Les paradoxes de l’éducation «apprendre…et à laisser »
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Les paradoxes de l’éducation«Apprendre…et à laisser »Patrick MétralProfesseur de philosophie au lycée Bristol, cannes.Ce texte a pour origine une conférence – improvisée pour une bonne part – donnée en mai 2009 dans le cadre d’un séminaire portant sur la philosophie de l’éducation à l’IUFM de Nice, centre Stephen Liégeard.La rédaction n’en a volontairement pas éliminé l’allure libre d’une parole vive.Avant Propos« Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus uti lerègle de toute l’éducation ? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on réfléchit, et quoique vous puissiez dire, j’aime mieux 1être homme à paradoxes qu’homme à préjugés » L’Emile est une tentative exemplaire d’exhiber toutes les contradictions qui travaillent l’éducation, du point de vue de ses objectifs comme des moyens pour y parvenir. Je mets donc – modestement – mes pas dans ceux de Rousseau, non pour dévoiler telle ou telle difficulté du geste éducatif, mais pour tenter de mettre au jour l’essentiel des tensions internes qui gouvernent – à l’horizon de notre conscience européenne – sa genèse et les conditions de sa réalisation. La philosophie ayant depuis son origine affaire à des paradoxes, il n’est pas étonnant qu’elle se soit penchée originairement sur l’éducation. On peut même forcer la nature de cette affinité : le philosophique en tant que tel peut être envisagé comme ...

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Les paradoxes de l’éducation «Apprendre…et à laisser »
Patrick Métral Professeur de philosophie au lycée Bristol, cannes. Ce texte a pour origine une conférence – improvisée pour une bonne part – donnée en mai 2009 dans le cadre d’un séminaire portant sur la philosophie de l’éducation à l’IUFM de Nice, centre Stephen Liégeard. La rédaction n’en a volontairement pas éliminé l’allure libre d’une parole vive.
Avant Propos « Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on réfléchit, et quoique vous puissiez dire, j’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés » 1 L’ Emile est une tentative exemplaire d’exhiber toutes les contradictions qui travaillent l’éducation, du point de vue de ses objectifs comme des moyens pour y parvenir. Je mets donc – modestement – mes pas dans ceux de Rousseau, non pour dévoiler telle ou telle difficulté du geste éducatif, mais pour tenter de mettre au jour l’essentiel des tensions internes qui gouvernent – à l’horizon de notre conscience européenne – sa genèse et les conditions de sa réalisation. La philosophie ayant depuis son origine affaire à des paradoxes, il n’est pas étonnant qu’elle se soit penchée originairement sur l’éducation. On peut même forcer la nature de cette affinité : le philosophique en tant que tel peut être envisagé comme le schème pur, ou l’idéal type d’une éducation globale et radicale. Cet entrelacement du philosophique et de l’éducatif trace ainsi originairement la voie d’un destin partagé et, de fait, nous propose une sorte de « fil rouge » que nous tenterons de suivre au cours de notre exposé. Introduction Lorsqu’on interroge le professeur de philosophie sur l’éternelle « question de l’éducation », on attend généralement de lui qu’il se glisse dans une posture qui lui serait naturelle : celle du traditionaliste, solidement ancré dans une pratique et dans des valeurs plutôt conservatrices et qui délivrerait, avec une nostalgie à peine voilée, son lot d’amertume contre des modernistes irresponsables ayant transformé l’école en laboratoire d’apprentis sorciers. Il y a probablement du vrai dans ce tableau et dans cette attente, comme dans toute caricature… Et à force d’opposer, depuis une bonne cinquantaine d’années « philosophie de l’éducation » à « sciences de l’éducation », traditionalistes à modernistes, « instructivisme » à « constructivisme », « enseignement magistral » à « pédagogie active », « cloisonnement disciplinaire » à « transversalité » la liste n’est pas exhaustive … A force d’opposer, donc, « anciens » et « modernes », les discours et les positionnements des principaux acteurs de l’éducation se sont indéniablement radicalisés et cette opposition – à l’instar d’une prophétie – est devenue auto réalisante. Cette fracture initialement pédagogique vire au mélodrame lorsqu’elle endosse – bien malgré elle – sa responsabilité dans ce que d’aucuns nomment une véritable crise de la culture, voire même de civilisation. Dès lors, dire que l’éducation est en 1 Rousseau, Emile ou de l’éducation , Livre second, Garnier Flammarion, Paris, 1966, p. 112.
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crise relève du truisme, d’une plate évidence. L’immense littérature qui lui est consacrée, de la plus rigoureuse à la plus romancée - chaque mois augmentée par de nouveaux et médiatiques volumes - suffit à nous en convaincre. Mais nous voudrions proposer, au seuil de cette communication, que la crise appartient, pour ainsi dire « organiquement » à l’éducation en tant que telle; qu’elle lui est consubstantielle et qu’il n’y a d’authentique éducation qu’en crise. Dès lors, le rêve ou l’espoir d’une éducation pacifiée, d’une relation « prof élève » harmonieuse et d’une classe enfin conforme à ce qu’on attend d’elle, ne sont rien d’autres qu’une véritable contradiction dans les termes, qui, s’ignorant en tant que telle, tente désespérément de se surmonter.
