Les écrivaines africaines féministes et la langue française: les exemples de Mariama Ba, de Calixte Beyala et de Ken Bugul
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LES MEMBRES DU COMITE SCIENTIFIQUE ET DE LECTURE: CAPO Hounkpati B Christophe (UAC Bénin), KABORE Raphael (Sorbonne nouvelle-paris 3 France ), KEDREBEOGO Gérard (CNRST/INSS Burkina Faso), GBETO Flavien (UAC Bénin), GADOU Henri (UFHB Côte d'Ivoire), ABOLOU Camille (UAO Côte d'Ivoire ), SILUE Sassongo Jacques (UFHB Côte d'Ivoire), ABO Justin (UFHB Côte d'Ivoire), BOHUI Hilaire (UFHB Côte d'Ivoire), AYEWA Noel (UFHB Côte d'Ivoire), BOGNY Yapo Joseph (UFHB Côte d'Ivoire), ABOA Abia Alain Laurent (UFHB Côte d'Ivoire), LEZOU KOFFI Aimée-Danielle

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Publié le 12 janvier 2020
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Les écrivaines africaines féministes et la langue française: les exemples deMariama Ba, de Calixte Beyala et de Ken Bugul
Les écrivaines africaines féministes et la langue française: les exemples de Mariama Ba, de Calixte Beyala et de Ken Bugul
Résumé
DIOUF Daouda et BADJI Alassane ddiouf@univ-zig.sn Université Assane Seck de Ziguinchor
Le roman africain francophone a toujours était un espace de rencontre entre le français et les langues africaines. L’écrivain africain très attaché à sa culture, à sa langue maternelle ou locales’exprime en français et procède ainsi à des interférences linguistiques, culturelles et de genres. Les romancières féministes n’échappent pas à ce processus d’appropriation de la langue française dans la quelle elles s’expriment et tentent d’affirmer leur féminité et leur originalité. Cet article cherche ainsi à décrypter les rapports de ces écrivaines féministes avec la langue d’écriture par la méthode analytique.Mots-clés: choc des cultures-interférence linguistique-interférence de genre-féminisme-tradition-modernité
Abstract
The French-speaking African novel has always been a meeting place between French and African languages. The African writer who is very attached to his culture, his mother tongue or local language expresses himself in French and thus makes linguistic, cultural and gender interference. Feminist novelists do not escape this process of appropriation of the French language in which they express themselves and try to assert their femininity and originality. Thus, via an analytical method, this article seeks to decipher the relationships of these feminist writers with their writing language. Keywords:of Cultures, Linguistic Interference, Cultural interference, Gender Clash interference, Feminism, Tradition, Modernity.
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Introduction
Les écrivaines africaines féministes, par leurs discours engagés, tentent de réapproprier leur corps en revendiquant une place spécifique dans la gestion de la cité et dans la création littéraire. Cette littérature africaine revendicative, portée par les femmes, occupe
une place particulière dans la critique postmoderne. En effet, de nombreuses études faites sur le roman féministe ont dévoilé son caractère esthétique et novateur. Les exégètes cherchent ainsi à saisir le moi féminin dans ses épanchements lyriques, idéologiques et esthétiques.. Voilà pourquoi, Odile Cazenave affirme la naissance «d’une nouvelle génération d’écrivains 1 femmes ». ɓ’est en ce sens que nous tentons d’analyser le rapport des écrivaines féministes avec la langue française. Quelles formes de relation ces écrivaines entretiennent-elles avec la langue française malgré leur attachement à leur langue maternelle et leur enracinement culturel? L’usage des langues africaines dans le texte français n’entraine-t-il pas un conflit culturel, linguistique et générique dans le roman? En se fondant sur ces questions soulevées, il s’agit, dans une démarche analytique, d’étudier les rapports que ces écrivaines féministes entretiennent avec la langue d’écriture, le français. Ainsi, le conflit de cultures soulevé par la double appartenance culturelle des auteures, la pratique des interférences linguistiques pour
mieux exprimer l’âme africaine et le dialogue des genres qui caractérise l’écriture féministe
seront décryptés.
