ƒƒƒƒƒƒƒƒ 1CPS 3000 RHÉTORIQUE, ARGUMENTATION ET COMMUNICATION ORALE NOTES DE COURS, SESSION HIVER 2010 Au sujet de l’histoire des théories de l’argumentation: un survol Pages 1 à 2 Cours 2. La parole : un acte de communication individuel et collectif Page 3 De l’argumentation en communication Pages 4 à 6 Cours 5. La parole manipulée. Article Philippe Breton, mars 1997, « Rhétorique et civisme. Le déclin de la parole », dans Le Monde diplomatique Pages 7à9 Cours 5. Communication : « Le prêt-à-parler », par M. Bertrand Poirot-Delpech Pages 10 à 13 Cours 5. L’argumentation manipulatoire Pages 14 à 25 Cours 5. Le Pen pris à la lettre Page 26 L’efficacité, la lisibilité et l’intelligibilité des textes: rédiger un texte argumentatif efficace, compris et convaincant Pages 27 à 28 Rédiger dans un style convaincant pour l’écrit et l’oral Grandes règles de rédaction de l’écriture pour l’oral Pages 29 à 54 Autres références relatives à l’argumentation en communication politique: Le savoir écrire et le savoir dire Une stratégie de communication argumentative doit reposer sur une bonne connaissance du public-cible Argumenter c’est savoir adapter son écriture et son argumentation au destinataire (le public cible) Les indices d’énonciation La mise en œuvre du discours argumentatif et l’ordonnance des arguments : le plan argumentatif Les supports de communication ...
CPS 3000 RHÉTORIQUE, ARGUMENTATION ET COMMUNICATION ORALE NOTES DE COURS, SESSION HIVER 2010 Au sujet de lhistoire des théories de largumentation: un survol Pages 1 à 2 Cours 2. La parole : un acte de communication individuel et collectif Page 3 De largumentation en communication Pages 4 à 6 Cours 5. La parole manipulée. Article Philippe Breton, mars 1997, « Rhétorique et civisme. Le déclin de la parole », dansLe Monde diplomatique Pages 7 à 9 Cours 5. Communication : « Le prêt-à-parler », par M. Bertrand Poirot-Delpech Pages 10 à 13 Cours 5. 14 à 25Largumentation manipulatoire Pages Cours 5. Le Pen pris à la lettre Page 26 Lefficacité, la lisibilité et lintelligibilité des textes: rédiger un texte argumentatif efficace, compris et convaincant Pages 27 à 28 Rédiger dans un style convaincant pour lécrit et loral Grandes règles de rédaction de lécriture pour loral Pages 29 à 54 Autres références relatives à largumentation en communication politique: Le savoir écrire et le savoir dire Une stratégie de communication argumentative reposer sur une bonne connaissance du public-cibledoit cest savoir adapter son écriture et son argumentationArgumenter au destinataire (le public cible) Les indices dénonciation La mise en uvre du discours argumentatif et lordonnance des arguments : le plan argumentatif Les supports de communication appropriés pour diffuser largumentation conseils pour la préparation et la rédaction dun texteQuelques destiné à être dit 55 à 69 PagesLes contraintes spécifiques de loral
1
1
CPS 3000 NOTES DE COURS AU SUJET DE LHISTOIRE DES THÉORIES DE LARGUMENTATION: UN SURVOL LECTURE SUGGÉRÉE: BRETON, Philippe. (2000b).Histoire des théories de largumentation, Paris, La Découverte / Repères,123 pages. Selon Breton, les théories de largumentation au sein de la rhétorique, des premiers manuels de rhétorique judiciaire (Ve siècle Av. J.-C.), jusquau XXe siècle se divisent en quatre grandes périodes chronologiques. LA PÉRIODE FONDATRICE LA PÉRIODE DE MATURITÉ LA PÉRIODE DE DÉCLIN LA PÉRIODE DE DES THÉORIES DES THÉORIES DES THÉORIES RENOUVEAU DES THÉORIES ARGUMENTATIVES : ARGUMENTATIVES : ARGUMENTATIVES ARGUMENTATIVES PÉRIODE PRÉ- ARISTOTE ET LES BASES ARISTOLÉCIENNE DE LA THÉORIE DE LARGUMENTATIONMilieu du Ve siècle avant J.-C. au Apogée aristotélicienne, De la fin de lEmpire romain Émergence de la « nouvelle milieu du IVe siècle avant J -C période de rupture avec « jusquau milieu du XXe siècle. rhétorique » dans les années . . lhéritage des « technologues » 1950. Période de consolidation de la immoraux de la période « La rhétorique devient une démocratie grecque, précédente. théorie des figures de style et la Apport des travaux de recherche contemporaine de celle des partie argumentative se réduit innovateurs du philosophe et sophistes. Premiers manuels de LaRhétorique progressivementdAristote (- 329 juriste sous le coup belge Chaïm Perelman rhétorique et enseignement des 323 avant J.