Arrêtons-nous provisoirement devant ce paradoxe afin d’en souligner les enjeux les plus cruciaux : les difficultés de l’éducation se renforcent bien souvent dans l’effort, illusoire mais tenace, pour dénouer les fils de cette crise. C’est ainsi qu’en voulant surmonter la crise, on en attise les effets – parfois dévastateurs – sur l’éducation en tant que telle. Il y a donc – logé au cœur de l’éducatif – une forme de réactivité qui est rebelle à toute tentative pour l’éliminer ou la discipliner et qui, paradoxalement, participe à sa réalisation. C’est cette réactivité, indomptable et apparemment irrationnelle, que je me propose d’appeler la « crise » de toute  éducation. Cette notion de crise nous fournit en quelque sorte le « moyen terme » nous permettant de relier l’éducation à la subjectivation  car nous verrons que ce qui nourrit inlassablement cette crise de l’éducation provient d’un sujet -du sujet - qui ne peut s’éduquer qu’en se mettant lui-même en crise. La crise de l’éducation est donc solidaire de la crise du sujet lorsqu’il est convoqué à déployer ce qui fait de lui un sujet. On touche ici le nerf du problème : un sujet n’est réellement sujet qu’éduqué, et l’éducation oppose le sujet à lui-même en l’incitant – selon le mot de Pindare repris par Nietzsche – à « devenir ce qu’il est ». C’est au vif de l’éducation, là où l’être du sujet s’oppose à son devenir que se situent le motif de cette crise et l’index de sa douloureuse nécessité.
Par ces quelques remarques liminaires, on entrevoit à quel point la dimension paradoxale de l’éducation lui appartient structurellement et qu’elle ne saurait lui être arbitrairement attribuée au bénéfice d’une investigation exclusivement philosophique, psychanalytique ou socio-historique. Sa problématicité lui étant consubstantielle, il apparaît donc absurde d’espérer en finir avec l’éducation comme « problème ». C’est la raison pour laquelle nous avons suggéré que ce que l’on nomme « crise de l’éducation » n’est pas un accident ou un épisode conjecturel de son histoire mais qu’elle fait droit vers ce qui la soutient, là aussi, structurellement : il n’y a d’éducation qu’en crise car il n’y a de sujet éduqué qu’en crise. Education, crise et subjectivité font système et c’est cette systématicité – indiscutablement paradoxale – qu’il s’agit d’approcher dans notre enquête. Dans un premier temps, nous voudrions montrer que – dans sa plus large acception – l’éducation relève d’une situation paradoxale tenant étroitement à son histoire. En effet, la Paideia grecque s’ordonne autour d’un ailleurs  du champ expérientiel et se construit progressivement sur le modèle de ce qui n’existe pas. La pureté de l’idée se substituant à la contingence des figures exemplaires, les modèles éducatifs se nourrissent d’un étonnant rapport à l’absence et oeuvrent à une véritable percée dans une histoire dont nous sommes toujours, en grande partie, tributaires. Le deuxième temps de notre exposé se risque, en quelque sorte, à une explication du sous-titre de notre communication : « Apprendre…et à laisser ». Il n’y a d’éducation réussie qu’à la condition d’une forme de « ratage » fondamentale, l’éducation laissant derrière elle un « reste », un « résidu » inéliminable qui conditionne le processus de subjectivation et donne prise - au sujet en devenir de lui-même -au principe d’une authentique autonomie.
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1 ère   partie
Qu’est-ce qui se joue dans les rouages de la transmission et dans les arcanes de l’apprentissage pour qu’ils ne réussissent pleinement qu’à échouer en partie ? Quelle est cette « part d’obscurité » du geste éducatif, aussi ineffaçable qu’une ombre mais qui pourtant témoigne toujours de quelque lumière ?
L’étymologie d’enseigner renvoie à l’impression d’un sceau, au façonnement par une empreinte 2  et si on en reste provisoirement à cette origine physique et matérielle de l’enseignement, on peut remarquer que toute impression est le reflet ou l’image renversée d’un modèle, d’un moule ou d’une forme initiale. Si je veux imprimer un texte, je dois disposer les lettres à l’envers sur la rampe de l’imprimerie. On doit donc prendre une certaine distance réflexive pour penser à l’envers ce que l’on veut imprimer à l’endroit. La réflexion elle-même, à l’instar d’un miroir reflétant les objets à l’envers, suppose une certaine « déformation cohérente » intellectuelle. On réfléchit toujours un peu « à l’envers » pour penser les choses dans le bon ordre et, tout comme l’imprimerie ou la réflexion, l’éducation exige une forme de conversion intellectuelle qui nous oblige à renverser ou dépasser l’immédiateté d’un donné.
