Woody Allen et la psychanalyse & les charnières de discours dans le doublage des films de Woody Allen
28 pages
Français

Woody Allen et la psychanalyse & les charnières de discours dans le doublage des films de Woody Allen

Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
28 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description


les charnières de discours dans le doublage des films de Woody Allen
&
Que ce soit dans Manhattan, Annie Hall, Tout le monde dit I love you ou encore Meurtre mystérieux à Manhattan, on retrouve de façon régulière dans le cinéma de Woody Allen la figure du héros allenien, souvent campé par le réalisateur lui-même.
En fait de héros, ce personnage est un anti-héros, binoclard peu à l'aise avec lui-même, encombré de névroses que ses répliques imprégnées par la mort, le sexe ou la métaphysique trahissent sans cesse.
  [Moins]

Informations

Publié par
Nombre de lectures 68
Langue Français

Extrait

Traduire la cohérence dialogique au cinéma : les charnières de discours dans le doublage des Ilms de Woody Allen
Frédérique Brisset
La reformulation est un phénomène typique de l’énoncé oral, signe d’une recherche de cohérence de l’énonciateur sur son propre discours. Dans la conversation, cette syntaxe particulière s’appuie sur des charnières de discours spéciIques ; dans le dialogue dramatique ces mêmes opérateurs servent aussi la caractérisation des personnages. Le problème en traduction audiovisuelle sera donc d’assurer, par-delà le transfert lexical, l’eîcacité fonctionnelle de ces marqueurs en langue cible. Comment servent-ils en version originale (VO) la cohérence dialogique à préserver en version doublée (VD) ? L’étude contrastive de quelques exemples tirés des dialogues de Woody Allen et de leurs versions françaises apporte des éléments de réponse. Ses Ilms sont en eFet particulièrement marqués par son usage du verbe et les idiosyncrasies langagières de ses personnages, telles que les opérateurs de reformulationI mean,you knowetWellétudiés ici, y revêtent une importance particulière.
Textedecinéma: une oralité préfabriquée
1Les charnières de discours peuvent sembler relever du détail dans le dialogue cinématographique, leur traduction a pourtant des implications capitales sur la cohérence1même du Ilm dans sa version doublée.
2Les charnières sont l’un des indicateurs de la cohérence du discours, comme le remarque Bastin (2003 : 175) pour le champ de l’interprétation, où les « mots charnières qui traduisent la cohérence des idées et la logique du message » sont un des repères essentiels. Et l’on peut trouver des analogies entre l’interprétation et le doublage du fait de leur destinataire Inal : un auditeur, contraint par « l’évanescence de la parole ». Ainsi, Bastin se référant explicitement à Hatim et Mason2, explique-t-il :
En eFet, la tâche de l’interprète en tant que communicateur est de maintenir la cohérence en rétablissant un équilibre entre ce qui est eîcace(efective, qui atteint le but communicatif) et eîcient (eîcient, qui demande le moins d’eFort possible de la part du destinataire). (Bastin, 2003 : 175, souligné par l’auteur)
3C’est aussi le dilemme au cœur du travail de doublage cinématographique, forme traductive qui doit à la fois préserver la transmission du sens de l’original (intrigue, caractérisation des personnages) et faciliter le travail du spectateur, bien plus que la version originale sous-titrée (VOST) par exemple. Comme le remarque Vanderschelden (2001 : 362), « le traducteur audiovisuel ou l’adaptateur a donc des priorités spéciIques qui l’amènent à des stratégies de transfert qui diFèrent parfois de celles de la traduction classique et favorisent avant tout la cohérence et la discrétion ».
4J’aborderai ici en premier lieu les spéciIcités du texte de cinéma, puis les caractéristiques du discours de Woody Allen, source primaire de cette étude, et le rôle des charnières de discours, ressorts importants de ses dialogues. EnIn, un volet plus pragmatique sera consacré à quelques cas de transfert en français des charnièresI mean,you knowetwelldans les versions doublées de quatre Ilms du cinéaste.
Textedecinéma: une oralité préfabriquée
5Une des contraintes qui s’imposent à l’adaptateur audiovisuel relève de la forme même que prend le texte à traduire, destiné à une diFusion orale. Le sens que l’on pourra transmettre au spectateur sera donc dépendant de son empan mnésique3, selon la terminologie de la théorie interprétative de la traduction.
