Le cordon. Mémoires familiales de la Shoah
146 pages
Français

Le cordon. Mémoires familiales de la Shoah , livre ebook

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146 pages
Français

Description

Ce livre revient sur l'histoire de Dora et Jules, déportés dans des conditions sordides le 19 juillet 1943. Ce matin-là, Dora se réveille très tôt. Elle regarde Jules qui dort encore. Elle repense aux belles années, regrette de ne pas avoir su en profiter pleinement... Près de 60 ans plus tard, le petit-fils donne un éclairage à ce jour funeste.

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Informations

Publié par
Date de parution 01 février 2012
Nombre de lectures 40
EAN13 9782296482678
Langue Français
Poids de l'ouvrage 9 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0600€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le Cordon
Marc Danzon Le Cordon L’HARMATTAN
© L'HARM ATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Parishttp://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-56299-8 EAN : 9782296562998
Chapitre premier
Dora et Jules
Dora avait perdu le sommeil. Elle s’endormait péniblement au milieu de la nuit et se réveillait en sueur dès les premières lueurs du jour. Les mauvais pressentiments se bousculaient dans sa tête et de lourdes angoisses l’envahissaient. Il faisait très chaud en ce milieu du mois de juillet 1943. Une chaleur pesante qui pénétrait partout et ajoutait un malaise physique à l’appréhension. Les yeux grand ouverts, fixés au plafond, elle réfléchissait en attendant que son mari se réveille. Dormait-il vraiment ou faisait-il semblant ? Les journées étaient longues et les silences pesants. Chacun comprenait la souffrance de l’autre et la partageait, mais ils n’en parlaient pas. Une sorte de pudeur s’était installée entre eux. Elle les empêchait d’aborder ensemble le sujet. Chacun craignait de réveiller chez l’autre ses propres peurs et de déclencher la panique. Dora entendit la cloche de l’église Notre-Dame-de-Lorette sonner 5 heures. Les fenêtres étaient ouvertes derrière les persiennes et les bruits de la rue s’engouffraient dans l’appartement, un premier étage plutôt spacieux qui servait aussi d’atelier. Quatre pièces pour se loger et une pour travailler. La famille s’y était installée voilà près de dix ans. Les affaires, alors, marchaient bien. Pas autant qu’avant la crise, bien sûr, mais il ne fallait pas trop se plaindre. Dora se reprochait maintenant de s’être laissée aller si souvent aux lamentations pour presque rien. Il suffisait qu’une période un peu difficile succède à une phase de prospérité pour que l’appréhension l’envahisse. De simples hauts et bas sans conséquences qu’elle dramatisait exagérément. « Si
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j’avais su ce qui allait arriver, j’en aurais mieux profité », se disait-elle aujourd’hui. Elle se remémorait le bon temps, où Jules, les deux aînés et elle passaient leur journée ensemble dans l’atelier. La petite dernière, Éva, allait alors à l’école du quartier, à deux pas de la maison. « Et dire que je me plaignais des mortes saisons et de la corvée du thé du dimanche à la campagne. Si j’avais su ! » Comment aurait-elle pu savoir ? La France n’était tout de même pas l’Allemagne et les Croix-de-Feu de De la Roque, pas les nazis de ce fou de Hitler. Depuis son arrivée au pouvoir à Berlin, on se sentait moins en sécurité, même à Paris. Mais où et quand un juif pouvait-il se sentir vraiment en sécurité ? L’antisémitisme s’exprimait de façon de plus en plus perceptible. Dora détestait ces manifestations fascistes qui se multipliaient depuis quelque temps. Elle avait recommencé à aller chercher la petite à la sortie de l’école. Elle ne se sentait pas tranquille de la savoir seule dans la rue. Jules, lui, pensait qu’elle se faisait du souci pour rien. La France n’était tout de même pas la Roumanie ni la Pologne ! La patrie des droits de l’homme ne pouvait pas se comporter comme un vulgaire pays antisémite. Elle protégeait ses citoyens du racisme et des pogromes - Jules en était convaincu ; et plus encore depuis décembre 1924, lorsque sa femme et lui avaient acquis la nationalité française. Leurs familles avaient émigré précisément pour se mettre à l’abri des mauvaises surprises. Leurs trois enfants étaient nés ici, raison de plus pour se sentir français à part entière. Chaque matin, pendant les longues heures qui précédaient l’aube, les souvenirs remontaient à la surface. Les bons lui semblaient encore plus douloureux que les mauvais. C’est souvent le cas quand on a peur pour l’avenir.
