Variations énonciatives. Aspects de la genèse du style de l Étranger - article ; n°118 ; vol.29, pg 64-84
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Variations énonciatives. Aspects de la genèse du style de l'Étranger - article ; n°118 ; vol.29, pg 64-84

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Description

Langages - Année 1995 - Volume 29 - Numéro 118 - Pages 64-84
21 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

Publié par
Publié le 01 janvier 1995
Nombre de lectures 46
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Extrait

M. Jean-Michel Adam
Mireille Noël
Variations énonciatives. Aspects de la genèse du style de
l'Étranger
In: Langages, 29e année, n°118, 1995. pp. 64-84.
Abstract
Jean-Michel Adam et Mireille Noël : Enunciative variations : The genesis of style in « L'Etranger »
As a consequence of the systematic use of the French « passe compose », the style of Albert Camus's best-known novel
deviates from the traditional French novel. But it is indeed the basic function of tenses and time adverbs which is deconstructed :
actions and events can no longer be located relatively to the time of utterance. The stylistic innovation of the novel cannot be
separated from the enunciative choices. The article examines how Albert Camus goes from « La Mort heureuse » (a novel written
in the third-person and the French « passe simple » which he never published) to a novel which is a landmark in French fiction.
The stylistic choices are studied through a comparison of the opening pages of the two novels and in a fragment of « La Mort
heureuse » which Camus takes up again almost literally in « L'Etranger ».
Citer ce document / Cite this document :
Adam Jean-Michel, Noël Mireille. Variations énonciatives. Aspects de la genèse du style de l'Étranger. In: Langages, 29e
année, n°118, 1995. pp. 64-84.
doi : 10.3406/lgge.1995.1715
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1995_num_29_118_1715Jean-Michel ADAM
Mireille NOEL
Institut de Linguistique et des Sciences du Langage
Université de Lausanne
VARIATIONS ENONCIATIVES : ASPECTS DE LA GENESE
DU STYLE DE L'ÉTRANGER
La grammaire et la stylistique se rejoignent et se
séparent dans tout fait de langue concret qui, envi
sagé du point de vue de la langue, est un fait de
grammaire, envisagé du point de vue de l'énoncé
individuel est un fait de stylistique. Rien que la
sélection qu'opère le locuteur d'une forme gram
maticale déterminée est déjà un acte stylistique.
Ces deux points de vue sur un seul et même phéno
mène concret de langue ne doivent cependant pas
s'exclure l'un l'autre, ils se combiner orga
niquement (avec le maintien méthodologique de
leur différence) sur la base de l'unité réelle que
représente le fait de langue (Bakhtine 1984 : 272).
Comme le suggèrent ces mots de Mikhaïl Bakhtine, le texte est l'espace où se
« combinent organiquement » la grammaire et le style. Au lieu d'opposer deux
linguistiques, l'une du système et l'autre du texte-discours, il convient plutôt de
considérer la complémentarité des dimensions grammaticale et stylistique des faits
de langue en refusant « la contradiction qui oppose le système de la langue, pensé
comme universel, identique à soi, et partout à l'œuvre dans chaque production
linguistique, à la parole, conçue comme purement individuelle » (Rastier 1994 :
278-279). Disciplines descriptives, la stylistique et la poétique ne sont utiles que si
elles s'émancipent, à la fois, de « la conception dogmatique de la langue et du
mysticisme de l'individu créateur » (id.). La linguistique textuelle a besoin de la
poétique dans la mesure où cette dernière décrit les phénomènes macro-textuels de
composition (narration dans le dialogue, dans l'explication ou dans l'argumentat
ion, description ou dialogue dans la narration, etc.), mais la linguistique textuelle a
également besoin de la stylistique en tant que discipline descriptive attentive aux
phénomènes micro-textuels, locaux.
C'est dans cette dernière perspective que nous nous proposons de décrire la
genèse d'un style. Nous concentrerons notre attention sur les choix énonciatifs
opérés par Albert Camus lors de l'écriture de l'Etranger. Pour mesurer l'invention
stylistique que représente historiquement, en langue française, ce roman, il nous
paraît intéressant de le comparer à la Mort heureuse qu'après pourtant de multiples
remaniements, le futur prix Nobel renoncera à publier. Le passage de la narration au
passé simple (désormais PS) et à la troisième personne qui caractérise la Mort
64 heureuse au style célèbre de l 'Etranger, dominé par le passé composé (désormais PC)
et la première personne, se présente, du point de vue énonciatif, comme un véritable
cas d'école. L'incipit de l'Etranger (1) met en scène et en question l'ancrage
énonciatif inaugural, joue avec le temps et les temps dans un contraste absolu avec
l'ouverture du roman abandonné (exemple (7) ci-après pp. 71-72) :
(1) Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu
un télégramme de l'asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments
distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je
prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je
pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé
à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais
il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit : « Ce n'est pas de ma faute. »
II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En
somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses
condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en
deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte.
Après l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura
revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait très chaud. [...] (pages 9-10 de
l'édition Folio, 1993)
Le premier paragraphe de l'Etranger trébuche littéralement sur le premier mot
du roman (« Aujourd'hui »), bégaie un « peut-être hier » et glose l'adverbe tempor
el (« demain »), trace de l'ancrage énonciatif du discours officiel posé comme
déclencheur fictif de la parole du narrateur. En problématisant le temps et en
plaçant d'entrée les défaillances du sens au cœur du texte (« Je ne sais pas », « Cela
ne veut rien dire » , sans parler des multiples négations dont le second paragraphe est
saturé), on peut dire que le ton est donné. On peut même se demander s'il ne s'agit
pas là d'une sorte de programme de lecture du roman l. L'impossibilité d'établir la
chronologie de ce qui ressemble à un journal — chronologie des faits sur laquelle
butent tous les commentateurs — est en effet clairement posée d'entrée. L'écriture
du roman au PC s'écarte certes historiquement des normes du roman français, mais
c'est, plus largement, la fonction primordiale des temps verbaux (établissement des
coordonnées temporelles des actions et des événements rapportés) qui est mise en
crise. Ce qui est relaté ne peut pas être situé par rapport au repère temporel que
constitue le moment de renonciation. L'invention stylistique paraît inséparable de
choix énonciatifs et l'objet de cet article s'impose : placer renonciation au centre de
l'examen des variations discursives qui ont mené Albert Camus d'un roman aban
donné à un roman historiquement novateur. Ceci nous permettra de reprendre à
notre compte la suggestion d'Emile Benveniste : « II serait intéressant d'analyser les
effets de style qui naissent de ce contraste entre le ton du récit, qui se veut objectif,
et l'expression employée, le parfait à la première personne, forme autobiographique
par excellence » (1966 : 244).
1. Programme d'écriture aussi, si l'on en juge par le fait que ce premier paragraphe apparaît très tôt
dans les Carnets, à l'automne ou au début de l'hiver 1938, sous sa forme presque définitive :
« Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile.
"Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Ça ne veut rien dire. C'est peut-être hier. . . »
(1983 : 94).
65 Si Camus a écrit très rapidement l'Étranger, c'est certainement — en dépit des
différences d'intrigue — grâce au tra

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