Pour approcher la nature de ce renversement, l’étymologie peut, là encore, nous fournir un appui précieux. Eduquer vient de educo , qui renvoie doublement à la croissance (au développement de quelque chose) et à l’action de faire sortir, de « tirer à soi » ( ex -ducere ). Eduquer renvoie donc bien à l’ élevage , au sens d’élever et de produire ; mais cet élevage – que l’on peut également entendre dans le sens d’une élévation – ne saurait provenir d’une stricte croissance naturelle ou d’une action qui vise à façonner artificiellement le sujet à éduquer. L’éducateur agit sur l’éduqué, mais c’est l’éduqué lui-même qui s’ éduque à la faveur de l’éducation, et la nécessité de ce double effort éducatif indique assez bien qu’il n’y a d’éducation qu’au prix d’un renoncement à la spontanéité et à la symétrie d’une relation intersubjective. Le cadre éducatif n’est pas celui d’une relation de sujet à sujet, mais celui d’une relation d’un sujet constitué  – supposé éduqué – à celui qui est en quête de sa propre subjectivité par la médiation de l’éducation. Le « s’ » de s’éduquer signale toute l’ambition de l’éducation en tâchant de faire advenir une subjectivité qui reste virtuelle – « en puissance » pourrions-nous dire dans le vocabulaire d’Aristote sans cette forme caractérisée d’un arrachement de soi à soi. L’éducateur apprend en quelque sorte à l’éduqué à « devenir ce qu’il est » en lui apprenant à devenir autre qu’il n’est. On le voit, le rapport à l’altérité – voire même à l’adversité – constitue un trait essentiel de l’éducatif dans la mesure où c’est par l’éducation et par elle seule que l’homme s’approprie paradoxalement sa propre essence et qu’il s’installe dans un rapport nécessairement contrarié à lui-même, comme le suggère puissamment Pindare dans sa 2 ème  pythique : « Deviens ce que tu es en apprenant » ( genoi oios essi mathon ).
Il y a donc une certaine violence dans toute éducation : le sujet ne réalise son « essence » - sa qualité d’homme – qu’en dépassant et en niant ce qu’il est spontanément ; sa « subjectivité » propre ne lui étant proposée que comme une inlassable quête. Cette négation de soi n’est pas sans rappeler l’injonction freudienne : « Wo Es war, soll Ich werden » 3 , que Jacques Lacan – à rebours de la plupart des interprétations et des traductions circulantes en
2 Toutes les indications étymologiques proviennent du dictionnaire Latin Français le « Gaffiot » et du dictionnaire Grec Français le « Bailly » 3 Cette citation clôt la 31 ème des « Nouvelles conférences de psychanalyse » données par Freud en 1932.
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son temps – traduit en 1957 par « Là où fut ça, il me faut advenir » 4 , puis, par « Là où c’était, je dois advenir ». Un commentaire de cette traduction me semble pouvoir éclairer certains aspects du schème éducatif tels qu’il peut se comprendre. Se voulant fidèle à Freud, Lacan prévient toute forme larvée de compromis qui trahirait la lettre et l’esprit du père de la psychanalyse en insistant, à plusieurs reprises, sur « l’excentricité de soi à lui-même à quoi l’homme est affronté » 5 . Contrairement à tout ce que l’intuition du sens commun, mais aussi, à tout ce qu’une « Egopsychologie » résolument centrée sur le moi le laisseraient faussement entendre, Freud ne prétend pas qu’il faille, pour le sujet, « dépasser » les insuffisances d’un stade strictement pulsionnel (le ça) afin de conquérir une subjectivité pleinement consciente et transparente à elle-même. Cette conquête, comme cette subjectivité, sont de véritables leurres, contemporains des « tartufferies moralisantes » faisant droit vers une « personnalité totale » et ignorant à peu près tout de « l’hétéronomie radicale dont la découverte de Freud a montré en l’homme toute la béance. » 6  Freud nous guérit, en quelque sorte, de nos illusions tenaces quant à ce fantôme de subjectivité plénière et achevée. Si l’éducateur est éclairé sur un point, alors que l’éduqué n’est pas supposé l’être, c’est précisément sur cette incomplétude indépassable sans le savoir duquel nous risquons à tout moment d’exercer sur les « sujets en devenir d’eux-mêmes » une forme de pouvoir. Un pouvoir d’autant plus pernicieux qu’il sera perçu et accepté par l’enfant comme totalement légitime. L’éducateur n’a donc pas à orienter l’enfant vers ce qu’il a à être car n’étant pas lui-même pleinement conscient de ce qu’il est. Cette forme de « modestie » fondamentale doit accompagner toute éducation qui veut se donner les moyens de son ambition et non soumettre des volontés encore dociles à une parole intransigeante et pétrie de vérité. Ces quelques remarques n’indiquent pas que nous plaçons résolument nos propos sous une quelconque « bannière » psychanalytique, elles n’ont d’autre ambition que d’avertir le futur éducateur sur les contradictions qui jalonnent sa pratique.
L’éducateur n’a pas affaire à un sujet à constituer en tant que sujet selon une image ou un modèle préétabli, mais il ne peut que susciter le développement nécessairement anarchique – c’est-à-dire, sans « principe » (Arché) déterminé – d’une individualité fondamentalement différente d’autrui et en déplacement incessant par rapport à elle-même. L’espace de l’éducation n’est donc pas celui d’une simple reprise ou d’une « répétition » mais il est bien celui d’une « formation » qui engage l’individu sur les voie d’un développement – en l’homme et en l’homme seul – de tout ce que la nature n’est pas capable de générer et à partir duquel il constitue son identité propre 7 . S’émancipant de toute contrainte strictement naturelle, l’éducation est proprement « sans limite » et en excès permanent sur ce qui constitue naturellement l’humain. Bousculant le cadre rigoureux de la légalité naturelle, la formation s’ouvre ainsi sur un inachèvement principiel, comme en témoigne les innombrables volontés réformatrices qui se sont succédées au cours de sa longue histoire. On peut, sur l’épineuse question de l’origine, faire remonter cette histoire à son moment inaugural qui est également un moment de rupture. Rompant avec l’éducation comme simple reprise « traditionnelle » d’un ensemble de caractéristiques culturelles et sociales, le Paidéia grecque inaugure un modèle qui ne peut éviter de faire basculer l’éducation toute entière du côté de l’inquiétude historique. En arrachant l’éducation à son sol « natal », les grecs lui ont indiqué comme la flèche de son flux : à l’horizon de l’histoire humaine :
La Grèce occupe une place à part. A nos yeux, les grecs présentent un progrès fondamental sur les grands peuples de l’Orient, un stade nouveau dans l’évolution de la société. Ils établirent, pour la vie en commun, une série 4 Jacques Lacan, L’instance de la lettre dans l’inconscient, in Ecrits , Ed. du Seuil, Paris, 1966, p. 524. 5 Ibid.  6 Ibid. 7 Identité dont on vient de voir qu’elle reste marquée par une forme d’incomplétude fondamentale.