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Jules dormait, paisible et calme en apparence. L’absence des enfants lui pesait, mais son optimisme le soutenait dans cette épreuve. Il restait convaincu que les Français ne permettraient pas que l’on touche à d’autres Français, même s’ils étaient juifs et immigrés. Pourtant, les faits, ces derniers temps, lui donnaient tort. Les arrestations se multipliaient parmi les porteurs de l’étoile jaune. On était sans nouvelles d’amis très proches. Tous étaient étrangers. Jules les plaignait de n’avoir pas eu sa chance d’être naturalisés. Dora le regardait avec un mélange de tendresse et de crainte. Elle l’aimait toujours autant après plus de trente ans passés ensemble. Trente-deux ans exactement qu’ils étaient mariés. Elle venait juste alors de fêter ses 20 ans, lui en avait 23. Elle était fière d’avoir séduit un si beau jeune homme. Beau, mais aussi sérieux et travailleur. Ses amies l’enviaient. À 19 ans, il avait quitté, après ses cinq frères et sœurs, Bacau, sa ville natale, en Roumanie. Son père, veuf depuis déjà de longues années, ne faisait pas partie du voyage. Malade et trop âgé, il vit partir ses enfants en sachant au fond de lui qu’il ne les reverrait plus jamais. Malgré cela, il les avait encouragés à quitter ce pays à l’antisémitisme grandissant. « Allez construire votre avenir ailleurs », leur avait-il dit. L’un après l’autre, les six enfants avaient suivi les conseils de leur père. Jules fut le dernier à quitter le vieil homme. Avant-dernier de la fratrie, il était le plus proche de son père. Il savait combien de sacrifices celui-ci avait consenti pour élever seul sa nombreuse progéniture. La séparation avait été déchirante pour les deux hommes. Leur au-revoir était en réalité un adieu. Tous deux en étaient bien conscients, même s’ils se promirent de se retrouver bientôt. La séparation des familles est une conséquence cruelle de l’émigration.
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Lazare mourut quelques années plus tard sans avoir revu ses enfants. Dora se souvenait du chagrin de son mari quand il avait appris la nouvelle. Ce fut la seule fois qu’elle le vit pleurer. En 1908, Jules débarqua à Paris.Il s’y arrêta. Ses frères et sœurs, eux, avaient continué leur chemin et traversé l’Atlantique. Il s’agissait pour lui d’une simple étape destinée à gagner l’argent nécessaire pour la fin du voyage. Un court séjour avant que la famille ne soit de nouveau réunie. L’Amérique avait alors des allures de Terre promise. L’autre, la vraie, renaissait lentement et avec peine. Mais l’amour bouleversa son programme. Non pas l’amour de la culture et de l’art de vivre français, mais celui d’une jolie jeune fille, émigrée elle aussi. C’était elle, Dora, qui avait stoppé l’élan de Jules vers l’Amérique. Sa taille de guêpe et son charmant sourire avaient chamboulé le cœur du jeune Roumain. Elle se disait originaire d’Autriche et parlait français sans le moindre accent. En réalité, sa ville de naissance, Brody, se trouvait en Autriche-Hongrie, du côté hongrois. La Grande Guerre et le traité de Trianon qui allaient morceler le pays étaient encore loin. Dora, comme beaucoup, considérait la partie autrichienne plus prestigieuse. Par coquetterie, elle n’hésitait pas à travestir quelque peu ses origines géographiques. Qui, à Paris où elle avait émigré toute petite avec sa famille, connaissait Brody ? En plus du yiddish, elle parlait couramment l’allemand. À l’école et avec ses frères et sœurs, elle s’exprimait dans un français parfait. Jules admirait les compétences linguistiques de sa femme. Le roumain ne lui servait pas à grand-chose à Paris. Il l’avait même probablement oublié par manque de pratique. L’acquisition du français lui avait paru difficile. Il gardait un fort accent étranger et roulait les r. Il n’en ressentait aucun complexe, il trouvait au contraire que cela lui conférait un charme supplémentaire. Les paysans