-C.) inspire « la du succès croissant de la dans le champ des théories de logographes destinés à la culture de largumentation qui démonstration (en sciences largumentation et des travaux préparation des plaidoiries des se déploie dans le cadre de la exactes et expérimentales). anglo-saxons sur plaignants et des accusés (Breton, république et des débuts de (Breton, 2000b : 10). largumentation, entre autres 2000b : 9). lEmpire » (Breton, 2000b : ceux de Toulmin (Breton, 10). 2000b :10). De grands orateurs, Cicéron, Quintilien, systématisent, codifient et vulgarisent les normes du discours persuasif. Lordonnance du discours Les procédés oratoires de Corax se fondent sur un postulat : tout discours qui veut être convaincant doit être organisé. Il faut donc ordonner le discours rhétorique pour maîtriser la « situation oratoire. » (Breton, 00b : 12) devant le juge ou devant les citoyens en assemblée politique. Pour Corax, le discours oratoire efficace doit comporter quatre parties « qui sont encore aujourdhui,grosso modo, une norme de la prise de parole [exposé oral] ou du texte écrit visant à défendre une opinion » (Breton, 2000b : 13), « même par ceux qui nen connaissent pas explicitement les principes » (Breton, 2000a : 61).
2 LES QUATRE PARTIES DU DISCOURS SELON CORAX (Source: Breton, 2000b : 12 et 13, Breton, 2000a: 60). EXORDE PRÉSENTATION DES FAITS DISCUSSION PÉRORAISON Début ou préliminaire du Une fois que lattention est Donner les arguments en faveur Terminer par une formule discours qui « cherche à calmer obtenue, il sagit de dire de quoi de la thèse, quitte à user çà et là synthétique : récapitulation ou par des paroles insinuantes et on parle, dexposer sa thèse, le de digressions ou parenthèses conclusion. Résumé des motifs flatteuses lagitation de sujet du débat, de la délibération. pour confirmer les preuves. en réunissant toutes les forces lassemblée » (Breton, 2000a : oratoires visant à se gagner un 60). auditoire ou à « entraîner un auditoire déjà ébranlé » (Breton, Il sagit de capter lattention de 2000a : 60). lauditoire et de calmer lagitation de lauditoire pour le prédisposer à être attentif. LES NORMES ANTIQUES DE LA CONSTRUCTION DU DISCOURS RHÉTORIQUE Source: Breton, 2000b : 30 ÉTAPES DE MISE EN UVRE QUESTIONS SPÉCIFIQUES THÉORIES MISES EN OEUVRE DU DISCOURS ARGUMENTATIF Invention Quelle est la thèse à défendre ? Topique (connaissance des lieux et des opinions établies) Sur quels lieux sappuyer ? Quels arguments utiliser pour la Théorie du raisonnement : défendre au mieux?Lenthymème : raisonnement dans lequel on sous-entend une prémisse ou une conclusion : « Je pense donc je suis » est le célèbre enthymème de Descartes. Lexemple Comment disposer ses arguments le Théorie du plan : long du plan ?Exorde Quel est le meilleur ordre pour lesExposé de faits arguments ?Discussion Péroraison Quelles sont les figures de style les Style plus adaptées ? Éthos Comment lorateur se présente-t-il ? Pathos Comment tient-il compte du public ? Comment lorateur mobilise-t-il sa Méthode des lieux mémoire ? Comment entre-t-il en rapport avec la mémoire de lauditoire ? Comment joue-t-il de la mémoire collective ? Quels genres de discours ? Rôle du contexte dans la réception de largumentation. Quels publics ? Les trois genres de discours : Quelles situations oratoires ?Judiciaire (le juste et linjuste) Délibératif (lutile et le nuisible) Épidictique (le noble et le vil)
Disposition Élocution Mémorisation Action