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de principes entièrement neufs. Aussi haut que nous puissions placer notre estime pour les réalisations artistiques, religieuses et politiques des nations plus anciennes, l’histoire de ce que nous pouvons appeler civilisation – c’est-à-dire la poursuite conscience d’un idéal – cette histoire commence avec la Grèce 8 . Le terme grec de Paideai  est difficilement traduisible du fait même de son rapport essentiel à la « démesure » propre à l’éducation, comme le démontre longuement Werner Jaeger dans son opus magnum . La thèse que cet auteur défend avec vigueur est éloquente : c’est la Grèce présocratique qui fournit à la civilisation européenne sa propre Paideia . Un coup d’œil rapide sur l’histoire de l’éducation suffit à nous en convaincre : la Paideia grecque lègue à Rome un modèle qu’elle juge indépassable et qu’elle nous transmet via  toutes les institutions qui vont se succéder dans l’histoire. On retrouve ainsi chez Cicéron un éloge de la culture qui plonge indiscutablement dans les racines de la vita contemplativa 9 chère à l’idéal de vie hellénique. La référence cicéronienne à la philosophie comme principe éducatif par excellence s’inscrit naturellement dans cette filiation : « la culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met les âmes en état de recevoir les semences, leur confie et, pour ainsi dire, sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondantes des récoltes » 10 Si les modèles scolaires ont pu varier en traversant les siècles, l’essentiel de l ’idée relative à la « culture de l’âme » s’est maintenu sans profonde modification depuis l’apogée de la Grèce antique jusqu’à nos jours. Les institutions ont certes suivi les évolutions que leur imposait leur appartenance historiale, mais solidement ancrée sur les deux piliers que sont la scholia  et la studia humanitatis, une certaine Idée de la Paideia hellénique se retrouve au cœur des discours et des pratiques éducatives dont nous héritons. La scholia  renvoie toujours à l’idée d’un loisir studieux. Celui qui s’éduque est celui qui n’est pas préoccupé par des besoins strictement vitaux. L’Ecole est donc le lieu d’une certaine forme de désintéressement vis-à-vis de notre nature strictement corporelle et elle a toujours visé à développer notre part proprement non naturelle, spirituelle et intellectuelle par le biais des activités d’ordre théoriques et non strictement techniques. La studia humanitatis renvoie, elle, non pas à l’homme ou à une forme moralisée de ce qu’on appelle l’humanisme, mais aux humanités, c’est-à-dire à l’étude des textes anciens, principalement grecs et latins. L’humanisme de la Renaissance, qu’incarne exemplairement Marsile Ficin, est inséparable d’un foisonnant travail de traduction de la plupart des philosophes de l’antiquité, symbolisant non pas une posture « muséographique » devant les vestiges du passé, mais bien plutôt l’urgence de revivifier une société à l’aune de principes jugés éternels. On trouve ici un paradoxe important : si la formation l’éducation en général – vise à instituer l’individualité citoyenne sur fond d’une quête d’universalité, il faut signaler que 8  Werner Jaeger, Paideia, la Formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, 1964 pour la traduction française du Tome 1. L’édition allemande comprend trois tomes. Il est proprement incompréhensible que seul le premier tome, intitulé « La Grèce archaïque et le génie d’Athènes » ait fait l’objet d’une traduction française. 9 Aristote, Ethique à Nicomaque , X, 8 : « ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par la suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse ». Trad. Tricot, Vrin, 1990, p. 514. 10 Cicéron, Tusculanes , II, 13, trad. Humbert, Les Belles Lettres, Paris,
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cette formation est originellement spécifique à chaque communauté. L’autonomie visée par la Paideia  est toute différente d’une forme d’esprit critique totalement indépendant de tout contexte social, politique ou culturel. Dans la Grèce antique, la cité façonne le citoyen à son image et le citoyen doit refléter l’image de la Cité. L’éducation est donc ce qui assure à la fois l’insertion de l’individu dans la cité et son identité propre, mais elle contribue également au renforcement de l’identité de la Cité en reliant, en quelque sorte point par point, les individus entre eux selon les fils invisibles, mais incassables, de cette Paideia.  La formation de l’homme grecque est certes tributaire de son identité hellène et de sa singularité historiale, mais en en appelant en permanence à ce qui, dans l’individu, transcende sa propre individualité, elle ne se limite pas, en droit comme en fait, à telle ou telle détermination empirique et culturelle. L’universalité et la sorte d’indifférence culturelle ou historique du paradigme éducatif grec tiennent fondamentalement à son idéalité de principe. L’éducation grecque se construisant autour d’un modèle absolument idéal n’existant pas in concreto dans la cité, son objectif ultime est l’incarnation d’un concept. Il faut, conformément aux exigences d’excellence de la cité grecque, donner vie – par le processus éducatif – à la pureté absolue d’une Idée. En des termes plus techniques, il faut développer cette excellence en chacun de nous que les grecs nomment l ’areté et qui culmine en la réalisation de l’homme « bel et bon », le « kalos kagatos ». On comprend dès lors que les premiers grands éducateurs de la Grèce archaïque furent les poètes de la période dite archaïque tels Homère, Hésiode ou Solon, qui, par leur récits inspirés, peuplèrent la mythologie de la plupart des héros susceptibles de fournir à la Paidéia ses