partie I - étude de cas USA
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1 Sociologie générale 2. Partie I. Rapport à l’altérité : étude de cas, le recensement de population américain Introduction Le recensement de population se présente comme une photographie des luttes de classement à un moment donné de l’histoire nationale qui sont exprimées au travers d’une taxinomie particulière. Si on admet, avec Pierre Bourdieu que les schèmes de perception et d’appréciation déposés dans le langage sont le produit de luttes symboliques antérieures et qu’ils « expriment, sous une forme plus ou moins transformées l’état des rapports de force symboliques » (BOURDIEU, 1984 : 5), le recensement en tant que formulation officielle des catégories objectivées et institutionnalisées constitue une topographie sociale des populations vivant au sein d’un même espace national. En résumé, on peut affirmer que le recensement de population est une des formes de catégorisation sociale légitimée et officielle qui articule pouvoir et connaissance (JENKINS, 1994) à l’origine de discours et de pratiques, institutionnalisées ou non, qui sont – nous l’avons vu – de puissants moteurs de la construction sociale de la réalité. Concrètement il s’agit de revoir l'évolution historique et l'utilisation des catégories raciales et ethniques au sein des recensements fédéraux successifs de population et de reconstruire les espaces des points de vue (souvent entremêlés) tout en tentant de faire émerger les lignes de force des différents récits en ...

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 Sociologie générale 2.  Partie I. Rapport à l’altérité : étude de cas, le recensement de population américain   Introduction  Le recensement de population se présente comme une photographie des luttes de classement à un moment donné de l’histoire nationale qui sont exprimées au travers d’une taxinomie particulière. Si on admet, avec Pierre Bourdieu que les schèmes de perception et d’appréciation déposés dans le langage sont le produit de luttes symboliques antérieures et qu’ils « expriment, sous une forme plus ou moins transformées l’état des rapports de force symboliques » (BOURDIEU, 1984 : 5), le recensement en tant que formulation officielle des catégories objectivées et institutionnalisées constitue une topographie sociale des populations vivant au sein d’un même espace national.  En résumé, on peut affirmer que le recensement de population est une des formes de catégorisation sociale légitimée et officielle qui articule pouvoir et connaissance (JENKINS, 1994) à l’origine de discours et de pratiques, institutionnalisées ou non, qui sont – nous l’avons vu – de puissants moteurs de la construction sociale de la réalité.  Concrètement il s’agit de revoir l'évolution historique et l'utilisation des catégories raciales et ethniques au sein des recensements fédéraux successifs de population et de reconstruire les espaces des points de vue (souvent entremêlés) tout en tentant de faire émerger les lignes de force des différents récits en question.  On cherchera à comprendre quels sont les éléments en jeu dans l’introduction ou la modification des catégories au sein de chaque recensement et de les rapporter aux différents champs, acteurs et institutions aux prises avec les luttes de définition des populations vivant aux Etats-Unis. Toute modification au sein du recensement touche à des enjeux liés aux rapports entre les groupes. Il s’agira ensuite de les identifier et d’en évaluer la signification et la portée sociales. La raison de l’introduction ou de la modification des catégories de dénombrement devra ainsi être soigneusement évaluée en fonction du contexte dans lequel elles adviennent. L’introduction d’une nouvelle catégorie peut, par exemple, être le fruit d’une évolution des « mentalités », la répercussion de tensions ou de compromis entre parties explicitement en lutte, un moyen de défendre des intérêts particuliers, un instrument de calcul pour la mise en place de politiques particulières, etc.  Afin d’opérer ce tri obligé, nous nous proposons d’utiliser les « lignes de tension » (1993) liées au cadre théorique présenté jusqu’ici de sorte à rendre compte de manière plus systématique des différents éléments qui interviennent dans le processus de Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05
 
 