CPS 3000 NOTES DE COURS COURS 2 LA PAROLE, UN ACTE DE COMMUNICATION INDIVIDUEL ET COLLECTIF Voir Breton, Philippe (2004).Argumenter en situation difficile, Paris, La Découverte,131 pages. La peur de prendre la parole et dargumenter face à un public Breton rappelle que de nombreux sondages ou des enquêtes révèlent que le fait « de prendre la parole en public [petit ou grand groupe professionnel, associatif, familial, amical]est ce qui effraie le plus les gens » (Breton, 2004 : 57). Surmonter la peur de parler en public à partir de lapplication de trois principes Lobjectivation = contrôle du stress et distanciation Lécoute active = écouter lautre Largumentation ou affirmation argumentée dun point de vue La parole écoutante est une ressource de choix permettant de prendre la parole devant un public. Le silence est la condition de la prise de parole et de la parole Lattention du public sur ce qui est dit. Lécoute du public Comment se préparer à argumenter? Cinq recommandations (Breton, 2004 : 126-129) 1)Réfléchir aux échecs passés 2)Observer des situations similaires. 3)Développer une culture de lintériorité 4)Savoir décrire 5)Apprendre à mieux argumenter
3
4
CPS 3000 NOTES DE COURS DE LARGUMENTATION EN COMMUNICATION Tiré de BRETON, Philippe. (2001).Largumentation dans la communication, Paris, La Découverte /repères,121 pages. Le champ de largumentation: communication, éthique de la communication et raisonnement 1) Largumentation, une situation de communication Breton propose un schéma de communication pour largumentation qui se décline en cinq étapes : 1) Lopinion de lorateur Thèse, cause, idée, point de vue, elle relève du vraisemblable et « existe en tant que telle avant dêtre mise en forme comme argument » (Breton, 2001 : 18). 2) Lorateur qui argumente Disposant dune opinion, il entend la transmettre et la soumettre à un auditoire pour quil la partage. Il argumente pour lui-même ou les autres (auquel cas le contrat de communication doit être explicite, comme dans le cas de lavocat qui argumente pour son client) (Breton, 2001 : 19). 3) Largument défendu par Lopinion est mise en forme pour convaincre. Elle se coule dans un raisonnement argumentatif qui peut lorateur être écrit (lettres, livres, message informatique), être une parole directe ou indirecte (radio, téléphone) être une image (Breton, 2001 : 19). 4) Lauditoire que lorateur Personne,public, ensemble de publics, lorateur lui-même quand il cherche à sauto-convaincre. veut convaincre dadhérer à son opinion. 5) Le contexte de réception Ensemble des opinions, des valeurs, des jugements partagé par un auditoire donné, « qui sont des préalables à lacte dargumentation et qui vont jouer un rôle dans la réception de largument, dans son acceptation, son refus ou ladhésion variable quil va entraîner » Breton, 2001 : 19). Dans ce schéma, lobjectif recherché est « quune opinion [étape 1] sintègre dans un contexte de réception [étape 2], lorateur, largument et lauditoire nétant dans cette perspective, quun ensemble dintermédiaires de ce processus de transport » (Breton, 2001 : 19). En argumentation, il nest pas primordial que les orateurs se mettent en avant « mais que leurs idées soient partagées par dautres » (Breton, 2001 : 19). Ce schéma de communication distingue également deux de ses éléments: ce que lon pense (lopinion) et ce que lon dit (largument mis en forme) (Breton, 2001 : 19). Ainsi, une même opinion peut être soutenue par des arguments différents visant à rendre cette opinion acceptable auprès de divers publics. « La transformation dune opinion en argument en fonction dun auditoire particulier est précisément lobjet de largumentation » (Breton, 2001 : 21). Largumentation ne se réduit pas à une opposition « face à face des subjectivités » ni au schéma de la « confrontation duale » Elle implique plutôt trois niveaux de relation et daction: Quels rapports lorateur va-t-il entretenir avec ses arguments? Quels liens va-t-il établir avec le public, parallèlement à lénoncé des arguments? Quelles relations le public va-t-il entretenir avec les arguments qui lui sont proposés? (Breton, 2001 : 22). Aborder la question de largumentation en termes de communication implique de tenir compte du contexte de réception de largumentation (Breton, 2001 : 22). Aucune opinion proposée sous forme dargument natterrit en « terrain vierge », mais « dans un ensemble de représentations, de valeurs, de croyances qui sont propres à lauditoire considéré » (Breton, 2001 : 22). une opinion de manière à ce quelle modifie « le contexte deLargumentation est donc un acte visant à proposer réception, en dautres termes, les opinions de lauditoire » (Breton, 2001 : 22).