propres modèles. Werner Jaeger nous le signale sans ambiguïté : « il est impossible de lire l’Odyssée sans sentir que dans son ensemble, elle vise à éduquer » 11 . Comme pour appuyer sa thèse, l’auteur s’attarde sur le premier chant de l’Odyssée, consacrée à l’éducation de Télémaque, et révèle l’efficace d’une véritable mise en abyme : le jeune Télémaque, fils d’Ulysse devient progressivement homme  sous la tutelle de Mentor. L’éducation de Télémaque devient elle-même modèle de toute éducation du jeune citoyen : courageux, fidèle, prévoyant, honorant son père… Sous la plume d’Homère, le récit de cette éducation parachève cette visée éducative. En effet, la dimension strictement poétique est au cœur de cette transmission : « L’art possède la faculté de transformer l’âme humaine – faculté que les grecs appelaient psychagogia . Seul l’art dispose des deux éléments essentiels à l’influence éducative : une signification universelle et un appel immédiat. » 12 Cette citation appelle deux remarques importantes concernant les « éléments essentiels à l’influence éducative ». La signification universelle  dont parle l’auteur est celle d’un modèle qui par son excellence peut devenir le modèle pour tous les autres. Selon les mots de Jaeger, l’homme idéal visé comme résultat de la Paideia  est « le type universellement valable d’humanité auquel tous les êtres humains sont tenus de ressembler ». 13 Jaeger souligne ainsi l’exemplarité du modèle que propose l’éducation à partir du contenu des poésies. L ’appel immédiat  est celui de la vie. Les poèmes donnent vie à des individualités plus qu’humaines. Les actions des héros s’insèrent dans des trajectoires et des parcours d’existence dans lesquels ils prennent littéralement « vie ». L’incorporation du héros dans les
11 W. Jaeger, Paideia , Op. Cit. p. 54 12 Idem. p. 66 13 Idem. p. 21
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péripéties de sa destinée constitue une véritable incarnation qui le rend plus proche des individus et facilite son exemplarité. La poésie est donc un formidable levier éducatif car elle se situe à mi chemin entre d’une part l’universalité abstraite des pures valeurs et d’autre part la contingence et le hasard de la vie. Comme y insiste l’auteur, les grecs ont saisi très tôt ce qui lie intimement la Paideiai à l’ Aestesis . L’éducation par la poésie est doublement efficace car elle transmet des modèles d’existences dignes de constituer des exemples mais elle les rend susceptibles également de nous toucher  au plus haut point grâce aux sentiments esthétiques qui en ponctuent la transmission. « La poésie ne saurait éduquer que si elle exprime toutes les potentialités esthétiques et morales de l’homme. Mais le rapport entre l’élément moral et l’élément esthétique en poésie n’est pas simplement celui qui unit une forme essentielle à une matière plus ou moins accidentelle. Le contenu éducatif et la forme artistique d’une œuvre d’art s’influencent mutuellement et, en réalité, jaillissent d’une source unique. Nous montrerons que l’effet esthétique d’un style, d’une structure ou d’une forme, est tout à fait conditionné et comme pénétré par son contenu intellectuel et spirituel. » 14 Il est remarquable de retrouver cette importance de la poésie dans l’éducation sous la plume d’un auteur qui nous est historiquement beaucoup plus proche. En effet, pour Alain, la poésie est une véritable propédeutique de toute forme d’instruction car c’est en faisant « sonner les plus beaux signes humains que l’on peut s’éveiller à l’esprit » 15 . Alain préconisait ainsi la récitation des poésies – même si elles n’étaient pas immédiatement comprises par les enfants – car elles préparaient efficacement à la compréhension de ce qu’il y a de plus beau et de plus haut : « La puissance de la poésie, est en ceci qu’à chaque lecture avant de nous instruire, elle nous dispose par les sons et les rythmes, selon un modèle humain universel, et cela est bon pour les enfants, surtout pour les enfants » 16 A rebours d’une approche strictement « intellectualiste » ou psychologisante de la compréhension humaine, Alain suggère qu’il n’existe pas, comme on le suppose intuitivement, de césure radicale entre l’ordre du concept et celui de l’esthétique, seule « l’éducation littéraire prépare le jugement d’une manière convenable, par le spectacle de l’ordre humain, qui n’est présenté comme il faut que dans les œuvres humaines les plus éminentes » 17 . Nulle nostalgie déplacée ne semble présente dans ces lignes, mais bien plutôt une défense farouche de ce qui contribue le plus adéquatement à la formation globale de l’individu et à l’accueil et la compréhension des création humaines, artistiques, morales ou intellectuelles. Ce n’est donc pas l’étrangeté ou l’éloignement des œuvres anciennes qui justifieraient leurs études au nom d’une forme désuète d’allégeance ou de révérence faite au passé mais c’est bien au contraire leur surprenante familiarité qui doit nourrir notre goût pour les classiques. Selon les propres termes d’Alain « il faut un passé à la pensée de l’homme » et la lecture, précoce, des textes homériques sensibilise l’enfant à sa propre humanité en le disposant à reconnaître celle d’autrui. La distance temporelle de ces œuvres ouvre une perspective qui est celle du jugement, dénudé des passions propres aux vicissitudes de la vie quotidienne et qui doit permettre au lecteur de distinguer aisément l’essentiel de l’accidentel. Ainsi, le commentaire par Alain de la colère d’Achille dans l’ Odyssée  suggère-t-il toute
14 Idem. p. 65 15 Alain , «  Propos de littérature du 15 juillet 1924 », in Alain éducateur , PUF, Paris, 1964, p. 66. 16 Alain , Humanités , édition du Méridien, Paris, 1945, p. 225 17 Ibid.
