Jours tranquilles en 89 : Ethnologie politique d’un département français
412 pages
Français

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Description

L'Yonne, code postal 89, terrain d'une enquête de sept ans auprès des notables et des élus bourguignons, qui démonte les rouages de l'éligibilité, à la fois locale et nationale. Une approche concrète, qui renouvelle notre vision de la vie politique française. Marc Abélès est membre du laboratoire d'anthropologie sociale au sein du Collège de France. Il a consacré ses recherches à la question du pouvoir, d'abord en Éthiopie, puis dans nos sociétés.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 avril 1989
Nombre de lectures 0
EAN13 9782738163998
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,1000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© Odile Jacob, janvier 1989. 15, rue Soufflot, 75005 Paris
www.odilejacob.fr
ISBN 978-2-7381-6399-8
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
A Marc Augé
Avant-propos

Code postal 89 : le département de l’Yonne. Une palette politique à l’image de la France où socialistes, RPR, UDF se partagent l’essentiel du terrain. Les communistes maintiennent leur influence dans quelques zones qu’ils contrôlaient traditionnellement, comme Migennes ; le Front National est désormais présent et pèse surtout dans le nord du département.
Quand j’arrive dans l’Yonne je ne m’intéresse pas particulièrement à ces joutes électorales. Je sais simplement que la politique m’a de longue date fasciné : le métier bien sûr, le jeu aussi. Ces gens, leurs manières de faire, leur acharnement à continuer, même quand l’histoire semble leur avoir fermé une bonne fois la porte. Cette passion paraît contagieuse, même si périodiquement les Français se prétendent de moins en moins concernés par la politique. On y dépense de l’énergie ; peut-être y gaspille-t-on de l’argent, mais comment savoir ? Tous sont aussi muets sur ce dernier sujet que prolixes de leur personne dans l’Etat-spectacle. Il n’est pas facile de parler de la vie politique : c’est qu’immédiatement tous attendent des révélations, un coup de projecteur sur une arrière-scène qui livrerait une fois pour toutes la vérité de ces comportements. Rêve impossible de voir enfin se donner « off-the-record », ces hommes qui nous gouvernent. Mais ces derniers, et ce n’est pas leur moindre coquetterie, aiment assez donner à penser qu’ils ne nous réservent dans la vie publique qu’une facette de leur caractère. Ils nous laissent ainsi jouir tout à loisir de cette légère frustration qu’engendre en nous ce mélange d’universel – l’homme d’Etat – et de familier – un individu comme vous et moi – qu’entretiennent les médias.
En fait il m’aura fallu le détour de l’étranger pour comprendre. Durant les années soixante-dix je me passionne pour l’ethnologie et, grâce à la complicité du Laboratoire d’Anthropologie Sociale, j’ai l’opportunité d’aller étudier une société éthiopienne traditionnelle 1 . Découverte d’un univers qui n’a cessé de cultiver ses hiérarchies et où chaque société locale est soucieuse de protéger jalousement son autonomie par rapport au centre. Et, au même moment, c’est l’ébranlement, le régime succombe sous les coups conjugués du mécontentement populaire et des militaires, après avoir montré son incapacité à résoudre les graves problèmes économiques et à vaincre la famine. Ces événements, je les ai vécus loin d’Addis-Abeba dans une ethnie du sud du pays. C’était un endroit où la politique était pour les hommes une occupation quotidienne : comme les démocraties antiques, Ochollo avait ses exclus, les castes d’artisans, les femmes, mais la vie des citoyens était ponctuée par la tenue fréquente d’assemblées où chacun pouvait pleinement s’exprimer et peser sur la décision finale.
Un jour on vint m’annoncer que désormais tout avait changé : « Ochollo n’est plus Ochollo, dit un des vieillards respectés ; il n’y aura plus d’assemblées mais des comités, il faudra y intégrer tous ceux que jusqu’alors nous ne considérions pas comme citoyens à part entière. » Suivit alors une discussion entre nous : « Ochollo, c’est l’Ethiopie, mais on a dit à la radio que l’Ethiopie est maintenant socialiste. Vous les étrangers, vous paraissez plus riches que nous : est-ce parce que vous êtes socialistes ? » Je répondis qu’il n’en était rien, mais que nous avions aussi fait une Révolution, il y avait bien longtemps. A la recherche du terme le plus approprié, je déclarai : « Nous, nous sommes en République. – Alors, dit l’un d’eux, la République, c’est encore après le socialisme ! » Tous n’étaient pas convaincus ; on voulait que je précise ce qu’était vraiment la République. La conversation se poursuivit, mais je demeurais insatisfait : après tout, connaissais-je si bien nos mœurs politiques. Quelles étaient-elles, vues d’Ochollo ?
Alors que j’avais passé de longs mois à tenter de comprendre la manière dont on concevait la politique dans une société éthiopienne, pouvais-je me contenter de ce cortège d’évidences qui avait jusqu’alors entouré ma vie de citoyen dans mon propre pays ? C’est sans doute ainsi qu’est née en moi l’envie de porter un regard d’ethnologue sur la vie politique française. Cette idée a fait lentement son chemin, d’autres explorations ont succédé à l’initiation éthiopienne : Afrique de l’Est encore, Espagne… Puis un jour j’ai plongé : drôle d’expérience, au début, que de se trouver immergé dans un univers aussi familier ! Alors qu’à Ochollo j’avais dû me livrer à de patientes observations pour parvenir à une description cohérente du système d’assemblées, je n’avais pas grand mal à distinguer les rôles respectifs du conseil municipal, du conseil général et de l’Assemblée nationale ou à m’informer sur la périodicité de leur renouvellement. Quand vous vous trouvez dans une société aussi différente de la vôtre que pouvait l’être Ochollo, l’essentiel du travail consiste à identifier les principaux protagonistes. Par exemple, qui sont ces dignitaires qui s’enduisent la tête de beurre et portent un pantalon multicolore ? Pourquoi faut-il donner de grandes fêtes si l’on souhaite obtenir ce titre prestigieux ? Les dignitaires ont-ils un pouvoir particulier sur leurs concitoyens ? C’est à de telles questions que l’ethnologue devra répondre face à un univers opaque et pour une grande part mystérieux.
Comme on peut l’imaginer, je n’ai pas rencontré pareilles difficultés dans mon parcours français : comme tout le monde je connaissais plus ou moins les devoirs et les prérogatives d’un maire ou d’un député. Au cas où j’aurais voulu en savoir plus, une ample littérature m’attendait qui comblerait à point nommé mes lacunes… Alors qu’une grande partie de mon travail à Ochollo avait consisté à traduire dans notre langage des coutumes et des croyances fort éloignées, voici que je m’affrontais à une expérience tout autre, et bien plus surprenante : j’observais cette fois une société avec laquelle je me trouvais en parfaite connivence. N’étais-je pas en effet censé connaître la règle du jeu ? N’avais-je pas tant de fois voté, en ayant quelques notions sur la « classe politique » et les différents affrontements idéologiques qui depuis tant d’années agitent celle-ci. Ici plus d’exotisme, pas question de trouver du beurre dans les cheveux de nos dignitaires, ni d’aller rêver sur les Renault métallisées qu’arborent nos gouvernants. Inquiétante familiarité des mots – la « gauche », la « droite » – et des situations, avec les innombrables réunions qui constituent pour l’essentiel l’emploi du temps des élus.
 