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construction des catégories et de sorte à nouer des « liens de pertinence » entre ceux qui semblent disparates au premier abord.  Du point de vue de la démarche méthodologique, il s’agit de repérer les moments-clefs dans les transformations des catégories du recensement, les “contextes thématiques historiques” autour desqules on peut identifier :  - les enjeux du classement - les acteurs en jeu - les processus de catégorisation, de nomination, de stigmatisation  les logiques de classification -- les critères de définition des catégories - les univers de significations - les discours légitimants - les mesures ou pratiques mises en place - le rapport à l’Etat et aux différentes institutions étatiques - la conception nationale sous-jacente  Etant donné la complexité des processus de construction et des acteurs en jeu, nous avons choisi de mettre en exergue principalement troisvisions du mondequi influencent la production, la transformation et le maintien des catégories de l’altérité liées au recensement de population. Il s’agit d’éléments qui touchent auchamp politique et idéologique,ceux qui sont relatifs à lasphère scientifiqueet ceux qui sont liées auxcommunautésconcernées.  Le premier recensement  Un peu moins de quinze ans après la « déclaration d’indépendance » du 4 juillet 1776, le premier recensement (1790) de population voit le jour. Sa mise en place est contemporaine à la ratification par les Etats de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique (1788) qui pose les bases légales pour la construction d’un Etat national basé sur le pluralisme politique, donnant du même coup au gouvernement le pouvoir de lever les impôts, de réguler le commerce et de constituer une armée. Ces pouvoirs sont administrés par le Sénat, représenté par deux délégués par Etat, et la Chambre des Représentants dont les représentants sont élus par le peuple en proportion de la population de chaque Etat (AXELROD et PHILLIPS, 1992).  De fait cependant, lors du premier recensement, la nation américaine se construit sur une société fortement différenciée et inégalitaire. En effet, le premier recensement à l’image des représentations hiérarchisées de cette époque divise la population en hommes (male) blancs libres, (female) femmes blanches libres, (slave) esclaves et autres personnes. Cette dernière catégorie comprend les noirs libres et les « indiens taxables », c'est-à-dire ceux qui vivent dans ou autour des colonies blanches.  Si, en transparence, les catégories laissent voir une réalité fortement stratifiée sur des lignes sociales et raciales (blanc/libres) (esclaves/noirs), il n’est aucunement fait Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05
 
 
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mention de manière explicite à la question raciale. C’est une remarque importante car elle indique que la race n’est pas encore utilisée comme catégorie générique officielle de classement des populations (elle n’apparaît explicitement dans le recensement qu’au début du 20 ème siècle !) même si elle a une efficacité sociale en tant que telle.  En réalité, la classification se construit sur deux critères conjoints : l’appartenance aux descendants des colons européens et la condition sociale.  Les catégories des femmes et hommes blancs libres1 les seules à sous-entendre sont une appartenance ethnique, c’est-à-dire liée à une supposée origine commune. Cette origine n’est d’ailleurs pas explicite. C’est au travers de son indicateur le plus évident (la couleur de la peau) que se construit la catégorie. Dans ce cas, les critères de construction de la catégorie et l’indice qui permet de classer les gens dans cette dernière se confondent dans le sens où l’indice semble suffire aux deux fonctions.  La catégorie blanche restera telle quelle est au cours des recensements successifs, mais plus la population se différenciera plus le recensement va chercher à définir précisément l’origine raciale et ethnique des membres qui composent l’Amérique.  L’utilisation de l’adjectif libre, qui réfère à une qualité individuelle semble avoir une valeur symbolique et prescriptive plus que descriptive ; elle vient renforcer la distinction entre les personnes libres et celles qui ne le sont pas et permet ainsi de ponctuer la conception nationale sous-jacente : un Etat libre pour tous ceux – et seulement ceux – qui peuvent s’en revendiquer. Dans le contexte de l’époque cependant, celui qui n’est ni blanc ni libre est selon toute probabilité un esclave. La catégorie des esclaves quant à elle, n’est identifiable que par son rapport à un statut légal, à une condition sociale d’aliénation.  