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l’exemplarité de cette colère, produisant ainsi un authentique « cas d’espèce » à l’aune duquel notre propre compréhension des passions peut s’enrichir.
« La colère d’Achille, illustre entre toute et depuis trois mille ans célébrée, enferme toutes les colères. Toute les passions comparaissent en cette scène sublime où la tente du héros étant entrouverte, on le voit qui se dompte lui-même par le chant de la cithare, gagnant une heure après l’autre sur la colère infatigable. » 18
Le poète est donc réellement le médiateur, l’inspiré qui nous rend sensible ( aestesis ) l’existence des divinités comme des héros et – en nous touchant par une « sublime » éloquence – confèrent à leurs actions toute leur puissante exemplarité.
Ces quelques remarques sur les principes d’éducation chez Alain nous permettent de revenir – par une sorte de zigzag transhistorique – à ce qui constituait toute l’ambition de l’éducation dans la Grèce primitive : le citoyen s’éduque en s’élevant à la hauteur des actions divines. Mais le passage de la Grèce archaïque à la Grèce antique – celle des philosophes – va radicaliser cette ambition en partant d’un amer constat : la mort de Socrate illustre la faillite d’une civilisation déchirée par des guerres intestines et ne parvenant pas à retrouver la stabilité et l’éclat du siècle de Périclès. Pour Platon – fondateur en 387 av. J-C de l’Académie dont il fût lui-même professeur durant quarante ans – il était nécessaire de réformer la politique en la soumettant à des principes que seule l’exigence philosophique était capable de révéler et d’inscrire à l’horizon de toute ambition éducative. Ces principes, contrairement aux « figures » homériques présentes dans les schèmes de la Paidéia présocratique, sont exempts de toute détermination empirique ou esthétique susceptibles de fausser le jugement ; et c’est la raison pour laquelle Platon, dans le livre 3 de la République 19 , chasse Homère de la cité idéale au nom d’un conflit d’intérêt majeur entre l’éducation et la politique. Tout le livre 3 est une charge assez violente contre les dangers de la poésie lorsqu’elle n’est pas exclusivement au service du politique, c’est-à-dire conforme aux Idées de justice. On trouve ainsi chez Platon une soumission radicale du poétique – c’est-à-dire de l’art – au politique – c’est-à-dire au philosophique. En effet, conformément à la thèse platonicienne de la pureté idéelle des valeurs et de la vérité, le problème de la poésie ne tient pas tellement à son influence qu’elle exerce sur notre sensibilité qu’à son éloignement vis-à-vis de la vérité. Toute la philosophie de Platon peut ainsi être maintenue dans les marges d’une réflexion d’ordre gnoséologique portant sur le statut et la valeur de la connaissance.
Dans cette perspective, l’universalité visée par l’éducation ne peut plus se satisfaire de l’exemplarité – forcément contingente – des types d’existences héroïques mais elle doit être recherchée au sein de ce qui constitue, par nature et par nécessité, cette universalité. On comprend ainsi aisément la supériorité de l’Idée sur toute forme déterminée – matérielle ou imagée – de la réalité, et c’est au prix d’une longue et laborieuse préparation par l’exercice des mathématiques que l’âme peut être éduquée conformément à la nature des Idées. Ainsi purifiée par une propédeutique scientifique rigoureusement menée, l’âme peut progressivement orienter son regard et contempler l’éclat des « essences » dans toute leur pureté et toute leur éternité. Platon présente lui-même l’Allégorie de la caverne  comme une métaphore globale de l’éducation de l’âme et cette éducation puissamment réformiste doit permettre à l’esprit de surmonter tout ce qui n’est pas conforme à sa nature strictement spirituelle. Ce faisant, toutefois, Platon entérine définitivement le principe d’un éloignement définitif du monde de la réalité donnée vers un idéal d’éducation absolument inatteignable. Il 18 Alain, Sentiments, passions et signes , Gallimard, 1936, IV, ‘ novembre 1922. 19 Platon, La République , Œuvres complètes, Gallimard, la Pléiade.