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français et même beaucoup de citadins ne faisaient-ils pas la même chose ? De toute façon, les complexes ne faisaient pas partie de sa nature. Il était plutôt fier, pas orgueilleux ouknaker, comme on disait en yiddish. « Fier » était le mot qui convenait le mieux. D'ailleurs, son caractère reflétait bien ses origines roumaines. On disait dans la communauté juive que ceux de ce pays étaient joueurs, fiers et séducteurs. Cette description semblait assez juste à Dora. Jules aimait jouer aux cartes avec ses copains roumains émigrés comme lui à Paris. Mais sa passion du jeu passait après la famille et le travail. Il s’était toujours montré très ardent à la tâche. Cette qualité lui avait valu des débuts très prometteurs dès son arrivée. Il gagna vite assez d’argent pour penser à fonder une famille. Dora n’hésita pas longtemps avant d’accepter la demande en mariage du jeune homme. Ils fréquentaient la même mutuelle d’entraide juive. Ces associations accueillaient les jeunes juifs émigrés à leur arrivée en France. C’était souvent la seule adresse qu’ils connaissaient au moment de leur départ. En quittant Bacau, Jules avait mis celle de l’Avenir Fraternel dans la poche de sa veste. L’AF comme on l’appelait jouait un rôle très important dans la vie communautaire. Sa mission comprenait l’accueil des nouveaux arrivants, l’aide financière aux pauvres et aux malades, et l’organisation des enterrements. Elle servait en réalité de trait d’union laïc entre les coreligionnaires. La majorité d’entre eux ne fréquentait la synagogue qu’épisodiquement, seulement à l’occasion des grandes fêtes. La Fraternelle jouait aussi un peu le rôle d’agence matrimoniale. Les jeunes célibataires s’y rencontraient pour des soirées et des après-midi dansants. La crainte des mariages mixtes était omniprésente dans la tête des parents. Elle était bien plus forte ici qu’en Roumanie et en
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Pologne où l’on vivait entre soi. À Paris, on côtoyait beaucoup plus degoys. Les Fraternelles et les mouvements de jeunesse favorisaient les « bons » contacts et limitaient les risques de mauvaises rencontres. Dora avait immédiatement remarqué ce garçon si séduisant et si bon danseur. Elle n’était d’ailleurs pas la seule. Toutes les femmes tombaient sous son charme. Jules aimait cette attraction qu’il exerçait sur la gent féminine. Dora le savait bien, mais elle était persuadée que le mariage et ses petites attentions quotidiennes mettraient fin aux jeux séducteurs de son futur mari. Non seulement elle était belle, mais elle possédait en plus des qualités incontestables de cuisinière et de femme d’intérieur. Elle se laissa emporter par sa valse et suivit son pas pour la danse et pour la vie. Avec lui, elle se sentait en sécurité. Il s’était très vite imposé comme responsable au sein de la Fraternelle. Un vrai caractère de chef, qui lui avait valu la médaille de reconnaissance de l’association décernée aux meilleurs de ses membres. Sa seule décoration, reçue avec émotion et grande satisfaction. Dora se remémorait tout ce passé, les yeux fixés sur la médaille posée, dans sa boîte d'origine, sur une étagère de la bibliothèque. Une grande armoire à miroir occupait l’autre côté de la pièce. Petite, Éva la cadette de la famille, adorait danser en se regardant dans cette glace. Elle pestait quand elle s’apercevait que ses parents l’observaient en cachette « Laissez-moi tranquille ! », leur lançait-elle en accompagnant ses mots d’un regard menaçant. Elle interprétait leur sourire de tendresse comme un rire moqueur. Dora se souvenait avec nostalgie de ces moments d’intimité et de complicité. Elle tourna les yeux vers son mari. Elle le trouvait toujours aussi beau, malgré les années, avec sa moustache et ses cheveux blancs. Quelque temps après leur mariage, ils avaient perdu leur couleur
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