 
Avec toutes ces incertitudes pour viatique, je décidai d’aller y voir, quitte à digérer plus tard mes désillusions. Pourquoi dans l’Yonne ? Une première raison bien sûr, c’est que je ne connaissais pas ce département, condition essentielle d’une enquête dénuée d’a priori. J’avais aussi le sentiment que l’Yonne reflétait assez bien cette France profonde où s’épanouissent les tempéraments politiques. Longtemps rural le département connut une évolution parallèle à bien d’autres ; on vit ainsi dès après la seconde guerre mondiale le chef-lieu, Auxerre, se gonfler brusquement des populations qui quittaient la terre à la recherche de nouveaux débouchés. Surtout, il me fallait absolument localiser ce travail, sortir de la moulinette des statistiques et des sondages pour comprendre mieux la façon dont on vit en France la politique au quotidien. Je ne verrais certes pas tout, la validité de mon travail, sa « pertinence » à l’échelle du pays donnerait matière à contestation. Tant pis pour la science politique… et tant mieux pour mon projet, si j’entr’apercevais quelques aspects de nos manières indigènes de faire de la politique et d’en parler. J’eus de plus la chance durant ces années d’étude (des présidentielles de 81 aux législatives de 88) d’observer les incidences d’une réforme essentielle pour la vie locale, la décentralisation. J’ai pu suivre de près les activités dans le département de quelques hommes politiques de premier plan : Nallet « parachuté » à Tonnerre, Soisson, député-maire d’Auxerre, ministre de « l’ouverture »…
La décentralisation n’a pas seulement servi de toile de fond à mes investigations, par les questions qu’elle suscitait à propos de la redistribution des rôles entre l’Etat et les élus. Elle a aussi constitué un événement pour bien des maires et des conseillers généraux qui en venaient à s’interroger sur la nature de leurs pouvoirs, alors même qu’une certaine France rurale devenait de plus en plus exsangue. La décentralisation a provoqué chez les élus une auto-analyse spontanée. Dans ce contexte les entretiens s’enrichissaient de l’incertitude suscitée par la réforme chez une classe de gens qui avaient vécu jusqu’alors l’Etat comme une machine bien rodée, dont on peut se plaindre certes, mais où chacun reconnaît aisément sa place. Dans chaque département brillait au firmament de la vie publique locale l’astre du préfet : rien ne pouvait se faire contre lui ; rien ne pouvait se faire sans lui. Les personnalités politiques, même quand elles prenaient une véritable envergure nationale, devaient compter avec le préfet et avec les directeu

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