1.Le conflit de cultures
Les romans des écrivaines féministes offrent une illustration assez claire du conflit des cultures qui oppose les personnages qui peuplent leur univers littéraire. En effet, dansUne si 2 3 4 longue lettredans comme Le Baobab fou et dansC’est le soleɓl quɓ m’a brulée, la combinaison des langues maternelles des auteurs avec le français, de plusieurs genres (roman, genres oraux) définit l’espace de rencontre, d’affrontement et de dialogue de cultures. ɓette rencontre des cultures s’aperçoit à travers un ensemble de faits culturels qui s’opposent et s’interfèrent à travers un processus de métissage. Ainsi, deux visions du monde et de la
1 Odile Cazenave. Femmes rebelles. Naissance d’un nouveau roman africain au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996, p.13.2 Mariama Ba. Une si longue lettre. Dakar NEAS, 1978. NB : nous utiliserons les sigles (USLL) pour désigner cette œuvre.3 Ken Bugul. Le Baobab fou. Paris : Présence africaine, 2009. NB: nous utiliserons les sigles (LBF) pour désigner cette œuvre.4 Calixte Beyala. C’est le soleil qui m’a brulée. Paris: Editions. J’ai lu, 1987 NB: : nous utiliserons les sigles (CSB) pour désigner cette œuvre.
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culture se côtoient: la culture occidentale et la culture africaine. ɓ’est pourquoi la scolarisation comme valeur de la modernité occidentale s’oppose à l’éducation traditionnelle africaine dansleurs œuvres.DansUne si longue lettrecomme dansLe Baobab fouetC’est le soleɓl quɓ m’a brulée, les auteures interfèrent l’éducation française à l’éducation traditionnelle mais aussi la culture européenne à la culture africaine. Cette hybridité culturelle provoque chez les filles scolarisées un engouement et un désir d’affranchissement des poids de la tradition africaine. En effet, dans le roman de Mariama Bâ, la narratrice Ramatoulaye, son amie Aïssatou, et d’autres personnages épousent les valeursde la modernité occidentale. Dès lors, elles vont passer de l’école coranique à l’école françaisecomme dans ce passage : «…Le recrutement qui se faisait par voie de concours à l’échelle de l’ancienne Afrique Occidentale Française, …, permettait un brassage fructueux d’intelligence, de caractères, de mœurs et de coutumes différents. » (USLL, p.33.) De même, dansLe Baobab fou, l’école française s’est substituée à l’école coranique pour devenir l’agent clé de la civilisation Occidentale. Le comportement de la narratrice Ken l’illustre: « Je ne parlais qu’en français avec les jeunes gens et jeunes filles qui fréquentaient l’école française.»(LBF, p. 31 ) et son accoutrement le décline aussi «Les décrêpages permanents des cheveux, l’imitation des coiffures occidentales qui donnaient
des visages déstructurés, le vernis rouge comme du sang qui me coulait des doigts. (LBF, p.169) ɓe passage témoigne de l’influence de la civilisation occidentale sur les comportements et modes de vie des jeunes filles instruites. Un comportement qui se lit à travers la manière de parler de Ken et son accoutrement. De même, dansC’est le soleɓl quɓ m’a brulée, l’héroïne, qui a reçu une éducation traditionnelle de sa tante Ada, va désormais embrasser les valeurs de la modernité occidentale à travers l’école étrangère. En effet, si sortir sans l’approbation des géniteurs est un interdit dans la société traditionnelle, l’héroïne de ɓalixthe Beyala va transgresser cet interdit. En effet, Ateba va sortir sans informer sans tante Ada comme le démontre ce passage : « Autrefois, ces choses-là n’arrivaient pas. Les filles ne sortaient pas, ne se posaient pas de questions. Elles ne demandaient qu’un bon mari et des enfants. Maintenant, elles naissent
avec la queue entre les jambes ». (CSB, p.66.) ɓette intrusion de l’éducation européenne dans les valeurs traditionnelles va créer ce qu’on appelle aujourd’hui le conflit de générations et le choc des cultures. Et ce phénomène est mis en relief par les écrivaines féministes à travers leurs œuvres. On assiste ainsi à une lutte idéologique et culturelle qui oppose les jeunes filles africaines scolarisées aux mères de famille conservatrices de la tradition comme Dame Belle-mère et Tante Nabou dansUne si longue lettre. On trouve des positions fermes des femmes