Catégorie « autre »2   Organisation sociale et recensement  La classification dont fait usage le premier recensement est liée à l’organisation sociale de l’Etat politique et non dans un rapport avec des principes d’idéologie politique. La                                                  1 catégorie blanche constitue le 80% de  Lala population. Le 60 % de la population blanche est d’origine anglaise, la population restante est constituée, en ordre d’importance numérique par la population Irlandaise, allemande, écossaise, hollandaise et française. 2L premier recensement présente une catégorie résiduelle explicitement désignée comme « autre ». Cette  e dernière est une rubrique qui permet de classer les individus qui ne peuvent l’être dans les autres catégories comme les noirs libres et les Indiens2 (qui ne sont pas des esclaves). Le fait que les Indiens ne soient pas considérés en tant que tels dans le recensement soulève des interrogations qu’on ne peut éluder. La première est que les Indiens ne font pas partie de la nouvelle nation et en tant que marginaux politiques et sont mêmes à long terme voués à l’extinction. Cela tendrait par ailleurs à montrer que la conception de la Nation n’est pas liée à un territoire bien défini mais se rattache plutôt à une organisation sociale qui a une valeur symbolique particulière. Au même titre que les esclaves, les Indiens n’appartiennent pas à la nation civique qui se présente dans sa réalisation comme exclusive. Une interprétation plus fonctionnaliste validerait une logique économique : les Indiens ne sont pas comptés pour la représentation proportionnelle politique, ils sont uniquement comptés s’ils se trouvent à proximité des colonies et peuvent être taxés.  Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05  
 
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prise en compte des esclaves dans le recensement de population peut s’expliquer par les enjeux politiques liés au comptage de la population. D’un point de vue pragmatique, en effet, le recensement constitue un moyen decompter la populationen vue de la répartition proportionnelle des sièges à la Chambre des Représentants. Ainsi, la catégorie des esclaves, en plus de refléter une réalité sociale qui est en totale contradiction avec les déclarations de liberté du nouvel Etat et de constituer une question morale, est un enjeu lié à la représentation politique des états.  Les Etats du Sud souhaitent tenir compte de toute la population des esclaves alors que les Etats du Nord préfèrent les exclure. La solution se résout par l’acceptation d’un compromis qui statue que pour la représentation au Congrès, ¾ de « toutes les autres personnes » (all other people) sont comptés. Cette méthode de comptage des esclaves est aussi celle qui est retenue pour déterminer le montant dû par les Etats du gouvernement fédéral.  Le thème de l’esclavage, en tant que « problème social » n’est pas nouveau, il est lors de l’adoption de la déclaration d’indépendance déjà, une pierre d’achoppement entre les Etats du sud et ceux du Nord.  Nombre de représentants des Etats du Sud et de marchands d’esclaves, comme attendu, s’insurgent contre l’idée de bannir le terme d’esclavage dans le texte alors qu’ils ne portent que très peu d’attention aux idées de liberté et d’égalité devant être garanties par tous et qui vont à moyen terme condamner l’institution de l’esclavage, au prix de la guerre civile.  Décalage entre lois et réalité  Se se fondant sur l’idéologie libérale universaliste qui est inscrite dans la Déclaration d’indépendance de 1776 et dans la Constitution fédérale de 1787 et ses dix amendements de 1790, l’Etat vient de déclarer l’égalité entre tous ses citoyens.  Analyse contrastée de cette différence entre les lois et réalité.  ÆMarienstras, il n’est dans aucun de ces textes fondateurs de la nouvelle nationPour américaine fait mention de l’existence de différences raciales ou ethniques entre populations ne considérant que des citoyens indifférenciés comme « contractants » de l’Etat américain (MARIENSTRAS, 1986 : 26).  Æ Pour Françoise Burgess, dans une analyse très critique et engagée de la société américaine, quant à elle, estime que le « racisme est institutionnalisé dans les textes fondateurs » puisque les provisions de la constitution interdisent aux Indiens de devenir citoyens américains, réservant ce droit aux blancs dans une loi de 1790 et que les Noirs ne sont pas considérés comme des être humains à part entière, ne valant qu’un cinquième d’un Blanc (BURGESS, 1994 : 21). Cela dépend donc de quels textes de lois (documents) on considère.  