Oralité et syntaxe
6Le discours oral implique en conséquence une syntaxe spéciIque :
Accidents, ratages, scories ou ratés du discours oral sont à considérer comme des processus inhérents à la langue, liés d’une part à la nécessité de donner le temps au locuteur de gérer la mise en place de sa formulation et d’autre part à celle de l’interlocuteur de construire et d’intérioriser le sens du message qui vient de lui être adressé. (Gaudy-Campbell, 2006 : 3)
7Gaudy-Campbell qualiIe d’ailleurs ce bafouillage de « moment charnière ». Cette apparente incohérence serait donc une étape de construction de la cohérence discursive. Blanche-Benveniste assimile ainsi les autocorrections à des traces du contrôle exercé sur le langage lors de sa phase de production4. Car le mot parlé ne peut être eFacé, il ne saurait se dé-dire, tout au plus se contre-dire ou se nier5. Ces caractéristiques présentent de grandes similitudes avec le dialogue de théâtre ou de cinéma, voué à la production orale, qui « comporte des traits formels, stylistiques et verbaux qui le distinguent d’un texte destiné à la lecture individuelle» (Ducrot et SchaeFer, 1995 : 618).
Texte dramatique et oralité
8Mais « le texte dramatique n’est pas la reproduction d’un dialogue naturel : il est la représentation artistique d’un tel dialogue […] guidé en sous-main par des considérations d’eîcacité dramatique » (id.: 747) aboutissant à ce qu’il est convenu d’appeler une oralité préfabriquée. L’avènement du son a conduit le cinéma dumuetauparlant; il s’ensuit alors que l’écriture puis l’interprétation du dialogue sont devenues des étapes capitales de la réalisation cinématographique en vue de sa réception, avec une conséquence directe sur le rôle crucial de ces dialogues : « The “authenticity” of Ictional dialogue is widely held to play a pivotal role in shaping the audience’s perception of the quality of a Ilm » (Pérez-González, 2007 : 1).
9Ces considérations amènent les auteurs à privilégier certains eFets de discours en fonction de l’impact attendu sur le public. Quand le Ilm est diFusé à l’étranger, ces eFets doivent pouvoir être transférés aIn de préserver l’eîcacité de l’original, particulièrement en version doublée (VD), mode de traduction audiovisuelle qui s’inscrit dans le même système plurisémiotique que la version originale (VO). Pettit (2005 : 3) le rappelle : « Lexical, grammatical and stylistic changes in the subtitled and dubbed versions will be considered to establish the extent to which coherence is secured in relation to verbal, non-verbal, audio and visual signs of the audiovisual text. » La tâche des adaptateurs sera alors d’autant plus ardue que la VO est déjà singulièrement eîcace, comme souvent chez Woody Allen.
Oralité et discours allenien
10DepuisAnnie Hall(1977), la Ilmographie d’Allen se distingue en eFet par son usage du verbe. Le corpus étudié comprend donc ce Ilm, suivi deManhattan(1979),Deconstructing Harry(1996) etHollywood Ending(2002).
Contexte et texte
11Le réalisateur justiIe par son sujet même les nombreux plans-séquences deManhattanprésentant des personnages en pleine conversation : « Vivre en ville, c’est avant tout vivre en pleine interaction verbale […]. On communique verbalement. En ville on mène une existence cérébrale » (Björkman, 2002 : 82-83). Gillain (2005 [1997] : 94) note d’ailleurs « une attention particulière aux idiosyncrasies langagières des personnages » dans ce Ilm.
12Ces eFets sont particulièrement marqués dans son emploi des interjections, appellatifs et charnières de discours qui ponctuent le « débit (toujours aussi véloce et martelé) des comédiens, le mouvement (des répliques, de l’écriture) […] » (Lalanne, 2002 : 7). Ce rythme lié à l’expérience d’Allen au music-hall et son usage duone-lineraFectent directement la caractérisation de ses personnages à l’écran. Sonalter egocinématographique est ainsi classé parmi « les grands bavards de cinéma [qui] ne parlent pas pour donner des informations, mais pour exister, séduire, convaincre… » en transgressant les principes conversationnels (Vassé, 2003 : 71). Ce style très personnel présente des diîcultés particulières pour le doublage en version française (V).
Un enjeu pour le doublage
13En eFet, le français, en raison de contraintes syntaxiques diFérentes de l’anglais, a souvent tendance, lors de la traduction, à étoFer certains syntagmes, ce qui aFecte directement le rythme de l’énoncé d’arrivée, alors même qu’il est soumis aux impératifs de la synchronisation.