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traditionnalistes contre l’école française. ɔansLe Baobab fouexemple, Ken dévoile par l’hostilité de sa grand-mère en ces termes: « Elle non plus ne me parlait, elle me regardait avec mépris, elle n’avait jamais été d’accord pour que j’aille à l’école française. » (LBF, p.158.) Tout comme la grand-mère de Ken, Tante Nabou aussi exprime sa position en soutenant que: « L’école transforme nos filles en diablesses…» (USLL, p.37.). ɓ’est la raison pour laquelle elle travaillait à donner une éducation très traditionnelle à la petite Nabou, et elle ne « manquait jamais de lui souligner son origine royale et lui enseignait que la qualité première d’une femme est la docilité. » (USLL, p. 59)ɔans l’ensemble, les trois œuvres traitent la notion dechoc de cultures de manière différente. Pour cette raison, leurs personnages évoluent dans des espaces linguistiquement et culturellement distinctes. ɓette entrée à l’école et la rencontre avec les valeurs européennes façonnent les manières de vivre et d’être des personnages littéraires. ɓ’est pourquoi, leurs héroïnes refusent d’être enfermées comme beaucoup d’autres femmes dans certaines normes de la société traditionnelle. Ce conflit culturel est pris en charge par une écriture qui autorise la cohabitation des langues.
2. Le dialogue des langues
La langue fonctionne comme le véhicule privilégié de la culture. Et toute langue qui tente d’exprimer une autre culture que celle qui l’a fait naître devient étrangère. En ce sens elle est inapte à traduire toute la sève nourricière de cette culture autre. Telle est la situation de la langue française en Afrique francophone. L’emploi de la langue française dans le roman africain pose le problème de l’affirmation identitaire. Les écrivaines féministes entretiennentainsi un rapport particulier de séduction, d’appropriation et de transformation avec la langue française, langue d’écriture. Ainsi, par le biais de l’interférence linguistique, elles travaillent à faire dialoguer les langues. Cette cohabitation des langues au sein du roman féministe est perçue par Georges Ngal comme « une protestation contre la condition de minorisation de leurs langues au français d’une part, une manière de promouvoir leur langue maternelle 5 d’autre part.»ɓ’est pourquoi, par le partenariat linguistique, les auteures africaines procèdent à un métissage linguistique dans leurs écrits afin d’exprimer, de manière adéquate, toute leur sensibilité féminine et leur âme africaine. Jean Pierre Makouta-Mboukou explique, de manière claire et transparente, cette situation de bilinguisme culturel qui caractérise l’écrivain africain:
5 Géorges Ngal. Création et rupture en littérature africaine. Parisp. 58.: L’Harmattan, 1994.
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L’écrivain a recours à la langue maternelle d’une part dans un souci de fidélité au contexte culturel, et d’autre part, parce qu’il sent comme une incapacité congénitaleà rendre en français certains aspects culturels de sa civilisation. Il ne s’agit nullement d’une question de non-maîtrise de la langue française mais d’une inadéquation entre le «nègre et la languemoi » 6 chargée de l’exprimer.ɓomme le souligne l’exégète Makouta-Mboukou, la langue française ne peut exprimer tout le limon de la culture africaine parce qu’elle lui est étrangère. Voilà pourquoi les écrivaines
comme Maraima Ba, Calixe Beyala et Ken Bugul puisent dans les ressources de leur langue maternelle les mots et les expressions adéquates pour traduire fidèlement leurs pensées et par-delà, se rapprocher de leur public naturel. Et dans ce contexte de bilinguisme, l’interférence linguistique est l’une des techniques les plus appropriées pour régler ce problème. Le texte de Mariama Bâ, est peuplé de mots wolofs. Le wolof, la langue nationale dominante du Sénégal,
est interféré au français, la langue du colonisateur. ɓ’est un texte avec «un français émaillé 7 de wolof ». En guise d’exemple, on peut citer lesexpressions suivantes « Lessiguil ndigalése succèdent,… » (USLL, p.12.), «L’odeur dulaaxqui tiédit dans des calebasses, » (USLL, p.13.) ou encore LeMiraas, ordonné par le coran…» (USLL, p.21.), etc. Les mots et expressionssiguil ndigalé,laax,miraassont extraites du vocabulaire wolof que l’auteur a tenu à garder explicitement. On peut aussi noter d’autres mots et expressions traduits en