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noue en un geste d’une grande fermeté l’idéal aristocratique à la réalisation plénière et sans reste d’une éducation stricto sensu  spirituelle. Remarquons, à cet égard, que l’éducation ne se réalise pas sans la médiation d’un éducateur : les esclaves dans la caverne se croient tous libres et croient voir la réalité. Il faut l’intervention d’une extériorité – le « daïmon » socratique qui l’arrête dans on élan initial 20 pour les détourner de cette illusion et déclencher puis accompagner le processus éducatif. Dans cette perspective, l’éducation ne peut être que rigoureusement philosophique car elle se manifeste par un effort permanent pour transcender l’immédiat. Il faut dépasser, en une ferme résolution, la quotidienneté de l’opinion, et orienter notre regard par delà toute connaissance déterminée. C’est ce dépassement qui imprime à l’histoire de l’éducation son rythme, son incessante remise en question et sa vertigineuse fuite vers un Ailleurs  et son éternelle promesse.
2 ème   partie
Conformément à ce que l’étymologie nous le suggère, l’éducation est bien para-doxale : elle ne cesse de lutter contre ( para ) les opinions ( doxa ) et l’effort éducatif doit en effet répondre point par point à la triple insuffisance de l’opinion : L opinion est spontanée alors que l’éducation philosophique doit permettre de différer son -jugement. Cette « différence » temporelle ouvre un écart fondamental par rapport à l’immédiateté du jugement et autorise de facto l’examen critique. - L’opinion est irréfléchie et bien souvent motivée par des passions. Le jugement doit s’appuyer sur les ressources de la raison : la faculté supérieure de l’âme, la « noesis » - que Platon reprend à Anaxagore et au « noûs » comme véritable intelligence ordonnatrice -capable de raisonner sur les causes sans subir passivement et exclusivement les effets. - L’opinion prétend être individuelle mais elle ne fait que refléter l’opinion publique et ses incessantes variations. En tant que telle, elle n’évite pas de se contredire comme en témoigne le discours de Criton face à Socrate 21 . Au contraire le jugement éclairé par les idées est universel car il se règle sur des réalités et des valeurs qui – à l’instar des propriétés géométriques d’un triangle – sont absolument parfaites, immuables, réelles et vraies.  Cependant, la pureté de ces idées a pour corollaire leur inévitable éloignement par rapport à la connaissance commune et l’extrême difficulté pour parvenir à les contempler. On est donc là dans une contradiction importante entre l’urgence de former le citoyen et l’immense difficulté de l’éduquer conformément aux exigences de vérité et de vertu. L’Eros philosophos  platonicien surpasse, pourrait-on dire, l’idéal aristocratique de l’homme « bel et bon » kalos kagatos mais s’il s’agit de former le citoyen sur le patron des Idées, l’éducation devient une tâche proprement impossible car ces idées ne peuvent qu’orienter indéfiniment
20 Socrate s’explique à plusieurs reprises sur cette forme d’intervention « divine » qui agit « négativement » en l’empêchant d’accomplir plutôt qu’en guidant son action : « comme vous me l'avez maintes fois et en maints endroits entendu dire, se manifeste à moi quelque chose de divin, de démonique […]. Les débuts en remontent à mon enfance. C'est une voix qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle des affaires de la cité. » Platon, Apologie de Socrate , (31c-d) Œuvres complètes, Gallimard, tome 1, p. 268. 21  Platon, Criton , Oeuvres complètes, Op. Cit. Au discours tenu par Criton à Socrate dans sa cellule pour le persuader de s’évader, celui-ci oppose un discours de conviction fermement arrimé sur une obéissance indéfectible à la justice et aux lois de la Cité. Criton opine benoîtement sans s’apercevoir qu’il ne cesse de contredire ses propositions initiales.
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l’apprenti et son désir inextinguible de sagesse. L’introduction du désir comme moteur de l’éducation peut ainsi être comprise comme à l’origine d’un double écart qui ne cesse, dès lors, de travailler l’éducation et de nourrir sa propre crise. Ecart, d’une part entre le désir de l’opinion – comme tendance naturelle et versatile – et le désir de sagesse ( philo-sophia ) comme fidèle passion pour la vérité et la justice. Ecart, d’autre part, entre ce désir et son impossible satisfaction 22 qui porte l’éducation au-delà de tout objectif assignable et qui, selon Werner Jaeger 23 , bascule la société grecque, puis romaine, dans l’inquiétude de l’Histoire.