Dès lors, le champ de largumentation réfère à deux domaines: le domaine de la communication « puisquon y tient compte de lautre dans sa particularité. le domaine de laction, puisque argumenter « cest dabord agir sur lopinion dun auditoire, de telle façon que sy dessine une place pour lopinion que lorateur lui propose (Breton, 2001 : 23). 2) Largumentation : une éthique de la communication a. Le champ du vraisemblable ou tout est-il argumentable? b. La cohérence entre lopinion et largument ou tous les arguments sont-ils bons pour défendre une opinion? c. Le public libre dadhérer à une opinion ou y a-t-il des limites à laction que lon peut exercer sur un auditoire? 3) Largumentation : un raisonnement de communication Les familles darguments 1) La définition de largument 2) La classification des arguments est-elle nécessaire? 3) Les quatre grandes familles darguments 4) Le mouvement des arguments Le rôle de laccord préalable dans largumentation Les trois raisons qui font adhérer un auditoire aux prémisses dune argumentation: résonance, curiosité et intérêt
5
6 Les quatre grandes familles darguments Breton propose une présentation sommaire de cette typologie des arguments en quatre temps. ARGUMENTS ARGUMENTS DE ARGUMENTS DE ARGUMENTS DANALOGIE DAUTORITÉ COMMUNAUTÉ CADRAGE Ces arguments recouvrent tous Ces arguments font appel à des Les arguments de cadrage servent « Largument danalogie consiste à les procédés qui consistent à en présupposés communs, soit « à la à présenter une nouveauté à établir entre deux zones du réel jusque-appeler et « à mobiliser une croyance ou à des valeurs partagées par lauditoire, des pensées là disjointes une correspondance qui va autorité, positive ou négative, lauditoire, qui contiennent déjà, en auxquelles il navait pas pensé, permettre de transférer à lune les acceptée par lauditoire et qui quelque sorte, lopinion qui est lobjet de par rapport auxquelles « ses qualités reconnues à lautre » (Breton, défend une opinion que lon lentreprise de conviction » (Breton, points de repère habituels ne 2001). propose ou lon critique » 2001). Trois types de présupposé fonctionnent pas » (Breton, (Breton, 2001). Ces autorités communs sont utilisés couramment en 2001). Catégories darguments danalogie : peuvent être des élus, des argumentation. professeurs, des experts, des Catégories darguments de magistrats, des scientifiques, Catégories darguments de communauté: cadrage: Lanalogie permet de mettre en relation etc. un thème (opinion défendue) et un Opinion commune: proverbes, maximes et Lassociation consiste en la élément extérieur (phore) « qui na rien Catégories darguments formules. création dun nouveau réel fondé à voir avec le cas présenté mais dont dautorité: sur létablissement de similitudes on sent bien quun lien souterrain fort Laffirmation de valeurs communes entre des « éléments pré-existants peut sétablir » (Breton, 2001). Largument de compétence référant à la nature humaine ou à des » et « sobtient en opérant des sappuie sur une expérience valeurs théologiques, éthiques ou regroupements de Largument par lexemple consiste à théorique et se fonde sur les esthétique, lesquelles jouent « un rôle rapprochements inédits » (Breton, présenter un cas particulier et de le compétences scientifiques, considérable dans notre société où elles 2001). transformer en cas exemplaire qui techniques, morales ou fournissent des repères fondamentaux tout sapp que à tout autre chose (Breton, li professionnelles qui légitiment en fondant la plupart des normes sociales La présentation des faits peut se 2001). le réel, les compétences » (Breton, 2001). Les valeurs ne sont pas fonder sur des arguments : dexperts et ou dinstitutions. universelles, puisque la vie sociale de La métaphore, forme la plus extrêmede comparaison (mise en chaque groupe