français comme «L’homme au double pantalon» (USLL, p.80) qui signifie un homme qui s’habille en costume occidental, mais aussi, des expressions qui sont en général des proverbes issus de la langue maternelle modifiés en français : « A-t-on jamais vu un étranger détacher une chèvre de la maison ?» (USLL, p.170.), pour dire qu’il n’appartient pas à l’étranger de décider dans sa famille d’accueil.De même, Ken Bugul, introduit certains mots wolof dans son roman. On note des mots désignant les plats, les arbres, le jeu ndiambâme» (LBF, p.1.), «quinquéliba,xun xunoor» (LBF, p.15.), «mbourâke» (LBF, p.44.), «»ligeey u ndey p.153.), (LBF, «gongo»(LBF, p.186.), «dial bi dialâne niébé»(LBF,196.). Ces interférences linguistiques permettent à l’auteure de rester fidèle à sa tradition et par-delà de faire la promotion de sa culture. Mariama Bâ comme Ken Bugul renvoient le lecteur dans les notes de bas de page qui expliquent la signification des mots employés. Ces notes infrapaginales et ces explications internes constituent des marques d’insécurité linguistique de la part de l’auteur. ɔans leurs
6  Jean Pierre Makouta-Mboukou. Introduction à l’étude du roman négro-africain de la langue française. Dakar-Abidjan-Lomé, NEA/clé, 1980, p. 295. 7 Chanta Zabus. « La langue avant la lettre : Une si longue lettre de Mariama Bâ. ». Notre Librairie, n°117, avril-juin 1994, p.95.
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œuvres, les notes qui traduisent les éléments de la langue maternelle sont fréquentes. La langue française cohabite avec la langue wolof. Lorsqu’il s’agit de se référer à la tradition, d’exalter leurs valeurs culturelles, Mariama Bâ tout comme Ken Bugul font recours à leurs langues locales pour mettre en relief leur identité culturelle et se rapprocher de leur public naturel. Il faut ajouter qu’en plus d’apparaître dans le texte en langue wolof, ces expressions sont présentées en italique afin de mieux les mettre en valeur. On peut dire que le romanLe Baobab foucomme tout Une si longue lettres’adressent aussi à un public non africain. Les explications de certains mots en bas de page ou à l’intérieur du texte montrent qu’ils sont aussi destinés à tous les publics francophones. A l’instar de ces écrivaines sénégalaises, ɓalixthe Beyala introduit des inférences linguistiques dans son texte. L’une des singularités de l’écriture de ɓalixthe Beyala qui frappe, dès le départ, est l’utilisation de nombreux mots empruntés à sa langue maternelle et l’emploi des africanismes. Elle propose quelques termes locaux dans son romangâ »: « (CSB, p.11.), « haâ » (CSB, p.26.), « Kaba » (CSB, p.24.), « gala et maffé » (CSB, p.51.), « kruma» (ɓSB, p.98.), « le sadaka d’Ekassi» (CSB, p.119.) Toutefois, si les deux romancières sénégalaises usent des notes de bas de page, de l’italique pour attirer l’attention du lecteur et souligner l’interférence, la romancière camerounaise, quant à elle, n’adopte pas cette technique dans son roman. Les notes en bas de page son absentes dans son texte. Il n’y a ni guillemet, ni italique et pas d’explications internes pour souligner l’interférence. Son œuvre contient en son sein plusieurs emprunts aux langues de sa localité. La présence dans son texte de termes dont le sens n’est pas explicite crée chez le lecteur comme chez l’auteur une insécurité linguistique. Il faut donc être natif du Cameroun ou comprendre la langue employée pour saisir le sens de ces expressions. ɓ’est ce qui fait dire à Gervais Mendo Zé que « pour comprendre, de manière optimale une œuvre littéraire africaine, il faut être culturellement 8 informé et linguistiquement parfait. » De fait, Beyala mélange dans son texte des termes qui ne sont pas explicites et restent difficile à comprendre pour le lecteur étranger. En effet, si le public local camerounais n’éprouve aucune peine à comprendre le sens de ces mots cités précédemment, le public étranger rencontre parfois des difficultés à saisir le sens de ces mots expressions puisés dans la langue maternelle de l’auteure Ainsi, on peut soutenir avec Makhily Gassama que «la tâche ingrate du romancier africain, dont l’un des soucis, qui l’honorent, est de revaloriser la
8  Gervais Mendo Zé. La prose romanesque de Ferdinand Oyono. Cité par Edmond Biloa dans « Appropriation, déconstruction du français et insécurité linguistique dans la litt érature africaine d’expression française.» Université de Yaoundé 1, Cameroun, Synergies Afrique centrale et de l’ouest, n°2, 2007, p.123.