 
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Æ Denis Lacorne Pour3 ethno-civique » de la nation cela est dû au caractère « américaine « qui n’a cessé au cours de son histoire de mêler des considérations raciales à des valeurs authentiquement républicaines et qui est quant à lui civique par inclusion et ethnique par exclusion » (LACORNE, 1997 : 15).  La tension fondamentale de l’Amérique peut se traduire par celle qui pèse entre la notion de liberté et d’égalité ; est-il possible d’être tout à la fois libres et égaux ? Cette question concerne toutes les démocraties mais elle est particulièrement aiguë aux Etats-Unis. La déclaration d’Indépendance est le seul document où figure la notion d’égalité qui affirme que « tous les hommes sont créés égaux » (BURGESS, 1994) alors que le fameuxBill of Rightdont se réclament encore les Américains  (1791) aujourd’hui garantit un certain nombre de libertés individuelles contre la mainmise de l’Etat mais ne mentionne à aucun moment la notion d’égalité.  Quant à la constitution, elle est inspirée par une longue histoire politique et philosophique (européenne), par le mythe de l’Amérique nouvelle et de la terre promise opposée à l’Ancien monde privateur de liberté. L’élaboration de la constitution sur des principes civiques, promettant une liberté de tous les citoyens n’empêche pas que les schèmes de perception divisant la société en catégories inférieures et supérieures suivant le critère racial fonctionne comme principe de classement.  De fait, cette catégorisation qui est une classification hiérarchique et programmative (les blancs sont supérieurs) ne s’oppose pas à une vision égalitaire de la nouvelle société ; elle fait partie d’une vision du monde qui la légitime. Cette dernière oppose deux catégories de personnes. La première est composée des colons blancs qui sont membres à part entière de l’Etat et qui jouissent des libertés assurées par ce dernier. La deuxième catégorie – ou les personnes dedeuxième catégorie – est constituée par les populations qui n’ont aucune légitimité politique et qui n’appartiennent ni de fait, ni symboliquement à la nouvelle nation américaine comme les indiens et les esclaves noirs importés d’Afrique, et par la suite les immigrés qui arrivent sur le territoire.  Lien entre cette tension constatée et l’approche théorique de Berger et Luckmann  Au niveau analytique, cette contradiction – apparente – peut être dépassée en faisant appel à une perspective constructiviste comme celle de Berger et Luckmann et aux processus d’objectivation et d’institutionnalisation. Les institutions nationales que sont les mythes fondateurs sont desobjectivations de signification de second ordre (BERGER ET LUCKMANN, 86 : 127) qui intègrent des significations différentes déjà existantes ne se rapportant pas forcément à la même institution et produisent ainsi de nouvelles significations qui rendent objectivement disponibles « et subjectivement                                                  3Denis Lacorne est un auteur intéressant par la perspective comparative qu’il propose. La société américaine est appréhendée sous un angle critique et mis en perspective avec d’autres réalités nationales. Quant à situer cet auteur dans le champ scientifique qui nous intéresse, nous dirions qu’il se situe plutôt du côté des néo-conservateurs, en particulier en ce qui concerne ses analyses sur la question des droits des minorités et de l’Affirmative Actionen lumière les côtés négatifs de ces mesures sans toutefois insérerqui le poussent à mettre ces dernières dans une approche critique plus générale. Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05
 
 
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plausibles » les précédentes. Le mythe national et les discours qui s’y rapportent sont des significations de second ordre dont la fonction cognitive et normative légitime les contradictions et les articule au sein d’une histoire nationale.  La fonction du mythe et de l’idéologie nationales est de magnifier la conception civique de la nation tout en travaillant à rendre légitime des réalités, des rapports sociaux qui se construisent sur des critères raciaux et des inégalités sociales. Il est intéressant de constater que le recensement reprend cette double logique de classement, qui de fait, n’entraîne pas des « dysfonctionnements » sociaux ou remet en cause les principes de la Constitution.  