14Les adaptateurs de Woody Allen ont donc été rigoureusement sélectionnés : il est l’un des cinéastes les plus attentifs à la diFusion internationale de ses Ilms, dont il contrôle, par contrat, titres, doublage et sous-titrage. Le traducteur d’Annie HalletManhattan, Georges Dutter, est spécialiste du cinéma américain. Dès 1973, il a assuré le sous-titrage et le doublage des Ilms de Woody Allen. Depuis 1990, Jacqueline Cohen a pris le relais et traduitDeconstructing HarryetHollywood Ending. Ces quatre scénarios ont fait l’objet d’éditions bilingues. En confrontant ces éditions, la VO et la transcription des versions doublées en DVD, voyons comment s’opère le transfert des charnières de discours.
Les charnières de discours
15Ces marqueurs sont un des modes d’expression de la cohérence du texte dialogique : « Le rôle des marqueurs du discours est de rendre une conversation cohérente, et plus particulièrement de mettre en relief les intentions du locuteur, et ce qu’il essaie d’exprimer avec ces mots » (Chaume, 2004 : 843). Selon Pennec (2006 : 182), « cette appellation – marqueurs de discours – désigne des termes ou expressions caractéristiques de l’oral […] qui favorisent l’intégration d’un énoncé à l’ensemble du discours ». Cette faculté intégratrice renforce la continuité discursive, visée commune à tous ces « petits mots » (Traverso, 2007 [1999] : 45), qui justiIe ainsi leur étude conjointe.
Des opérateurs linguistiques et métalinguistiques
16ïls reètent une démarche spéciIque de l’énonciateur : « Un marqueur de discours [est] donc un marqueur avant tout métalinguistique ; il réfère non pas au réel, mais au langage lui-même : au choix des mots, […] mais surtout à la mise en forme du sens » (Le Lan, 2008 : 2). Le locuteur, prenant conscience de sa production langagière, est amené à une mise en cohérence de sa parole.
Or
les manifestations de la cohérence sont multiples. D’une façon générale, la cohérence se manifeste notamment, de manière formelle, dans les enchanements des énoncés et des réseaux lexicaux, et, de manière informelle, dans les rapports logiques et la progression des idées. (Bastin, 2003 : 178)
17Les charnières, décrites comme « les marques linguistiques de l’articulation » – même si sous ce terme sont englobées « des réalités linguistiques très diverses : conjonctions, adverbes, locutions, relatifs, copules, etc. » (Vinay et Darbelnet, 1977 [1958] : 223-224) – sont donc des traces visibles des enchanements et rapports logiques. Sous un aspect d’incohérence – catégories grammaticales disparates, énoncés décousus – se cache ainsi une cohérence pragmatique et fonctionnelle.
Des fonctions diverses
18Vinay et Darbelnet (op. cit.: 224-225) classent les charnières en catégories fonctionnelles « derappel, detraitement, deliaison, et determinaison», tout en notant que « la même charnière peut avoir plusieurs fonctions ». Mais ces fonctions participent toutes de la cohérence du texte.
19Ces mêmes « petits mots » sont subdivisés par Traverso (2007 [1999] : 45-49) en
1
2
3
4
.
.
.
.
indicateurs de la structure globale de l’interaction (ouvreurs, conclusifs et ponctuants),
marqueurs de la co-construction (phatiques),
marqueurs de la production discursive (planiIcation et reformulation),
marqueurs de l’articulation des énoncés (connecteurs ou opérateurs).
20Cette typologie reète clairement leur fonction de constructeurs de la cohérence discursive : cohérence interne de chaque énoncé à chaque tour de parole, cohérence aussi du dialogue dans sa structure interlocutoire. Cette structure s’appuie sur une syntaxe spéciIque à l’oral. En eFet,
l’oralisation de la pensée passe par des hésitations, des faux-départs, des ruptures thématiques et autres ratés ouspeech disturbancesdu discours. Ainsi, le terme de « formulation » s’accompagne le plus souvent de celui de « reformulation » ou auto-correction. (Gaudy-Campbell, 2006 : 3)
21Mais le statut de ces « ratés » est diFérent dans un simple entretien et en représentation : « les accidents de langage (interruptions, déformations, etc.) fortuits dans la conversation courante sont généralement fonctionnels dans le dialogue dramatique » (Ducrot et SchaeFer, 1995 [1972] : 747). Dans le texte dramatique, ces marqueurs ont une visée complémentaire : contribuer à la caractérisation des personnages, comme autant de signes de la cohérence du monde Ictionnel que propose l’auteur. Bubel (2006 : 44) rappelle d’ailleurs que des marqueurs de discours tels quewellouyou knowinterviennent souvent dans le dialogue Ilmique à seule In de le rendre plus réaliste.
