Le malheur biologique et sa répétition - article ; n°3 ; vol.26, pg 873-888
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Description

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations - Année 1971 - Volume 26 - Numéro 3 - Pages 873-888
16 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié par
Publié le 01 janvier 1971
Nombre de lectures 29
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Extrait

Madame Jeanne Favret-Saada
Le malheur biologique et sa répétition
In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 3-4, 1971. pp. 873-888.
Citer ce document / Cite this document :
Favret-Saada Jeanne. Le malheur biologique et sa répétition. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 3-
4, 1971. pp. 873-888.
doi : 10.3406/ahess.1971.422451
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1971_num_26_3_422451Le malheur biologique et sa répétition
Après dix-huit mois passés à entendre des paysans ensorceléVet leurs désen-
voûteurs dans le Bocage mayennais, j'ai pensé fixer quelques-uns des enseigne
ment apportés par cette recherche afin de susciter un débat qui peut-être en
orientera l'issue. Les affirmations que l'on trouvera ici ne prétendent donc pas
constituer un savoir désormais clos, chacune pouvant être reprise à l'occasion
de nouvelles rencontres faites sur le terrain ou de la discussion engagée avec
des collègues.
Cette enquête porte sur les représentations du malheur biologique dans la
paysannerie du Bocage : mort, stérilité, maladies des bêtes et des gens. Lorsque
ce malheur se présente en série — une génisse qui meurt, l'épouse qui fait une
fausse couche, l'enfant qui se couvre de boutons — le paysan adresse une double
demande aux gens de savoir : demande d'interprétation, d'abord; demande
thérapeutique, ensuite.
A cette demande, le médecin et le vétérinaire répondent en déniant l'existence
d'une série : les trois phénomènes cités plus haut ne s'expliquent pas par les
mêmes raisons. Comme dépositaires d'un savoir objectif sur le corps, ils pré
tendent pouvoir éliminer séparément les causes du malheur.
Mais quelle que soit leur efficacité, elle est incomplète aux yeux de certains
paysans, car elle affecte la cause et non l'origine de ses maux. L'origine, c'est
toujours la méchanceté d'un ou plusieurs sorciers affamés du malheur d'autrui,
dont le regard et le toucher ont une efficacité surnaturelle.
Devant cette demande du paysan, le prêtre se trouve dans une position plus
difficile que le médecin, on s'en doute, car le mal, le malheur et le surnaturel ont
un sens pour lui. La démarcation entre les registres de la nature et de la surnature
relève d'un décret de l'orthodoxie catholique dont chaque prêtre a plus ou moins
bien assimilé les raisons. Devant la multiplicité des récits qui courent dans sa
paroisse, il doit choisir entre trois types d'interprétation exclusifs les uns des
autres :
a) Soit le prêtre rejette ces malheurs dans l'ordre de la nature : ce faisant
il s'aligne sur l'idéologie médicale, et considère les ensorcelés comme des supersti
tieux ou des délirants.
•73 LOGIQUES AUTRES
b) Soit il admet que ces malheurs renvoient au registre du surnaturel, mais
comme un effet de l'amour divin : ainsi l'évêque de Séez prêchant la « bonne
souffrance » pour le quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire de l'apparition de
la Vierge à Pontmain devant une assemblée de paysans « peu chanceux », pour
reprendre l'expression de l'un d'eux.
c) Soit le prêtre accède à la demande du paysan et interprète ces malheurs
comme l'effet de diableries. Il se trouve alors placé devant une alternative : ou
bien il en réfère à l'exorciste du diocèse, comme il le doit, mais il a très peu de
chances de convaincre celui-ci, qui a opté pour l'interprétation positiviste. Ou
bien, cédant à l'angoisse du paysan, il exorcise sans en référer à la hiérarchie, et
devient alors un « petit guérisseur pour le bien » qui protège des maléfices sans
les renvoyer au sorcier.
Qu'il s'adresse au médecin ou au prêtre — même dans le cas où celui-ci
accepte de tenir le rôle d'un petit guérisseur — l'ensorcelé n'obtient pas de réponse