Le mythe de la « Manifest Destiny »  Ce terme pour la première fois utilisé en 1845 par O’Sullivan l’éditeur du New Post (AXELROD et PHILLIPS, 1992) constitue un univers symbolique de second ordre qui vise à légitimer l’histoire et du même coup la perception de cette dernière. « C’est notre destinée manifeste » s’exclamait O’Sullivan « de répandre et de posséder tout le continent que la Providence nous a donné dans le but de développer la grande expérience de liberté et de gouvernement indépendant et fédéral qui nous a été confié » (in AXELROD et PHILLIPS, 1992 : 126).  Cette idée, bien qu’exprimée par d’autres termes était déjà lovée dans le texte de Jefferson qui avait remplacé le terme de propriété par celui de la « poursuite du bonheur » au sein de la trinité des droits fondamentaux (les autres étant la Vie et la Liberté). La conquête du territoire ou la possession d’un lopin de terre était, en effet, un concept central à l’idée de liberté et de bonheur individuel. C’est en ce sens que l’expansion territoriale était nécessaire au développement de l’Amérique idéale, une vision romantique de la pureté perdue du Paradis.  Le continent occupé par les indiens devait cependant être « civilisé », mission promise aux Anglo-Saxons. C’est ainsi que l'interprétation biblique faite par les Euro-Américains rationalise l'idée et diffuse l'idéologie qui a justifié le génocide des Indiens et la construction de « l'empire américain ». La mission que Dieu a attribuée aux colons blancs consiste à conquérir et à christianiser les indigènes considérés comme moins intelligents et inférieurs culturellement comme le voulait le sens commun. Cette vocation de tout un peuple constitue, à ne pas douter, une légitimation des plus efficaces quant aux exactions commises sur les populations indigènes et les Africains, ce d’autant plus qu’elle invoque des instances dont l’autorité est plus que légitime et légitimée : Dieu et la Constitution, garante de la poursuite du bonheur.  Le mythe de lamanifest destinyn’est d’ailleurs pas le seul à permettre le dépassement des contradictions américaines. Lerêve américaindonnant l’opportunité à tous de réussir pour tant qu’on le veuille vraiment, pour tant qu’on y travaille justifie la situation d’une immense frange de la population qui n’a pas – et n’a jamais – pu même y songer. La logique méritocratique qui, contrairement aux apparences, supporte le rêve américain laisse à l’individu être seul responsable de son échec. S’il suffit de
 
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vouloir (travailler surtout) pour arriver, ne pas réussir, c’est ne pas avoir voulu s’investir. Nous le verrons cette conception mythique de l’Amérique a influencé fortement l’image de l’Américain-type (travailleur, entreprenant) à partir duquel se sont construites les différentes catégories de l’altérité.  Paradoxalement, le mythe de l’Amérique comme terre d’accueil a aussi contribué à faire venir un nombre jamais égalé d’immigrants dans d’autres pays, mais qui n’a pas trouvé l’accueil espéré. C’est un clin d’œil à cette Amérique ambiguë que de remarquer que celle qui symbolise l’Amérique généreuse et solidaire, la statue de la liberté, fasse référence dans son nom à un principe (liberté) qui est de tous temps entré en contradiction avec celui d’égalité, promis aux nouveaux immigrés.  L’obsession du mélange racial   Durant tout le 19ème siècle, la structure du recensement rend compte de l’obsession du mélange racial de la société américaine. Ce n’est que lorsque les catégories du recensement ne permettent plus de tracer une limite claire entre les colons blancs et les autres, lorsque la division socio-économique et la catégorisation sociale ne vont plus de pair qu’une spécification précise des catégories devient nécessaire. Alors que naissent de nombreux enfants « mixtes »4, qu’augmente le nombre d’esclaves affranchis et que le recoupement entre « race » et classe ne correspond plus exactement, le recensement de 1820 innove en introduisant une nouvelle catégorie, celle des « personnes de couleur libres ». C’est ainsi que, dès le moment où les paramètres sociaux et raciaux ne se recoupent plus parfaitement, le critère racial fondé mais aussi explicité par le critère phénotypique prend le relais.  Un des enjeux principaux du recensement se situe dans la différenciation et l’attribution catégorielle dont le but est de sauvegarder, au moins du point de vue symbolique, la « pureté » de la population considérée comme originelle. Dès lors, le recensement de 1850 introduit l’obligation d’indiquer la couleur de peau des esclaves et de la préciser à l’aide d’un B pour black et d’un M pour mulatto. En 1890, on divise encore la catégorie mulatto en sous-catégories, celles des quadroons (1/4 de sang noir) et des octoroons (1/8 de sang noir). Après 1920, cependant, le Bureau de recensement abandonne cette distinction, estimant que les trois-quarts des Noirs des Etats-Unis sont déjà racialement mélangés. Dès lors, toute personne ayant des ancêtres d'origine africaine est simplement considérée comme noire.  