22L’enjeu en traduction consistera dès lors à assurer, par-delà le transfert lexical, l’eîcacité et l’eîcience pragmatiques de ces marqueurs en langue cible, donc, à l’audiovisuel, en VD. En eFet, on rencontre deux obstacles lors de ce transfert : « there is no one-to-one correspondence between two languages in the Ield of discourse markers » (Chaume, 2004 : 843). Le second point d’achoppement concerne le genre traductif même : « This genre (audiovisual translation) is already accepted to be less coherent than other genres, the audience accepts deIciencies in cohesion and coherence in audiovisual translations as part of their inherent characteristics » (id.: 854).
Charnières en traduction
23Trois charnières récurrentes dans les dialogues de Woody Allen nous intéressent : les locutions verbalesI meanetYou knowet l’adverbe introductifWell.Elles sont interprétées comme marqueurs de discours permettant de retenir l’attention de l’interlocuteur dès lors qu’elles sont suivies
d’un signe de ponctuation à l’écrit ou d’une pause à l’oral (Pennec, 2006 : 141). La pause assume en eFet une fonction pragmatique :
Les cas où les pauses sont présentes avant et après le ligateur traduisent une phase d’élaboration du contenu. Cela signiIe que la mise en forme de ce qui suit n’est pas encore bien déterminée mais que le locuteur peut d’ores et déjà proposer une orientation grâce au ligateur, voire à des marqueurs de point de vue. (Szlamowicz, 2003 : 160)
I mean
24I meanest caractéristique du discours oral : leCorpus oF American Contemporary English(COCA) le relève 4,5 fois plus souvent à l’oral qu’à l’écrit, et 7,8 fois plus souvent s’il est suivi d’une virgule dans les termes de recherche. Selon Pennec (2006 : 144),I meanintroducteur de reformulation paraphrastique apparatrait même environ dix fois plus à l’oral qu’à l’écrit6. ïndiquant « une équivalence entre les contenus propositionnels de deux segments, fussent-ils diFérents » (id. : 70), il marque aussi une « non-concidence du dire au vouloir dire » et « relève ainsi d’une logique de la dissociation, dans l’association » (id.: 138), comme dans l’exemple qui suit.
Exemple17: Annie Hall
25L’écran divisé en deux expose ici en parallèle les séances de psychanalyse d’Annie et d’Alvy, interrogés par leurs analystes respectifs sur leurs rapports sexuels, sujet propice aux hésitations verbales.
VO, 67’, 160 :1 [Alvy: She would not sleep with me the other night, you know, it’s— 2 [Annie: And… ï don’t know…I mean, six months ago ï – ï woulda done it. ï woulda done it, just to please him. 3 [Alvy:I mean… ï tried everything, you know, ï-ï-ï put on soft music and my-my red light bulb, and… 4 [Annie: But the thing is –I mean, since our discussions here, ï feel ï have a right to my own feelings…
GD, 161,1 [Alvy : Elle n’a pas voulu coucher avec moi, l’autre soir, vous savez, c’est… 2 [Annie : Et je ne sais pas,maisil y a six mois, je… j’aurais dit oui. J’aurais dit oui, rien que pour lui faire plaisir. 3 [Alvy :Je veux dire… j’ai tout essayé, vous savez, je… je… j’ai mis de la musique douce et mon… mon ampoule à lumière rouge, et… 4 [Annie : Mais ce qui se passe, c’est queØdepuis que je viens ici pour en discuter, je me sens le droit de revendiquer mes propres sentiments…
D,1 [Alvy : Elle n’a pas voulu faire l’amour avec moi, l’autre soir, vous savez, c’est… 2 [Annie : Je sais pas c’ que j’ai,c’est vraiment… il y a six mois… j’aurais j’aurais dit oui, ne serait-ce que pour lui faire plaisir. 3 [Alvy :Franchement… Franchement…J’ai tout essayé… tout, tout… de la musique douce en fond sonore, mes p’tites ampoules rouges pour l’ambiance, rien à faire… 4 [M:siannAeivoyez-vous, ce qui se passe, c’est que grâce aux discussions que j’ai avec vous, je revendique mon identité réelle…
26L’usage du marqueurI meanpermet de conserver la parole en évitant d’être interrompu, stratégie tout à fait cohérente avec la caractérisation du personnage d’Alvy mais inutile lors d’une séance d’analyse destinée à faire s’exprimer le patient. Employé ici par les deux personnages pour introduire leurs tentatives de justiIcation,I meanrythme leurs discours parallèles. Sa récurrence instaure un eFet d’écho souligné par les choix du cinéaste au montage, et la redondance, caractéristique de la parole orale, se révèle ainsi l’un des outils de la cohérence.