satisfaisante à sa question sur l'origine du malheur biologique et de sa répétition :
le sorcier est pour lui un être réel et proche — tel voisin, tel parent — et non un
esprit immatériel.
S'il est « pris dur » par les sorts, s'il est incapable d'arrêter la prolifération des
malheurs, le paysan fait alors appel à un professionnel de la méchanceté surnat
urelle qui le guérit d'être « trop bon » et « rend coup pour coup » au sorcier supposé
au nom de son client.
La demande thérapeutique concernant l'origine du malheur biologique
s'adresse exclusivement à celui que nous nommerons désenvoûteur. Celui-ci
peut être un guérisseur partiellement spécialisé dans la lutte contre les sorts, un
prêtre qui accepte de mettre une fraction de la toute-puissance divine au service
de l'ensorcelé, ou un devin dont les paroles prennent le poids d'un rituel.
Le mécanisme de la cure constitue le centre de cette recherche. Mieux vaut
en présenter les aspects principaux sous forme de questions que d'affirmations :
le rôle de la cure se borne-t-il a ce qu'un foyer puisse continuer à se dire souffrant
une fois épuisées les explications positives ? Quelle relation la cure institue-t-elle
entre les trois partenaires — la victime, l'agresseur, le justicier ? Qu'en reste-t-il
une fois passé l'épisode qui a conduit une victime à embaucher un mercenaire de
la lutte magique ? Ce mercenaire constitue-t-il une garantie symbolique du retour
à la normale, ou maintient-il l'ensemble des trois positions dans le registre de
l'imaginaire ?
Avant d'en venir à ces questions, il faut toutefois donner quelques précisions
sur la façon très particulière dont s'élabore le savoir ethnographique dès lors
qu'il s'agit de sorcellerie dans le Bocage.
Discours du savant et discours du paysan
Pendant plusieurs mois, le seul fait empirique que j'aie pu relever, c'est un
discours paysan sur la sorcellerie, qui se déroule d'une certaine manière et entre
tient des rapports complexes avec un autre discours, qu'on nommera « objecti-
viste » pour simplifier.
Après dix-huit mois d'enquête, je ne puis dire s'il existe un seul sorcier, ni
s'il existe des pratiques d'ensorcellement (si l'on tient provisoirement pour négl
igeable le fait que le désenvoûteur d'un ensorcelé est nécessairement le sorcier
de l'agresseur supposé de son client). La littérature africaniste montre d'ailleurs
que l'existence effective du sorcier n'est pas une condition d'existence de ces
174 LA SORCELLERIE DU BOCAGE й=к.адь J. FAVRET
systèmes symboliques, le sorcier pouvant assumer la position du signifiant-zéro.
J'ai seulement entendu des victimes de sorts parler de leurs tentatives pour briser
la série de leurs malheurs en s'adressant à des spécialistes de la guérison magique.
Les sorciers, pour leur part, n'avouent jamais leurs crimes, pas même dans
leurs « délires » à l'hôpital psychiatrique, ce qui constitue une différence notable
avec les sorcelleries africaines. Ils se contentent de mourir de façon significative :
emportés en quelques heures à la suite de la prédiction d'un étranger, en hennissant
après le passage du désenvoûteur comme la jument qu'ils maléficiaient, etc.
Eux ne parlent jamais de sorcellerie.
Comme on pouvait s'y attendre, je n'ai d'abord entendu que le discours
objectiviste, le discours de ceux qui parient du paysan : discours de la justice,
dont on sait qu'il constitue pratiquement notre seule source d'information sur la
sorcellerie européenne; discours du pyschiatre, que j'ai été recueillir sur le conseil
de l'exorciste diocésain qui considère les ensorcelés comme des malades men
taux (à cet égard, le psychiatre est moins radical que l'exorciste, puisqu'il se
contente de diagnostiquer une « bouffée délirante polymorphe à thème de sor
cellerie » et relâche l'ensorcelé lorsque celui-ci a « correctement critiqué son
délire ») ; discours de l'instituteur, enfin, le plus pauvre de tous.
Le paysan, lui-même, dont le procureur et le médecin assurent qu'on n'en
tirera rien parce qu'il « ne parle pas », dont l'instituteur affirme que « sa langue est
fruste », dont le psychiatre affirme qu'il « est incapable d

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