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Publié par | LANGAGE_ET_SOCIETE |
Publié le | 01 janvier 1992 |
Nombre de lectures | 204 |
Langue | Français |
Poids de l'ouvrage | 1 Mo |
Extrait
Mireille Darot
Christine Pauleau
Tabou et français calédonien. Un exemple de variation lexicale
du français en francophonie
In: Langage et société, n°62, 1992. pp. 27-52.
Résumé
Le français des Calédoniens d'origine européenne se caractérise par l'usage de "gros mots" (désignant l'organe sexuel masculin
ou référant à l'homosexualité passive) comme insultes et interjections, marqueurs de solidarité entre locuteurs masculins,
démarcatifs et supports de différentes locutions. Relevant du stéréotype, leur emploi contribue à définir une identité linguistique
au sein de la francophonie. Leur valeur est envisagée en termes de continuum dans la variation du français en France et hors de
France. Elle est en relation avec l'origine bagnarde de nombre d'ancêtres des francophones de Nouvelle-Calédonie et avec des
pratiques langagières de sociétés à tradition orale comme les "parentés à plaisanterie".
Abstract
Darot Mireille and Christine Pauleau - Taboo and Caledonian French. An example of lexical variation of French within
"Francophonie".
"Dirty words" denoting the male organ or passive homosexuality are used as insults, interjections, to mark masculin solidarity, as
demarcators or local neologisms in the French dialect spoken by European native French speakers in New-Caledonia. Acting as
a linguistic stereotype, this specific use characterizes a linguistic identity within Francophonia (French speaking areas). In
comparison with French language variation in and outside France, the different values of these words are analyzed in terms of
continuum. Such a use is related to the "convict" origin of most ancestors of French native speakers of New-Caledonia and to
certain speech practices of oral tradition societies known as "joke-kinship" practices.
Citer ce document / Cite this document :
Darot Mireille, Pauleau Christine. Tabou et français calédonien. Un exemple de variation lexicale du français en francophonie.
In: Langage et société, n°62, 1992. pp. 27-52.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1992_num_62_1_2588TABOU ET FRANÇAIS CALEDONIEN
UN EXEMPLE DE VARIATION LEXICALE DU FRANÇAIS
EN FRANCOPHONIE*
Mireille DAROT
Université française du Pacifique
Centre universitaire de Nouvelle-Calédonie
et
Christine PAULEAU
Université Paris 3
Centre de recherches sur le français contemporain
1. "Gros mots" et distinction
Le français parlé en Nouvelle-Calédonie fait un usage spécifi
que de certains termes dont l 'étymon est frappé de tabou, au sens
où on ne doit pas les prononcer en "bonne société" parce qu'ils
désignent les organes ou les rapports sexuels.
Exposer les nouvelles acceptions que prennent ces termes dans
cette variété d'un français d'Outre-Mer, parlé dans l'Océan
Pacifique entre l'Australie et la Nouvelle Zélande, à 17 000 km
de la France, aux antipodes de la métropole, ce n'est pas seule
ment offrir un catalogue de mots exotiques {cf. Depecker, 1988),
croustillants ou répugnants selon les sensibilités, ou enrichir d'un
complément thématique, un peu "spécial", l'abondante document
ation lexicographique sur les noms de plantes et d'arbres, de
poissons et de coquillages en français calédonien, publiée par la
revue de 1' "Observatoire du dans le Pacifique".
C'est rendre compte d'éléments qui, manifestant la diversifi
cation qui règne au sein d'une aire linguistique, fonctionnent
comme des indices de reconnaissance et d'exclusion. Ainsi, des
occurrences répétées de l'onculé à l'intérieur d'un discours oral
La rédaction actuelle de cet article doit beaucoup aux remarques et aux suggest
ions de David Cohen, Françoise Gadet et Pierre Fiala que nous tenons à remercier
pour leur lecture critique et attentive du manuscrit.
langage et société n* 62 - décembre 1992 Mireille Darot et Christine Pauleau 28
où elles ont une valeur de démarcatif comparable à celle d'une
virgule à l'écrit, conduisent à classer un locuteur et comme
homme et comme originaire de Nouvelle-Calédonie, tout
les emplois similaires de con ou encore de cono classent respec
tivement un locuteur comme originaire du Sud-Ouest de la France
(variation du français en France) ou de Cuba (variation de
l'espagnol en Amérique Latine). C'est considérer qu'en raison
même de leur vertu de classement sociolinguistique des locuteurs,
de tels indices relèvent des critères pris en compte dans la
"distinction" au sens où Pierre Bourdieu (1985) a pu l'entendre.