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culture de son peuple à travers et par son art, consiste à prêter à ses personnages une langue tout à fait étrangère aux milieux qu’il dépeint, une langue qu’on ne pratique pas 9 impunément. » Comme on peut le remarquer, les interférences linguistiques dans ces trois textes, sont utilisées, pour montrer leur origine, l’attachementà leur langue locale, à des réalités africaines, mais aussi pour effectuer une combinaison entre la tradition orale africaine, l’écriture romanesque classique et l’esthétique du nouveau roman. ɓette pratique esthétique d’interférence et de cohabitation culturelle et linguistique dans le roman africain féministe, 10 c’est ce que Pierre Soubias appelle«mettre dans la langue de l’autre quelque chose de soi.» Cette écriture résulte entre autres du « souci des écrivaines de créer un langage qui serait à la foisdélivré du carcan des modèles occidentaux et plus proche du langage de l’oralité 11 traditionnelle. » Mais, en dehors des interférences linguistiques, les interférences de genres sont aussi une manière de justifier le caractère de l’écriture hybride chez ces romancières.
3. Le dialogue des genres
Le roman africain féministe se singularise, dans sa forme, par la symbiose des genres. A l’intérieur même du texte romanesque apparait en filigrane les indices d’autres genres tels que la forme autobiographique, l’oralité, le conte, le proverbe, le chant, la poésie le drame etc. Ainsi donc, le roman fonctionne comme le lieu privilégié où s’exécute l’intertextualité générique. Les écrivaines féministes africaines procèdent à un mélange truculent de ses formes génériques pour donner sens et signification à leurs œuvres et pour se rapprocher d’avantage de leur public naturel. ɔansUne si longue lettre, la sénégalaise Mariama Bâ intègre le genre de l’autobiographie dans sa prose romanesque. En effet, le roman de Mariama
Bâ, est écrit au style personnel, à la première personne du singulier. La lecture même du roman laisse apparaître des points communs entre Ramatoulaye, narratrice homodiégétique héroïne et l’auteure Mariama Bâ. Toutes les deux sont issues d’une grande famille, elles ont fréquenté l’école coranique et l’école française, elles sont toutes les deux des institutrices, mères de famille et ont connu des déboires conjugaux. L’auteure se confond parfois avec le personnage narrateur «qui parle dans leje » roman. La forme autobiographique est aussi présente dans la fiction romanesque bugulienne. L’auteure est l’héroïne narratrice qui témoigne son expérience. Ken Bugul se lance dans 9 Makhily Gassama. La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil de l’Afrique. Paris: Karthala. 1996, p. 211. 10  Pierre Soubias. «Entre la langue de l’Autre et la langue de soi», in Christiane Albert (dir.) Francophonies et identités culturelles. Paris : Karthala, 1999, p.128. 11 Jacques Chevrier. Anthologie africaine. Paris : Hatier, 1981, p.9.