Ce principe de classement à savoir l’assignation de toutes les personnes supposées avoir des origines africaines à la catégorie noire remonte à une institution qui date du XIX siècle : laone drop rule. Edictée avant la guerre de sécession par les Etats du sud, la loi qui se base sur le principe de laone drop rule la règle dans le pays. devient Pensée pour augmenter le nombre d'esclave, elle postule que toute personne possédant une « seule goutte de sang noir » doit être considérée comme noire. Elle fait écho à la                                                  4interraciaux quant à eux sont historiquement rares. LesMême si les unions mixtes sont fréquentes, les mariages enfants issus de telles unions sont souvent marginalisés et considérés comme des « bâtards illégitimes », peu considérés quelle que soit la communauté. C'était particulièrement vrai pour les nombreux enfants d'unions mixtes qui étaient le fruit de violences sexuelles et de concubinages. Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05  
 
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croyance voulant que chaque race possède son propre type de sang et une apparence physique typique, corrélés à des comportements sociaux particuliers ; croyance qui est directement influencée et légitimée par la pensée scientifique de l’époque. Précisons que les Etats-Unis sont le seul pays à suivre cette règle implicite et à l'appliquer, de surcroît, uniquement aux descendants des populations africaines (WRIGHT, 1993: 47).  Retour à la théorie  Ce principe de classification impose, par l’introduction de nouveaux critères, une sélection qui donne à la catégorie noire un caractère on ne peut plus inclusif. Ce principe est paradoxalement imposé du dehors et ressort d’une logique d’exploitation (augmenter le nombre d’esclaves) et d’exclusion à une autre catégorie, privilégiée celle-là, en l’occurrence celle des colons blancs.  Le nouvel ordre social qui en résulte illustre remarquablement l’effet actif de normalisation et de naturalisation qu’ont les processus de catégorisation lorsqu’ils supportent des enjeux sociaux. L’enjeu des luttes de classement – réduites ici à une attribution imposée du fait des conditions de domination maximale – constitue à maintenir une limite claire entre des catégories de population dont l’évaluation sociale est hiérarchisée et dont l’accès est volontairement limité.  L’indice qui jusqu’alors marquait l’appartenance catégorielle est le caractère phénotypique : il suffit donc à déterminer l’assignation d’un individu à une catégorie. De plus en plus cependant, le marqueur distinctif – la couleur de la peau – perd de sa visibilité sociale ; il n’est dès lors plus possible de compter uniquement sur la perception – supposée naturelle – des diffréences phénotypiques pour instituer les catégories.  Désigner clairement la frontière entre les uns et les autres mais aussi les critères qui prévalent à son tracé devient toujours plus ardu, raison pour laquelle, se met en place un nouveau principe de classification. Ce dernier se fonde sur un « nouveau » critère de sélection qui se rapporte à un supposé caractère héréditaire. Ce faisant, les catégories qui commençaient à perdre de leur efficacité parce que les frontières entre elles devenaient de plus en plus floues s’en trouvent renforcées. La définition de l’un et de l’autre tend ainsi à se recomposer sans cesse afin de réguler les interactions produites par des situations induites par les changements au niveau macrosocial.  Ce glissement de critères vers des caractères supposés génétiques donne l’apparence du naturel et du normal aux catégories. Et ce pour plusieurs raisons. D’une part, parce que le critère dont il est tenu compte pour la classification se rapporte à un élément biologique (quoi de plus naturel que le sang ?).  D’autre part, parce que les arguments qui justifient ce changement de classement sont inspirés du sens commun : la logique qui sous-tend la classification constitue déjà une objectivation de typifications partagées et semble par conséquent aller de soi. La règle de laOne Drop Rule fait que statuer et instituer des croyances communément ne
 