Cette confrontation entre le désir de l’éducateur et le désir de l’éduqué appartenant dés lors à l’histoire de l’éducation, il est naturel de la retrouver chez Rousseau pour qui – l’éducateur n’ayant toujours affaire qu’à un être de désirs – l’éducation est un « art presque impossible ». En effet, l’inachèvement essentiel – et, nous l’avons vu, structurel – de l’éducation annonce ce que la modernité, avec Rousseau, nomme la perfectibilité. La thèse de Rousseau est simple, mais très précise : l’enfant ne peut développer son autonomie qu’en apprenant à distinguer l’ordre de la nécessité de celui de la liberté. Il doit, par exemple, pouvoir contraindre ses désirs face aux limites de la réalité pour faire disparaître un caprice ; mais pour contraindre ses désirs, il doit se confronter à une parole: celle du pédagogue, du père, du maître. Le maître n’impose pas directement sa loi à l’enfant, il lui manifestement indirectement la nécessité de renoncer au caractère illimité de son désir. Ce qui caractérise la parole de l’éducateur, c’est qu’il connaît, lui, ce qui distingue le règne de la nécessité de celui de la liberté, alors que l’enfant l’ignore et il en souffre. Pour qu’il réponde à sa propre loi ( auto nomos ) l’enfant – l’éduqué – doit nécessairement se soumettre à une loi qui n’est pas immédiatement la sienne car elle s’oppose à ce qu’il juge être sa seule loi légitime et c’est en éprouvant la valeur de l’interdit qu’il peut découvrir que cette loi est au principe de sa liberté. Toute éducation digne de ce nom est donc une éducation à la liberté mais qui passe préalablement par une éducation à la nécessité. Fondamentalement, la liberté doit fournir le socle inébranlable de toute forme d’institution comme elle doit orienter tout processus éducatif. Or, si Rousseau pressent l’urgence de construire une organisation politique sur le droit et non plus sur la force, c’est que, selon lui, aucune institution n’est réellement légitime, car aucune n’a pu se construire exclusivement sur la liberté et sur l’autonomie des individus. L’éducation ne doit donc pas être une affaire publique, mais au contraire, une affaire domestique. Pour la raison essentielle qu’aucune institution publique n’est encore légitime :
« Toute l’instruction publique tendra toujours au mensonge tant que ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir, et c’est pour eux seulement que la vérité n’est pas bonne à dire, pourquoi serais-je le complice de ces gens-là ? ». 24
On le voit bien, l’ordre social et publique, qui ignore les principes de la volonté générale, ne sert que des intérêts mercantiles et politiquement illégitimes. C’est en voulant préserver en quelque sorte l’enfant de toute corruption inhérente à la forme des institutions de son époque que Rousseau envisage un type d’éducation « domestique » sous la forme du préceptorat. C’est également la raison pour laquelle on a souvent vu en Rousseau le chantre d’une éducation strictement « négative », fondée exclusivement sur une forme de « laisser faire, laisser agir » seule capable d’inciter l’enfant à libérer son « essence » et à donner libre 22 Se reporter, sur ce point, à l’origine d’ Eros dans le Banquet, de Platon. Eros est fils de Pénia (dénuement) et Poros  (Expédient). Héritant des caractères - contradictoires entre eux – de son père et de sa mère, Eros est manque et en vient à perdre tout ce qu’il possède. 23 Werner Jaeger, Paideia, Op. Cit. 24 Rousseau, Lettre à Christophe Beaumont , T 4 de la pléiade, Gallimard, Paris, p. 967
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cours à ses talents. Cette caricature engage la compréhension rousseauiste de l’éducation sur les voies d’un douloureux contresens : il ne saurait y avoir d’éducation sans un rapport impératif à la Loi et à une parole autre et il n’est, semble-t-il, pas interdit d’envisager ce rôle « fondateur » de la parole dans tout processus éducatif comme une forme d’anticipation du « symbolique » et de ses rapports à la structuration du psychisme. En effet, le monde de l’enfance, selon Rousseau, est un monde exclusivement dominé par des rapports de force entre l’enfant et les adultes. Ces rapports s’enchaînent et enchaînent l’enfant à ses propres désirs s’il ne parvient pas les dépasser en y introduisant le rapport à la Loi : « les premiers pleurs des enfants sont des prières : si on n’y prend garde elles deviennent bientôt des ordres ; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse d’où vient le sentiment de leur dépendance naît ensuite l’idée de l’empire et de la domination, mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n’est pas dans la nature ». 25 . Toute l’ambiguïté et la difficulté de l’éducation à l’autonomie réside dans ces lignes : l’enfant doit se libérer de sa propre servitude, celle de ses passions et de ses désirs les plus spontanés. Il ne peut y parvenir que par l’éducation, c’est-à-dire par un rapport à une loi qui lui vient d’ailleurs, du monde adulte de la parole mais ce monde risque à tout moment d’aliéner l’enfant et de le soumettre à une nouvelle forme de contrainte. Les effets moraux dont parlent Rousseau – et qui risquent toujours de renforcer cette servitude de l’enfant par rapport à lui-même – proviennent des services , c’est-à-dire notre propre rapport à l’enfant et à ses désirs. L’éducation la plus « juste » et non pas simplement « bonne » moralement doit permettre à l’enfant de sortir de la toute puissance pulsionnelle en lui évitant de tomber dans l’excès inverse : l’impuissance de la servitude. Si l’on tente d’évaluer toute l’ambition de l’éducation selon Rousseau, on comprend que l’éducation ne puisse se limiter à une période d’apprentissage qui s’achèverait avec la disparition de l’adolescence. Au contraire elle est affaire de toute une vie  et on sait que, selon Rousseau, ce qui distingue l’homme de l’animal n’est pas tant l’entendement ou la raison que la perfectibilité, c’est-à-dire l’inachèvement d’une perfection toujours en quête d’elle-même. Rousseau loge l’infini – celui de l’éducation - au cœur du fini – celui d’une vie humaine et il ouvre ainsi la philosophie de l’éducation à une reprise de l’éducation dans l’histoire toute entière. Une éducation réussie est donc moins un idéal chimérique qu’une forme d’idée régulatrice au sens qu’en donne Kant : un objectif qui n’est pas en soi atteignable mais que l’on doit s’efforcer en permanence d’atteindre. L’éducation n’est pas un ensemble de prescriptions qu’il suffirait de transmettre à l’enfant mais elle renvoie bien à une action continue, à un processus permanent qui ne se réalise que dans une confrontation entre des désirs contradictoires.  « sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre » 26 .
25 Rousseau, Emile ou de l’éducation, Op. Cit., Livre premier p. 76. 26 Idem p. 37
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