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l’aventure autobiographique pour se libérer du «vécu » qui bouillonne dans sa tête. Elle même l’affirme dans une interview accordée à Bernard Magnier: «Je n’avais pas l’intention d’écrire un livre, mais de me prendre témoin d’un vécu, le sortir de moi, l’avoir en face de moi, sur du papier et ça me dégageait. Je ne pouvais me confierà personne alors j’ai mis tout 12 cela sur papier ».Ainsi, quelques similitudes entre l’auteure et la narratrice se manifestent dans son texte. Toutes les deux sont nées dans le Ndoucoumane, elles ont fait leur cycle primaire au village pour entreprendre, par la suite, des études secondaires au lycée et à l’université de ɔakar. Toutes les deux ont obtenu une bourse d’étude qui leur permet de se rendre en Belgique avant de choisir le chemin de retour dans leur pays natal. ɓ’est dans cette optique que Beverly Ormerod et Jean-Marie Volet soutiennent queLe Baobab fou est « un roman autobiographique né du désir de l’auteur de se libérer d’un passé traumatisant, une espèce de thérapeutique qui lui permet dit-elle, d’être témoin de son propre vécu, de la sortir 13 d’elle-même et de l’avoir en face d’elle sur papier.» De la même manière,C’est le soleɓl quɓ m’a brulée, est un roman en partie autobiographique. Le mélange entre le roman et l’autobiographie est manifeste. Quelques
caractéristiques le témoignent : Calixthe Beyala comme sa narratrice Ateba sont toutes les deux élevées dans les bidonvilles du Cameroun, elles ont été abandonnées par leurs géniteurs, ont subi ce fameux contrôle de l’œuf et elles sont instruites. Il s’agit, sans doute la volonté de se dire soi-même, de sortir d’un silence longtemps imposé. ɓ’est dans ce sens que Romuald Fonkuou dansEcritures romanesques fémininesrésume ainsi les caractéristiques de l’écriture féminine en ces termes : «l’écriture féminine se caractérise d’abord par la créationd’histoires de femmes à travers lesquelles celles-ci se proposent de prendre la parole pour raconter leur 14 vie. » En plus de cela, le romanC’est le soleɓl quɓ m’a bruléemême de qu’Une sɓ longue lettreaffichent quelques caractéristiques du roman épistolaire. Calixthe Beyala, introduit dans son texte de petites lettres qu’Ateba adresse à des femmes imaginaires. ɔès lors, en lisant ces passages épistolaires introduits dans un style particulier, on peut dire que c’est Ateba qui est l’émettrice et la femme,réceptrice. On voit donc que Calixthe Beyala introduit dans sa la création romanesque la notion d’intertextualité générique. En plus de l’autobiographie, du journal intime comme semble le montrer les indications temporelles, «aujourd’hui, hier, le 12 Bernard Magnier, «Ken Bugul ou l’écriture thérapeutique». Notre Librairie 81. 1989. p.152. 13  Beverly Ormerod et Jean-ara. ParisMarie Volet. Romancières africaines d’expression française. Le sud du Sah : Ed. L’Harmattan, 1994. P.85-86. 14  Romouald-Blaise Fonkoua. «Ecritures romanesques féminines, l’art et la loi des pères.» Notre Librairie, n°117(1994), p.114.
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troisième jour, vendredi», l’écriture de Bâ inclut la correspondance ou le genre épistolaire dans son roman. ɔ’ailleurs,Une si longue lettrese lire entier comme un roman peut épistolaire. Versini Laurent reprenant Robert Adam Day, conçoit le roman épistolaire comme : « Tout récit en prose, long ou court largement ou intégralement imaginaire dans lequel des lettres partiellement ou entièrement fictives, sont utilisées en quelque sorte comme véhicules de la narration ou bien jouent un rôle important dans le déroulement de 15 l’histoire.» De plus, si la lettre se caractérise par certains indices formels tels que le nom du destinataire et celui de l’expéditeur, on peut affirmer que Mariama Bâ mélange le roman avec le genre épistolaire. Car dans ses lettres, la réceptrice est cité dans son texte comme dans cet exemple : «Aïssatou, j’ai reçu ton mot. En guise de réponse, j’ouvre ce cahier, (…) Amie, Amie, Amie ! » (USLL, P.p.5-6.) On remarque aussi la signature de la missive à la fin du texte, signe de l’émetteur fictif de la lettre. « Ramatoulaye » (USLL, p.175.) Donc, on peut en déduire qu’Une sɓ longue lettreest un roman épistolaire. ɓ’est pourquoi son texte est peuplé de missives comme l’indique le titre du roman«Une si longue lettre »intertextualité. Cette générique plonge parfois le lecteur dans le monde du merveilleux, du fabuleux et du fantastique. ɓ’est pourquoi, il est comme dirait Genette dansIntroductɓon à l’archɓtexte: « omniprésent, au-dessus, au-dessous, autour du texte, il ne tisse sa