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répandues quant aux différences entre catégories construites sur l’association entre caractère phénotypique, sang et statut social. Cela a pour conséquence de renforcer la sélection de l’inclusion ou de l’exclusion de la catégorie et du même coup de la réifier. Ce nouveau critère se base sur une supposée origine commune qui comme nous l’avons vu est un des critères au fondement des attributions ethniques entre outgroup et ingroup telles qu’elles ont été mises en exergue dans les théories de l’ethnicité.  Processus psycho-sociaux  Les processus psychosociaux à l’œuvre sont analogues à ceux qu’ont décrits des psychologues sociaux comme Henri Tajfel (1972) ou Willelm Doise (1984). Ces derniers, entre autres, ont montré que lorsque des individus apposent des limites entre leur groupe et celui des autres, ils font en sorte que la différence intragroupe apparaisse minimale et celle intergroupe la plus étendue possible. Ce faisant, ils sous-évaluent les différences au sein de leur groupe et sur-évaluent celle de l’outgroup. L’enjeu qui se cache derrière ce procédé constitue à préserver l’identité – la pureté – de son propre groupe, quitte à exclure des éléments qui présentent des caractéristiques mixtes. Ce mécanisme peut expliquer le principe d’exclusion et partant le fonctionnement de la one drop rule au niveau psychosocial. Quand l’apparence d’une personne, sa parenté supposée ou tout autre indice entraîne des doutes quant à son appartenance raciale, elle est exclue de la catégorie blanche et va être classée dans le groupe des autres. Dans une certaine mesure, la one drop est une forme d’institutionnalisation d’un processus psychosocial qui, de fait, règle les relations entre groupes.  Ce processus est d’autant plus accentué que les distinction s’inscrivent dans une hiérarchie sociale moralement différenciée, à savoir que les valeurs attachées à la construction des catégories se traduit par des jugements de valeur négatifs à l’égard de l’outgroup. Dans ce cas, la constitution de son propre groupe de base sur des critères d’autant plus exclusifs : en cas de doute, l’individu qui présente la moindre marque d’altérité est relégué dans la catégorie autre, au risque d’exclure une personne ayant pu faire partie de l’ingroup. Le principe de la one drop rule présente certaines analogies avec ce processus : toute personne qui présente des traits morphologiques négroïdes ou sur laquelle on émet ne serait-ce qu’un doute quant à son appartenance raciale est exclue de la catégorie blanche. Un ancêtre noir suffit à « ruiner » toute une lignée. On tend ainsi à fixer de manière exclusive les critères qui déterminent l'accès à une catégorie ou à un groupe d’individus de sorte à distinguer (au sens de la distinction sociale de Pierre Bourdieu) la catégorie la plus valorisée et de maintenir une catégorie – et par extrapolation – une identité singulière.  En conclusion, la perception des différences phénotypiques semble aller de soi alors qu’elle est un phénomène qui subi les évolutions des idéologies et des valeurs relatives à un lieu et à une période historique et politique particulières. On peut, à titre d’exemple, considérer le fait que la « négritude » est évaluée différemment aux Etats-Unis et en Amérique latine. Le concept de race y est, par exemple, moins rigide que celui des Etats-Unis qui se base largement sur le critère soit disant biologique et
 
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distingue de manière nette les divisions entre personnes. Pour ce qui est du recensement de population américain, cette différence de perception a posé de considérables problèmes ; c’est la raison pour laquelle depuis 1960, le recensement américain qui compte la population de l'île de Porto-Rico5 a laissé tomber la question de la race puisque cette dernière n'a pas, à proprement parler, la même signification qu'aux Etats-Unis.  Retournement de stigmate  Il convient, en effet, de savoir ici pourquoi un principe de classement qui semble anachronique est devenu avec le temps le support d’une identification subjective à la catégorie. Cela explique peut-être pourquoi de nombreux leaders comme Frederick Douglass, Booker T. Washington, W.E.B Du Bois, Malcolm X et Martin Luther King Junior se considèrent noirs et ne font aucune référence à d’autres origines. Le fait que Lani Guinier, Louis Farrakhan et le précédent gouverneur de Virginie Douglas Wilder soient définis comme noirs, alors que l’indice principal de reconnaissance encore en vigueur aujourd’hui (la couleur de peau et la morphologie) est assez peu distinctif chez ces derniers démontre la persistance du principe de la « one drop » ou pour être plus précis de ses effets sociaux.