27I meanassume ici des fonctions diverses : alors que la réplique 3 s’apparente à une explicitation, il introduit la reformulation en 2 et 4. Or, « qu’elle altère, corrige ou module le déjà-dit, la reformulation est à l’œuvre dans tous les types de discours, oraux et écrits ; signalant un mieux-dire, elle oblige aussi à prendre en considération l’étude de la cohérence des textes et discours » (Le Botet al.[éds], 2008 : 12).
28Cependant, le français est réticent à l’usage de la répétition. Dutter diFérencie donc la traduction des trois occurrences : coordinationmaispour Annie, traduction littérale pour Alvy et omission dans la seconde réplique d’Annie. Ce dernier choix traductif conforte l’observation selon laquelle « la charnière de liaisonI meantrès fréquente en anglais parlé [est] souvent superue car à valeur purement idiomatique » (raix, 2001 : 172, souligné par l’auteur). L’omission est en conséquence une préconisation traductive courante, chez Demanuelli (1995 : 155) par exemple : « Certains mots bouche-trous, qui fonctionnent parfois comme charnières de relance, notamment dans les dialogues, tels que(what) I mean(en position frontale ou médiane) seront dans presque tous les cas eFacés ».
29Pourtant, après avoir utiliséc’est vraimentetFranchementen répétition, qui respectent les valeurs deI mean,reformulation, puis explicitation, le doubleur réintroduit une traduction pour la dernière occurrence :voyez-vousqui réfère à
une « rhétorique du consentement ou appel au consensus », procédé par lequel « on demande à l’interlocuteur d’accorder une valeur particulière à l’énoncé précédent » (Baylon, 2002 [1996] : 96). Ce renvoi à ce qui précède reète le mode anaphorique à l’œuvre dans la reformulation, puisqu’elle « fait rétrospectivement considérer la source comme un stade antérieur de formulation » (Pennec, 2006 : 321) et réinstaure une cohérence pragmatique en VD.
30Mais les formules choisies par les traducteurs sont plus longues que celles de la VO, ce qui, en V, implique un débit précipité des acteurs, introduit un doute sur la sincérité des personnages et renforce le côté caricatural de l’épisode, porté par la mise en parallèle des deux scènes à l’écran. En outre, le temps de pause, dont on a vu la fonction structurante, s’en trouve réduit.
31DansAnnie Hall8, sur 61 occurrences deI mean, Dutter en traduit 32 littéralement, dont 2 variantesje voulais direetça veut dire, et n’en omet que 5. Ce choix s’oppose à la tendance générale à l’omission, en traduction, de la charnièreI mean, non signiIante, selon raix (2001 : 176) qui souligne cependant combien l’expression contribue à marquer l’oralité du texte et mérite, à ce titre, au moins une compensation dans le texte cible.
32Car quelle que soit la portée signiIcative de la charnière, elle a aussi une fonction dramatique dans le dialogue : « En anglais, on commence ses phrases par “Well” ou “I mean” ou “Listen”, c’est pour une raison : c’est pour gagner du temps, ou alors, c’est vraiment agressif, ou c’est un ordre » (Kahane, 1987 : 149). C’est pourquoi, par exemple, un auteur tel que « [Passot] considèreI meandans une dynamique intersubjective et montre qu’il est l’indice d’une certaine posture du locuteur vis-à-vis de son interlocuteur » (Le Botet al.[éds], 2008 : 13).
33Le doubleur d’Annie Hallchoisit pourtant l’omission dans 18 cas et ne garde que 9 traductions littérales, les autres occurrences étant rendues par diverses formes verbales :tu t’rends pas compte,j’aîrme,ben disons,je dois dire,je t’assure,je le pense,tu vois,dis-moi,voyez-vousou des tournures impersonnelles :enïn,c’est vrai,mais oui,vraiment,voilà tout,y’a pas,d’autre part,oh bien sûr,c’est-à-dire,en Fait,non.