toile qu’en l’accrochant, 16 ici et là, à ce réseau d’architecture» On le verra aussi chez Mariama Ba aussi bien chez Ken Bugul. Les genres s’interpénètrent car le roman accueille d’autres formes génériques qui glissent dans le corps du texte sans nuire à leur fonctionnement. Mariama Bâ, explique le choix du roman-lettre dans son texte lors d’une interview accordée à Bamba ɔiallo et E. Sow : «J’ai voulu donner à l’œuvre une forme originale au lieu de faire l’éternel roman qui commence par « je » ou qui débute par il y avait: J’ai voulu une forme originale et adorable et comme ce sont deux femmes, je crois que le procédé de la lettre se prête mieux à la voix de 17 la confidence. » La lettre permet évidemment de communiquer un message, une nouvelle, mais aussi les sentiments et les réflexions du narrateur: d’où, parfois, son caractère didactique. Une lecture plus approfondie de ces trois romans dévoile que ces écrivaines fusionnent plusieurs genres dans leur fiction littéraire. Les romancières africaines intègrent dans leurs textes romanesques les genres de la littérature orale comme les dialogues, la légende, les
15 Vercini Laurent. Le Roman épistolaire. Paris : Presses Universitaires de France, 1979, p.10. 16 Gerard Genette. Introduction à l’architexte. Paris: Seuil, 1979, p.89. 17  Bamba Diallo et E. Sow. Cité par Pierre Herzberger-Fofana dans Li ttérature féminine francophone d’Afrique Noire. Suivi du dictionnaire des romancières. Paris: L’Harmattan, 2000, p. 56.
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proverbes, etc. Par conséquent, elles plongent ainsi leurs lecteurs dans l’univers du conte. Les traces de l’oralité sont repérées dans leurs textes. Evoquantla fonction des dialogues dans un texte littéraire, Nora-Alexandra Kazi-Tani déclare «Qu’il s’agisse ou non de vraies palabres, les dialogues sont étroitement intégrés dans la narration: en tant qu’affrontements verbaux, ils 18 font progresser le récit. »Bien que le roman de Ken Bugul s’adapte bien aux aspects du
roman autobiographique, il se situe néanmoins à la limite d’une autre technique narrative qu’est le dialogue. ɓe sont les dialogues qui rythment les différentes étapes de la quête d’identité de l’héroïne Ken. Les techniques empruntées au théâtre sont greffées sur le corps romanesque. A titre d’exemple, nous pouvons citer l’échange entre Jean Wermer et Ken sur la question du libéralisme. Lors de cette scène de dialogue, Jean soutient que la liberté « -c’est une question de vivre libre, de faire ce que tu veux.» (LBF, p.84.), alors que Ken c’est «-faire ce que tu veux, c’est justement rester à la maison, lire, écrire, attendre et je ne m’ennuie pas; j’aime rester ainsi.» (LBF, p.85.) ɓ’est bien aussi ce qui se passe dansUne si longue lettre. Mariama Bâ applique cette technique de l’oralité dans son roman en introduisant les proverbes et les dialogues qui
renvoient le lecteur dans le monde du théâtre et du conte. A la lecture de son roman, on peut souligner que Mariama Bâ fait allusion aux proverbes car, ils assurent un rôle capital dans les sociétés africaines. Mwamba Kabakulu pense même que « Les proverbes constituent des maximes énoncées en peu de mots, pour instruire sur les attitudes et les règles de conduites 19 adaptées aux circonstances de la vie ». Ces caractéristiques du proverbe se trouvent dans Une si longue lettre. On peut citer comme exemple cette expression : «On n’abat pas l’arbre dont l’ombre vous couve. On l’arrose. On le veille.» (USLL, p.127) qui fonctionne comme un conseil de la griotte Farmata à la veuve Ramatoulaye à l’issue de la visite d’un prétendant, lequel, à gratifier la griotte en lui offrant des billets de banque, mais aussi, « On a beau nourrir un ventre, il se garnit quand même à votre insu. » (USLL, p.151.) dans ce passage, Ramatoulaye évoque la faiblesse de ses filles malgré ses conseils. Toutes ces sentences reflètent l’origine culturelle de l’auteure en donnant au récit un style proprement africain.Par ailleurs, la lecture de ces romans nous renvoie dans l’univers du conte. ɓomme on le remarque, ces écrivaines utilisent des formules d’entrée spécifiques au conte. ɔansC’est le soleɓl quɓ m’a brulée,Depuis longtemps, Atebarencontre des expressions suivantes : «  on était habituée à se caresser pour s’endormir.» (CSB, p.22.), «On dit qu’autrefois, il y a très
18 Nora-Alexandra Kazi-Tani. Roman africain de la langue française au carrefour de l’écrit et de l’oral. L’Afrique noire et Maghreb. Paris :Editions L’Harmattan, 1995, p. 93.19 Mwamba Kabakulu. Dictionnaire des proverbes africains. Paris : L’Harmattan-Activa, 1992, p.11.