                                                 5L'île de Porto-Rico est devenue territoire américain depuis le Jones Act de 1917. Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05  
 
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 Immigration massive (18ème - 19ème )  Alors que le temps passe et que de nouveaux immigrés arrivent sur terre américaine, les frontières sociales entre immigrés anciens et nouveaux se précisent et sont revues à chaque nouvelle vague migratoire. Au sein de la population blanche, l’autre est donc l’immigré le plus récemment arrivé sur le territoire. Lors de l’introduction du premier recensement de la population, l’Amérique vit l’époque de l’open-door era(1776-1881) durant laquelle il n'exista aucune restriction fédérale ou loi régulant les quotas d'immigration. Deux concepts de type libéral, l’un plutôt idéologique, l’autre de type économique sont alors à l'origine de cette politique des « portes ouvertes » : les Etats-Unis doivent être une terre d'asile et laisser une nouvelle opportunité à tous ; les migrants, indépendamment de leur nationalité seront absorbés dans la gigantesque force de travail que nécessitait l’économie naissante de la société américaine (GÓMEZ-QUINONES, 1984 : 64)  Ce sont les grands mouvements migratoires du XIXe siècle qui remettent en question le classement en vigueur : 15 millions de personnes franchissent la frontière des Etats-Unis entre 1820 (premières statistiques) et 1890 ; 18,2 millions entre 1890 et 1920 (GREEN, 1994 : 20). De plus en plus d’immigrés arrivent sur le territoire américain. Les Irlandais partent en grand nombre ; de 1820 à 1890, plus de 3,4 millions d’entre eux émigrent aux Etats-Unis (LACORNE, 1994 : 104).  Le bureau d’immigration des Etats-Unis ouvre en janvier 1892 sur l’île Ellis Island située dans la baie de New-York, du nom de son précédent propriétaire M. Ellis. Pour l’administration américaine, l’île constitue un “cordon sanitaire” qui sépare le continent des nouveaux venus. C’était là que l’on fait débarquer les nouveaux immigrants, qu’ils sont examinés du point de vue médical, mis en quarantaine si nécessaire et enfin admis sur le territoire américain ou déportés le cas échéant. Entre 1895 et 1926, 12 millions de personnes passent par Ellis Island qui est considérée comme la principaleprocessing stationde 1892 à 1943. Depuis 1965, l’île fait partie du monument historique de la statue de la liberté, symbole de l’espoir pour une nouvelle vie offerte aux nouveaux arrivés. Alors que le bureau d’Ellis Island ouvre ses portes, en 1892, rares auraient été les personnes disposées à érigé une statue au nom de l’immigration (AXELROD et PHILLIPS, 1992).  Recensement  L’introduction des catégories relatives aux origines des individus est directement liée au phénomène migratoire et à la question de leur intégration - leur assimilation - dans la société américaine qui deviennent des problèmes sociaux occupant le devant de la scène politique, publique mais aussi scientifique. La problématisation de ces questions dans le champ politique transforme radicalement les enjeux liés aux luttes des classements et en particulier ceux liés à l’élaboration des catégories du recensement. En effet, l’arrivée des nouveaux immigrés européens change la donne au sein des perceptions réciproques entre populations, de nouveaux venus entrent en scène et Sociologie générale 2. Semestre hiver 05 Prof. Francesca Poglia Mileti. Décembre 05
 
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