C 'est, à partir d 'une analyse du français parlé en Nouvelle-Calédonie,
reprendre quelques unes des questions que posait Pierre Guiraud
(1975) dans l'introduction de son ouvrage sut Les gros mots :
Quelles sont la forme et la fonction des gros mots ? leur emploi ? leur origine ?
leur place dans le système linguistique ? Quels sont les mécanismes langagiers,
sociaux, psychologiques qui font de merde, de con ou de fourre les mots les
plus usités de la langue française et qui devraient figurer aux tout premiers rangs
des dictionnaires si ces derniers attestaient l'usage réel ? (...) Pourquoi les cons,
les salauds, les emmerdeurs ? Quel est le rôle de la sexualité et de la défécation
dans ce système ?
Pourquoi un "imbécile" serait-il assimilé à 1 '"organe sexuel de la femme", mais non
pas à celui de l'homme ? Et pourquoi un con, mais non pas un vagin ? (pp. 5-7)
2. Tabou, compétence du locuteur natif et censure
C'est aussi se demander pourquoi l'excellente synthèse sur
« Le français parlé en Nouvelle-Calédonie » (Hollyman, 1979)
que présente le directeur de l'Observatoire du français dans le
Pacifique dans l'ouvrage collectif sur Le français hors de France
(Valdman, 1979) ne fait aucune mention, ni même aucune allusion
à cet usage particulier de "gros mots" qui caractérise le parler
du "broussard" tout autant que les termes empruntés à l'anglo-
australien dans le domaine de l'élevage du bétail.
Est-ce sous l'effet d'une pudibonderie qui est loin d'être étran
gère aux linguistes, comme le souligne Pierre Guiraud ?
Pourquoi tant d ' articles sur l 'origine de redingote ou de patchouli, sur le champ
sémantique de la "spatialité", sur la terminologie de la "numismatique " et rien
sax foutre et merde qui sont à la base de l'idiome et éclairent les mécanismes
de la pensée et de l'expression ? (ibid.). Tabou et français calédonien 29
Est-ce par respect d'une bienséance éditoriale qui aurait écarté,
explicitement ou non, toute référence à l'usage spécifique de
« paroles rudes et grossières qui offensent la pudeur » (Guiraud, ibid.)
dans l'exposition des variétés de français hors de France ? Notre
proposition de publier cet article dans une revue calédonienne
qui s'attache à définir une identité calédonienne au travers de
son histoire, n'a-t-elle pas connu une fin de non-recevoir qui
tenait de l'évitement poli ? Parler de l'usage spécifique des "gros
mots" en Calédonie serait scientifiquement plus inaccessible à
un public d'honnêtes gens, non linguistes de profession, calédo
niens de souche ou métropolitains vivant en Calédonie, et curieux
de l'histoire de ce pays, que d'évoquer pour eux les calédonismes
concernant les noms de plantes.
Est-ce enfin parce qu'il est difficile pour un linguiste non locuteur
natif de mettre en place une enquête sur un thème semblable qui
nécessite une longue immersion dans le milieu de référence lorsqu'il
s'agit d'appréhender les différentes valeurs dérivées d'un étymon
frappé de tabou ? L'élaboration et l'application d'un questionnaire
d'enquête linguistique peuvent en confirmer l'usage pour un groupe
de locuteurs mais difficilement le mettre à jour. L'origine cal
édonienne de l'une de nous a certainement facilité l'analyse des
valeurs caractéristiques de relations de solidarité et de familiarité
entre locuteurs calédoniens, d'intimité qu'une enquête
de terrain de quelques mois ne permet pas toujours d'établir et dont
sont généralement exclus les