34Cette tendance est encore plus nette dansManhattan9: sur 106 occurrences – plus d’une par minute – le doubleur omet toute traduction en 13 occasions contre seulement 9 dans la V éditée, et on note 2 traductions littérales au doublage pour 6 à l’écrit. Tous les autres cas sont résolus par une équivalence verbale à la première personne :j’avoue,je dirais,j’admets,je veux bien,je vais te dire,quand je pense que,je sentais, je suis sérieux,je sais pas, ou à la deuxième personne :tu vois, tu comprends,tu sais bien,qu’est-ce que tu veux,vous vous rendez compte,remarque,écoute,imagine,allezillustrant la fonction phatique de l’expression et son rôle interlocutoire. « La prise en compte d’un co-énonciateur (réel ou virtuel) (qui) conduit en eFet à ajuster localement ses propos, dans la perspective d’une meilleure inter-compréhension » (Pennec, 2006 : 268) prédomine en eFet dans l’emploi des introducteurs de reformulation. ïndépendamment de la signiIcation lexicale, peu probante, le recours à des formes verbales en VD traduit ainsi la valeur deI meancomme marqueur d’un lien social et/ou aFectif capital pour l’eîcacité du dialogue, la caractérisation des personnages, la cohérence narrative à l’écran.
35L’emploi de ces locutions verbales reète aussi l’une des caractéristiques des connecteurs transphrastiques : « leur absence d’intégration syntaxique, le lien avec le contexte-avant se faisant sur le mode anaphorique. On se situe donc dans une zone-frontière entre syntaxe et discours où la connexion grammaticale laisse la place à la cohésion discursive » (Deléchelle, 1993 : 191). Ce n’est plus le cas avec les autres occurrences deI mean, rendues par des adverbes ou interjections, avec prédominance deenïnetnon maisou par la tournure impersonnellec’est vrai.
Tableau statistique des traductions comparées de la charnièreI meanen VF et VD10
Stratégies
Trad. littérale
Omission
Annie Hall GD
32 /53%
5 /8%
Annie Hall D
9 /15%
18 /29%
ManhattanGD
6 /6%
9 /8%
ManhattanD
2 /2%
13 /12%
Équivalence s
Total
24 /39%
61 /100%
34 /56%
61 /100%
91 /86%
106 /100%
91 /86%
106 /100%
36Ce tableau récapitule une évolution très nette d’un Ilm à l’autre : réduction drastique des traductions littérales et des omissions, alors que le nombre d’occurrences a presque doublé en VO, mais évolution aussi d’une étape à l’autre du doublage, de la traduction à la VD.
Le doubleur favorise l’équivalence dans les deux Ilms, il est aussi plus enclin à l’omission et beaucoup moins à la traduction littérale que le traducteur initial. Sans doute sa proximité avec la phase d’oralisation du texte joue-t-elle en faveur d’une plus grande prise d’initiative quant à la transposition de la fonction phatique de ce marqueur, par une moindre soumission au contenu lexical de la VO11. ïci, la cohérence pragmatique est privilégiée.
Exemple2: Hollywood Ending
37DansHollywood Ending, en 2002,I meann’apparat plus que 47 fois en 107 minutes, et la majorité de ses occurrences sont le fait d’Ellie, ex-femme du réalisateurhas-beenjoué par Allen : hésitant entre ce dernier et son nouveau Iancé, producteur hollywoodien, elle passe son temps à se justiIer envers l’un et l’autre, illustrant le principe selon lequel « la reformulation participe d’une part à la structuration du discours, notamment dans les discours dialogiques, mais pas seulement : d’autre part, et dans tous les cas, elle participe à la dynamique du discours. Reformuler est rarement innocent » (Le Botet al.[éds], 2008 : 14).
38Le doublage omet pourtant de traduire presque 20 % de ces occurrences, alors même que Chaume (2004 : 854) note combien l’omission des marqueurs de discours en traduction audiovisuelle (TAV) peut aFecter la compréhension des relations entre les personnages.
39On compte 6 traductions littérales et autant dec’est vrai; les autres traductions à valeur phatique sont des équivalences verbales :je vais te dire,je pense, des pronoms personnels de reprise emphatique :moi, des locutions verbales, souvent impératives, à la deuxième personne :excuse-moi,à toi de,attends,crois-moi,et vous savez. On trouve aussi des connecteurs impersonnels tels queenïn,non mais,tant mieux,à moins que,après tout,peut-être,seulement, ou des répétitions de lexèmes du co-texte, traduisant l’hésitation, comme dans l’exemple suivant : Ellie a visionné les premiersrushes, catastrophiques, du Ilm de son ex-mari, qui réalise le Ilm en cachant sa cécité.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents