón de la partiçión. (p. 165) Cette dernière phrase renvoie sans nul doute à la volonté d’Alphonse X de dédommager les infants de la Cerda en démembrant, en leur faveur, la couronne de Castille. La critique est patente. La suite du texte est une sorte de rappel de l’histoire du royaume depuis Ferdi-nand I er , ce qui permet au locuteur-roi de raconter à sa manière les évé-nements survenus entre 1275 et 1284 : E nos, el rey don Sancho, que fezimos este libro, heredamos los regnos que auíe nuestro padre el rey don Alfonso por que el infante don Fernando era mayor que nos, seyendo él casado e auiendo fijos, murió grand tienpo ante que el rey nuestro padre finase. Ca si él un día visquiera más que nuestro padre, non ouiéramos nos ningund derecho en el regno. Mas ordenamiento fue de Dios que fuese así. E a lo que Él ordena non puede nin deue pasar ninguno contra ello, ca Él es aquel que sabe qué eslo que faz. (p. 166) Au-delà du problème relatif à la succession, les lignes citées renvoient à la dichotomie entre le corps et l’âme, le corps qui vient du père et l’âme de Dieu, dichotomie qui, tout au long du Moyen Âge, structure l’opposi-tion entre la parenté charnelle et la parenté spirituelle. C’est cette même notion qui ouvre le recueil : Mío fijo mucho amado, tú eres mío fijo carnalmente e de la mi simiente fuyste tú fecho. E
21. Juan GIL de ZAMORA, De preconiis Hispaniae o Educación del príncipe , Zamora : Ayunta-miento de Zamora, 1996.
       
commo quier que tú seas mío fijo, Dios, criador e fazedor de todas las cosas, es padre del alma, ca él la fizo de nada ; pues conuiene que le guardes bien aquello que es su fechura. (p. 75) Au père qui l’a maudit, Sanche IV substitue le père céleste, ce qui l’amène à accentuer le caractère théocentrique de son autorité. Les Cas-tigos disent alors, entre les lignes, qu’il doit peu à son père charnel, car c’est Dieu qui l’a placé sur le trône castillan, et s’il lui doit peu, le tort porté n’est pas si grave. L’on perçoit alors la distance le séparant du Roi Sage qui, en toutes ses actions comme dans toute son œuvre – Le Septé-naire , écrit vers la fin de sa vie en est la meilleure preuve 22 –, revendiqua l’héritage politique et moral de Ferdinand III. Et si le but de Sanche IV est le même que celui de son père, conforter l’autorité de la royauté, les figures référentielles ne sont pas les mêmes ; rejetant son père comme modèle, il fait appel à d’autres figures royales, moins problématiques, qui apparaissent au fil des pages, Godefroy de Bouillon, le Cid, le roi Henri… Privilégiant la parenté spirituelle et la vision sacralisée de la royauté, il ne fait, finalement, que reprendre et adapter à sa situation les enseignements de Juan Gil de Zamora, qui écrit dans le De preconiis Hispaniae : « El poder no se debe a la herencia, sino a la delegación que Dios hace de su poder y a las virtudes cristianas del elegido » 23 .
Cette belle citation me permet d’aborder le second point de cette étude, consacré à la notion de savoir, savoir qui, selon la conception de l’époque, est la source de toutes les vertus étant donné que toute connaissance pro-vient de Dieu. Il existe une alliance entre le pouvoir royal et le savoir, l’un servant l’autre et réciproquement. L’instrumentalisation du savoir par la royauté castillane – essentiellement à partir du règne de Ferdinand III et jusqu’à la régence de María de Molina – est un phénomène reconnu et amplement analysé 24 . Si le savoir est connaissance et crainte du Seigneur, la sagesse en est l’application et/ou, dans l’optique qui est la mienne, l’enseignement. C’est ainsi que, dès le prologue, le roi Sanche se présente à la fois comme 22. Voir à ce propos Georges MARTIN, « Alphonse X ou la science politique ( Septénaire , 1-11) » [première partie : « Le modèle de l’autorité »], Cahiers de linguistique hispanique médiévale , 18-19, 1993-1994, p. 79-100 et « Alphonse X ou la science politique ( Septénaire , 1-11) » [deuxième partie : « Le modèle politique »], Cahiers de linguistique hispanique médiévale , 20, 1995, p. 7-33. 23. Juan GIL de ZAMORA, De Preconiis Hispaniae…, p. 85. Voir à ce propos Miguel de CASTRO, Las ideas políticas y la formación del príncipe en el « De preconiis Hispaniae » de Fray Juan Gil de Zamor a, Madrid : Consejo superior de investigaciones científicas, Instituto Jerónimo Zurita, 1958. 24. Consulter entre autres Adeline RUCQUOI, « El Rey Sabio : cultura y poder en la monarquía medieval castellana », III Curso de cultura medieval , Aguilar de Campoo, 1991, p. 77 -87 ; José Manuel NIETO SORIA, Fundamentos ideológicos del poder real en Castilla (siglos XIII -XVI ) , Madrid : Eudema, 1988 et Fernando GÓMEZ REDONDO, Historia de la prosa medieval castel-lana, I…
   l’auteur – et non le rédacteur – du traité et le magister de son fils et de ses sujets : E, por ende, nos el rey don Sancho, por la gracia de Dios, […] acatando que todo omne es obligado de castigar, regir e aministrar sus fijos e dalles e dexalles costumbres e regimiento de buenos castigos en que naturalmente puedan beuir e conosçer a Dios e dar exemplo de bien beuir a los otros – e eso pertenesçe mayor mente a los reyes e príncipes que han de gouernar reynos e gentes – con ayuda de çientíficoc sabios ordené e fize este libro para mi fijo e dende para todos aquellos que del algund bien quisieren tomar e aprender a serviçio de Dios e de la Virgen gloriosa Santa María pro e bien de las almas e consolaçión e alegría de los cuerpos. ( Castigos , p. 73-74) Sanche IV semble en cela suivre l’exemple de son père, à la fois auteur, commanditaire et mécène. Les résultats sont certes moindres, mais l’on peut arguer du fait que le règne de Sanche IV n’a guère excédé les dix années et s’est déroulé dans des conditions peu favorables à l’activité scientifique, littéraire et artistique 25 pour apprécier pleinement la pro-duction de la fin du  e siècle. La production d’œuvres originales qui ne sont plus des continuations signale la fin des années difficiles. C’est après la prise de Tarifa, qui consacre en quelque sorte son autorité, que le monarque entreprend la rédaction d’une œuvre personnelle, d’un traité d’éthique où il dit « je » sans crainte de l’ombre du père. Il y a bien chez les deux monarques une même attitude face au savoir, un même souci didactique. Alphonse X n’écrit-il pas dans le prologue des Sept parties : Ca los reyes sabiendo las cosas que son verdaderas et derechas, facerlas han ellos, et non consintirán á los otros que pasen contra ellas, segunt dixo el rey Salomon, que fue muy sabio et mui justiciero, que cuando el rey sobiere en cátedra de justicia, que ante el su acatamiento serán desatados todos los males ; ca pues que lo que él entendiere guardará á si e á todos los otros de daño : et por esta razon fecimos señaladamente este nuestro libros, por que siempre los reyes de nuestr señorio caten en él asi como en el espejo, et vean las sus cosas que han de enmen-dar et las enmienden, et segunt aquesto que lo fagan en los suyos. ( VII P , vol. 1, p. 3-4) Roi magister , Sanche IV est également le roi exemple et miroir comme il est dit dans les Castigos : « a enxenplo dél se mantienen todos los otros e él es espejo en que todos los otros se catan » (p. 161). À ce titre, il se doit de contenir en lui toutes les vertus qui, tout au long des cinquante chapitres, sont nommées, détaillées, glosées et illustrées par de nombreux exempla , sentences, cita-tions bibliques… Et l’on peut sans grande difficulté retrouver dans cette exposition quelque peu désordonnée la présentation claire et hiérarchisée des lois alphonsines concernant la personne royale. Le chapitre XIII insiste sur la nécessité de se connaître soi-même pour ensuite connaître
25. En ce qui concerne le dernier volet, consulter Fernando GUTIÉRREZ BAÑOS, Las empresas artísticas de Sancho IV el Bravo , Junta de Castilla y León, Consejería de educación y cul-tura, 1997.