humain et communauté rapport des termes qui de lanalogie, résulte du langage et de Largument dexpérience sorganise autour de valeurs spécifiques appartiennent au même la pensée. Elle est « une figure de style sappuie sur une expérience qui évoluent elle-même dans lHistoire. univers); puissante » qui devient un argument « pratique effective de lorateur, Les valeurs changent ou se contredisent elle est mise au service de la quandde nomination (renommer dans le domaine sur lequel il dune époque à une autre, dune société à une chose pour en défense dune thèse ou dune opinion » sexprime.uneautre.requalifierlesqualités);(Breton,2001).ToutcommeLargument de témoignage Le recours aux lieux consiste à montrerltémal,eigolanapséateitiiront,«rehoapnilupomaecaisfencoditéfrr(oeton(Brté»vaeadu02,.)10 implique que la présence dun que ce lieu inclut lopinion proposée. « accumulation des détails, Répétée, elle saffaiblit et « perd de sa e chance de accentuation de certains témoindunévénement,duncCoetnvaarignucmreenatu-adpeleàuddunecommunautéélémentsfiables);2vi0g0u1eurarguimeennttuatnivlieeu»c(oBrmetmoun,nafdauittordiitvéerqsu,ilufioncdoenfcèeregeunnreecommunedappartenance»(Breton,natsdrad,ésitoteute)uêomdinvpeonoimudpér(titéepxdoinlotinuuaocmmét.arguundement 2001). n argument. paraissant exprimer des Largumentad hominem différentes); idées consiste à utiliser une autoritésur le chiasme argumentatif négative pour dénigrer une (opposition symétrique de opinion. deux termes en les inversant) consiste à opposer symétriquement, en les inversant). Largument de définition « est une construction du réel en vue dargumenter » et consiste bien souvent en « une réponse à une question » (Breton, 2001). Cette définition dun phénomène nest pas objective, mais insiste « sur laspect qui semble le plus déterminant pour le caractériser » (Breton, 2001). Largument par dissociation permet de séparer un problème entre deux univers de référence et de générer deux réels distincts.
7
CPS 3000 NOTES DE COURS 5 ARTICLE: LA PAROLE MANIPULÉE Site internet consulté le 15 décembre 2005 : www.monde-diplomatique.fr/1997/03/BRETON/8022.html BRETON, Philippe, « Rhétorique et civisme. Le déclin de la parole », dansLe Monde diplomatique, mars 1997, page 32. NOUS sommes dans une situation étrange : alors que la persuasion est partout, que ses procédés nous assaillent de toute part, élèves et étudiants ne sont préparés ni à la pratiquer ni à la décoder. Malgré la volonté de quelques enseignants et la ténacité de quelques chercheurs en communication, il ny a nulle part de véritable programme de sensibilisation à largumentation, cest-à-dire à un convaincre non- manipulatoire. A cause de ce vide relatif, on a vu proliférer ces dernières années, dans le monde de lentreprise, de la communication, ainsi que dans limmense marché que constitue la " recherche de lépanouissement personnel ", de multiples " théories ", souvent vendues à prix dor, qui justifient " scientifiquement " linstrumentalisation et la manipulation dautrui comme mode dêtre en société. Car le XXe siècle est témoin dun paradoxe qui a été peu souligné jusquà présent. Dun côté on a vu se développer, d une manière qui na pas de précédent, toutes sortes de pratiques de la persuasion. Les batailles idéologiques se sont succédé par vagues, mobilisant des foules immenses. Les ressources de la propagande, de la désinformation, de la manipulation psychologique ont été massivement utilisées tout au long de ce siècle, en période de guerre comme en période de paix. Même la progression mondiale, à lheure actuelle, du libéralisme constitue, sous des formes nouvelles, un immense enjeu de persuasion. Le développement du secteur marchand, lui aussi sans précédent, se nourrit de lemprise majeure de la publicité sur les consciences, vaste entreprise de conviction peu regardante sur les moyens. Dun autre côté, malgré cette présence massive, la parole pour convaincre se déploie dans un vide presque total de réflexion, denseignement, de culture, et pour tout dire, déthique. Il ny a pas de véritable " culture du convaincre " à la mesure dune civilisation qui ne cherche plus dans les normes du passé et de la tradition les raisons de son destin. Manipuler les espri s t LA conséquence de ce paradoxe est que lexercice de la parole, presque uniquement soumis à la règle de lefficacité, décline au profit de ses formes les plus manipulatoires. On peut se demander si nous nassistons pas à un véritable déclin de la parole et de la fonction quelle remplit dans le progrès de la civilisation. Dautres périodes de lhistoire humaine ont connu un tel déclin. Après cinq siècles de République durant lesquels sétait formée, dans la continuation de lesprit démocratique athénien, une culture du débat politique, lhistorien romain Tacite se demande, dans un texte écrit aux alentours de lan 80 (après J.-C.), si celle-ci nest pas en train de disparaître sous ses yeux(1)." Aujourdhui,écrit-il,il faut faire court : fini le temps où les orateurs pouvaient sexprimer librement devant un public attentif et qui prend part aux débats. " " Aujourdhui,dit-il encore,la culture des orateurs, qui avait nourri la République, ne sert plus à rien : IEmpire simpose et avec lui la démocratie de la parole disparaît. "Tacite voit dans lesthétisation du discours - et la naissance dun genre, la littérature - la conséquence de cette fin dune époque inaugurée par Athènes. Il évoque aussi les jeux du cirque, devenus unique sujet de conversation" même dans les écoles de rhétorique ".En restant prudent sur la comparaison, ne vivons-nous pas une période équivalente, où la parole est tout aussi malmenée ? Aujourdhui aussi, il faut faire court : le " clip " est devenu lunité de mesure du discours. Le débat vivant est remplacé par des procédures manipulatoires au service le plus souvent dune pensée unique à léchelle mondiale. Les nouveaux jeux du cirque, le spectacle télévisuel multichaînes, sont lunique sujet de conversation. Mesure-t-on les conséquences sur une société où lon ne parle plus que de choses que lon na pas vécues, sinon par procuration virtuelle(2)? Le premier signe, mais pas le plus visible, du déclin de la parole est la tentative de restriction du champ où elle sapplique. Quest-ce qui est discutable, quest-ce qui relève dun choix collectif ? La gigantesque bataille idéologique qui a pour objet dimposer le libéralisme à léchelle mondiale, a comme caractéristique de se mener sur un mode manipulatoire. Loin de se présenter comme un choix possible, discutable dans lespace public, le libéralisme se présente comme une" évolution
8 naturelle ",une" loi "laquelle nous serions soumis. La parole est dessaisie de sa possibilité dintervention, et lessentielà de ce qui nous arrive est présenté comme non discutable, échappant à la parole. Il y a beau jeu, dans une telle situation, de se plaindre quil ny a pas, comme Francis Fukuyama avait tenté de le faire croire, de solution de rechange au libéralisme. En somme, on nous lie les mains, on nous jette à leau et on dit que nous ne savons pas nager... Lutter contre le déclin de parole passe par tout ce qui permet de rendre discutable notre destin commun, par le refus de la météorologisation du politique et de lassimilation sémantique si répandue, du chômage à une sorte danticyclone des Açores, cest-à-dire à un phénomène sur lequel nous naurions aucune prise. Un autre signe du déclin de la parole est labsence de référence, dans lespace public, à des normes qui réguleraient lemploi de tel ou tel type de procédés visant à convaincre. Il est frappant de voir labsence de disjonction, dans les démocraties modernes, entre lunivers des fins et celui des moyens. Si les fins sont bonnes, alors tous les moyens peuvent être mis à leur service. La fascination pour la technique nest pas étrangère à ce curieux blanc-seing donné aux moyens de communication. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la propagande est diabolique lorsquelle est au service des régimes totalitaires, mais devient dune certaine façon respectable lorsquelle est mise au service didéaux démocratiques. Cest dailleurs, comme le montre Jacques Ellul, le gouvernement américain lui-même qui a inauguré les techniques de la propagande moderne en 1917, au service dune " bonne cause ", les idéaux de la démocratie libérale(3). Il en est des techniques de manipulation comme de la bombe atomique, un " outil au service de la paix ", un" dépôt sacré ",le président Truman, lorsquelle est entre les mains des démocratiescomme disait libérales, mais objet de terreur diabolique quand les " autres " la fabriquent. Le sommet de cette confusion entre les fins et les moyens est la publicité moderne. On sait, depuis Stuart Ewen, que les capitaines dindustrie du XlXe siècle se sont transformés grâce à elle en" capitaines de conscience "(4). Objet complexe par le mélange des genres quelle opère, la publicité reste un formidable outil de manipulation des esprits. Les générations futures jugeront peut-être que nous aurons été de ce point de vue autant " sous influence " que les habitants des pays totalitaires que nous plaignons davoir été irradiés par la propagande. Mais comme la cause est bonne, du moins du point de vue du secteur marchand, les moyens le seraient aussi. Tout dire tout faire ? Le domaine politique néchappe pas à cette contradiction qui fait que la démagogie serait légitime si le programme politique est bon. Cest ainsi quon a vu une partie de la gauche française trouver des vertus à un bateleur démagogue, M. Bernard Tapie, dont lignominie des stratégies de persuasion néchappait pourtant à personne. Comment lutter contre la propagande de lextrême droite quand on ne condamne pas son emploi dans le camp démocratique ? Ne faut-il pas réfléchir à une disjonction entre une éthique des fins et une éthique des moyens, qui partirait du principe que toute parole, quelle quelle soit, se corrompt dêtre diffusée à laide de procédés manipulatoires qui ne respectent ni celui qui lémet ni celui qui la reçoit ? Les normes qui permettraient dopérer une partition entre ce qui relève du respect et ce qui émarge à la violence manipulatoire existent. Déjà la culture grecque de largumentation, à peine inventée, les discutait. Depuis cette époque, tout homme politique qui franchit par exemple la ligne rouge de la démagogie sait quil le fait. Ces normes, qui sont des normes de civilisation, sont connues de tous. Mais leur portée est atténuée, voire niée dans un climat où le " laisser-faire " sapplique aussi à la parole et aux procédés de communication. Tout rappel de ces normes est pris dans la fausse alternative liberté/censure qui est le credo des sociétés libérales. Il en est de ces normes comme de toute parole dans lespace public : on peut tout dire, tout faire. Toute idée qui trouve preneur serait légitime du fait même quelle trouve preneur. Cest ainsi que les lois du marché contaminent jusquau monde des idées et des moyens de les communiquer. Il faut rappeler que de la même façon que nous avons renoncé, en signe de civilisation, à lexercice de la violence et de la vengeance privée(5), nous avons reconnu, au moment même de la naissance de la démocratie, des normes qui permettent de renoncer à la violence psychologique que constitue la manipulation de la parole. Il est peut-être temps de les réactiver, den souligner limportance pour la démocratie et de montrer lintérêt que chaque citoyen pourrait en retirer.
CPS 3000 NOTES DE COURS COURS 5 COMMUNICATION : « Le prêt-à-parler », par M. Bertrand Poirot-Delpech SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADEMIES Le mardi 20 octobre 1998 PARIS PALAIS DE LINSTITUT Site internet : consulté le 16 décembre 2005 www.academie-francaise.fr/immortels/discours_5academies/poirot.htmlFermons les yeux, voulez-vous ? Et rêvons un instant ! Au lieu de rester entassés sur nos sièges passablement inconfortables, avouons-le , sans pouvoir sortir après une heure et demie dimmobilité silencieuse... imaginez que vous vous retrouviez assoupis dans le canapé moelleux de votre coin-télévision, libres de baisser le son, de nous couper le sifflet, de " zapper " vers un vrai défilé de mode, plutôt que de subir nos discours académiques, libres de vous servir à boire, de vaquer à vos besoins, ou... de piquer un somme, tout simplement ; à notre insu ! Supposons en effet quune chaîne de télévision ait obtenu de diffuser la séance annuelle de lInstitut, cest-à-dire de la régenter pour le plus grand bien de notre image, i1 va sans dire. Les orateurs de cet après-midi seraient les hôtes, entendez : les otages, de la fameuse émission " Parlons-en ", " sponsorisée ", je cite, par quelque lessive Hyper-Géniale (xmillions de spectateurs,xpour cent de parts de marché : une " opportunité " qui ne se refuse pas !) Pour " rester proche du terrain " je cite encore, et convenons une bonne fois, afin de ne pas succomber sous les guillemets, que le récit qui va suivre est rédigé intégralement en... " platéen ", ou jargon des plateaux ; pour " rester proche du terrain ", donc, léquipe aurait préféré à la Coupole, jugée " top " mais " ringardos ", le cadre de " quartiers difficiles " ou " chauds ", en loccurrence l" Espace Zinedine Zidane ", structure polyculturelle appelée également médiathèque, nom donné à tout endroit où lon est assuré de ne pas ouvrir un 1ivre ! Pour éviter que la moindre réflexion suivie ne chasse le public vers dautres chaînes plus distrayantes, et ne condamne lémission, le débat serait illustré par une exhibition ininterrompue de mannequins torse nu, par un concert de " rap " et par les cris dun échantillon, rebaptisé " panel ", de trois cents jeunes, dont les niveaux dapplaudissements départageraient les orateurs,live, comprenez : en temps réel, grâce à un procédé électronique inédit, " validé " (sic) par une firme dite " partenaire ". Parmi les invités une cinquantaine, pour que les interventions ne dépassent pas vingt secondes chacune , on reconnaîtrait, à sa blouse blanche, un professeur de sexo-linguistique au CHU, Aimé Jacquet, deux députés connus pour en venir aux mains à tout propos, et un sémiologue à queue-de-cheval dont les essaisSignifiant du raglanetLa Catachrèse dans Zig et Puce!) 108 000 exemplaires en deux semaines.auraient atteint (qui dit mieux Des députés, on retiendrait des formules passe-partout comme " problème fondamental ", " enjeu majeur "..., " il faut faire en sorte ", " conduire une réflexion ", " ouvrir dans ce pays un large débat citoyen, voire pluriel ", " envoyer un signal clair, un message fort "..., bref : prendre un certain nombre de mesures dans la perspective dun grand dessein porteur "... (?) " " Je ne vous ai pas interrompu ! ", martèleraient les députés (" marteler ", autre verbe à la dernière mode !), avant de quitter la tribune ; comme à leur habitude : bras dessus, bras dessous. Suivraient pêle-mêle des spécialistes de la confection et de linguistique, aux formules obscures telles que : " le logos reste tributaire de la doxa ", " il faut initier la modernité, la générer, la gérer, la finaliser " ; " pour le locuteur ", parler " moderne " serait... de lordre du " relooking " ; " soyons à lécoute du feed-back à linterne " Je cite toujours !)... Un jeune ferait un " tabac ", je cite encore, en martelant, lui aussi, quelque chose comme : " cest vrai que, bon, OK, mais pouh, cest galère, dapprendre laccord des comment déjà ! Savoir queLes Plaideurssont pas de Molière : lourd ! Craignos ! Cest pas ça qui nous filera des emplois sur la banlieue ! " ... " Ni des repères à lorée du XXe siècle ", corrigerait, sous les bravos, un " Travailleur social " qui se " situerait, dirait-il, au-dessus des vieux clivages ".