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Les écrivaines africaines féministes et la langue française: les exemples deMariama Ba, de Calixte Beyala et de Ken Bugul
longtemps, …» (CSB, p.51.), « Elle pleura pendant sept jours et sept nuits et ses larmes formeront la mer, les rivières, les marigots et les lacs. » (CSB, p.146.). Il faut ajouter aussi que la prise en témoin du lecteur et de l’auditoire, avec l’intrusion d’une double voix, participe à la configuration narrative des contes ou autres récits oraux comme dans ces exemples: « Moi qui vous raconte cette histoire » (CSB, p.144.) ; « Moi, Moi, Moi, qui vous parle» (ɓSB, p.151.) ɓ’est ce qui fait dire à Madeleine Borgomano dans son article intitulé «Les femmes et l’écriture«-parole » que Les romans féminins récents… ne cèdent pas à la tentation monodique et se caractérisent, au contraire, par leur écriture dialogique, leur intégration de voix multiples et hétérogènes. Pas de narrateur omnipotent, d’autorité fictive,
20 pour imposer une lecture à sens unique. Ces formules sont fréquentes aussi dans le roman de Mariama Bâ. En ce sens, on trouve un certain nombre d’indices qui confirme l’encrage de l’œuvre dans l’oralité. Les exemples suivants le cristallisent : «ɔepuis trois ans, il s’imposait dans la mêlée politique…Des heures plus tard, Aïssatou et Malick reviennent de; « » (USLL, p.116.) l’hôpital…» (USLL, p.156.) ou encore, «Et un soir, …» (USLL, p.159.). Ces bouts de phrases qui situent la narration dans le passé permettent à l’auteure de planter le décor sous le sillage du conte traditionnel. De même, dansLe Baobab fou, Ken Bugul fait usage des formules du conte pour inscrire son texte dans l’horizon d’attente du lecteur africain, et par-delà, l’enraciner dans la culture populaire de son terroir natal. Ainsi, on trouve ces formules suivantes: « ɓ’étaitl’époque où on labourait en vue des prochaines semailles de mil et d’arachide.» (LBF, p.12.), «Il était devenu homme depuis l’année où les criquets avaient sévi dans la région et détruit la plupart des récoltes. » (LBF, p.21.), etc. Ces expressions orales offrent au texte une saveur particulièrement africaine. Comme on le remarque, dans ces romans, les écrivaines combinent plusieurs genres avec un style très oral. Ces formules placent le lecteur dans la perspective du conte. Ces mélanges de genres, relevés dans les romans analysés, confirment l’attachement de ces
romancières à la littérature orale traditionnelle africaine, mais aussi marquent leur volonté d’africaniser la langue française afin de l’enrichir des vertus expressives des langues africaines.Au total, il ressort de ces analyses que ces romancières féministes s’efforcent de maintenir la survie de l’oralité africaine dans leurs écrits tout en recherchant une écriture nouvelle. 20  Madeleine Borgomano. «La femme et l’écriture994,- parole. Nouvelles écritures féminines. » Notre librairie n°117, 1 p.88.
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N°12019
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