        autrui. Les Sept parties , comme les Castigos , relient cette connaissance syno-nyme de vertu à l’office royal qui consiste avant tout à savoir choisir ses conseillers, à récompenser ceux qui le méritent et à assurer l’ordonnance de la société (II, V, 17), « Et los sabios antiguos se acordaron en esto, que mas conviene al rey esta conoscencia que á los otros homes para saber á cada uno honrar et tener en el estado que él meresce » ( VII P , vol. 2, p. 38). Sans procéder à une étude exhaustive qui dépasserait le cadre de ce travail, l’on peut relever les parallèles les plus significatifs entre la Deuxième partie et les Castigos quant aux vertus qui siéent au roi. La première des vertus est bien la piété, sorte de condensé des trois vertus chrétiennes, la foi, la charité et l’espérance. Chaque texte débute par le rappel de la crainte et de l’amour de Dieu – l’un ne peut aller sans l’autre qui sont la première marque de la royauté : après la définition des pouvoirs tem-porels exposée dans le titre I, la Deuxième partie consacre le titre suivant à cette question : son titre en est « Qual debe el rey en conoscer, et amar et temer a Dios » (p. 14). Les Castigos s’ouvrent sur une phrase-titre, sorte d’écho du titre alphonsin : « Cómmo deue el omne conosçer e temer a Dios que le fizo el alma » ( Castigos , p. 75). Cette dernière remarque corrobore l’idée défendue par Hugo O. Bizzarri selon laquelle les Sept parties constitueraient une des sources du traité 26 . Mais les concordances ne s’arrêtent pas là. La phrase suivante : « La boca del rey e del grand sennor mucho se deue guardar que non diga palabra sobejana nin vana nin loca nin soberuiosa nin desapuesta nin caçurra nin lixosa » ( Castigos , p. 220), semble condenser le titre IV dont le titre est « Qual debe ser el rey en sus palabras » ( VII P , vol. 2, p. 21). Les deux textes – pour le texte juridique il s’agit des lois 10-12 du titre V – condamnent la colère et recomman-dent la mesure en toutes choses 27 : « Quanto el omne es mayor e lo pone Dios en mayor estado, tanto paresçe en él la mesura » ( Castigos , p. 162). Dans les Castigos, la luxure est vilipendée et la chasteté valorisée ; les chapitres XIX et XX se complaisent à détailler les possibilités de pécher dans ce domaine. Le chapitre suivant est un éloge de la chasteté – son titre est « De quand noble cosa es ante Dios la virginidat » (p. 200) ; la tonalité de ces lignes renvoie sans nul doute aux injonctions ecclésiastiques et se situe dans la pensée de saint Paul, pour qui la chasteté est l’état saint par excel-lence, le mariage ne représentant qu’un moindre mal 28 . La Septième partie 26. H. O. BIZZARRI, « Reflexiones sobre la empresa cultural del rey don Sancho IV de Castilla », Anuario de estudios mediavales , 31(1), 2001, p. 429-449, p. 443. 27. Ce point doit être mis en relation avec la traduction du De ira de Sénèque, traduction réalisée sous l’égide de Sanche IV. Voir à ce propos Carmen PARRILLA, « En torno al libro de Séneca contra la ira y la saña », in : La literatura en la época…, p. 244-255. 28. La plupart des textes des théologiens du Moyen Âge exprime plus que le refus de la sexualité, le dégoût qui débouche sur une condamnation sans appel. En effet pour eux, seule la pureté – entendons la chasteté – mène à Dieu. Cette idée contenue dans la première épître de
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