Les Sentinelles de la liberté

Laurent Cohen-Tanugi

Description

Qu'en sera-t-il demain de l'Europe et de l'Amérique, de leur communauté de destin fondée sur l'héritage des Lumières et éprouvée par deux conflits mondiaux ? Contre toute attente, la rupture historique du 11 septembre a creusé le fossé entre les deux rives de l'Atlantique. Depuis quelques années, les incompréhensions se multiplient et la méfiance s'insinue sur les lieux de la solidarité. Renvoyant dos à dos la thèse dominante d'une simple antipathie passagère comme celle d'un profond divorce idéologique, Laurent Cohen-Tanugi montre comment les grandes évolutions des dernières décennies, politiques comme stratégiques, économiques comme culturelles, ont produit cet éloignement. Mais il n'en plaide que plus fortement pour une alliance renouvelée, dont il explicite les conditions. Seules une Europe résolument engagée sur la scène internationale et une Amérique pleinement consciente de ses responsabilités planétaires pourront rendre sens à un monde en désarroi. En servant, ensemble, la cause de la démocratie et du développement. Laurent Cohen-Tanugi est l'auteur de plusieurs essais marquants, dont Le droit sans l'État et L'Europe en danger. Associé du cabinet d'avocats internationaux Cleary Gottlieb, membre fondateur de l'Institut Notre Europe au côté de Jacques Delors, il compte parmi les spécialistes reconnus des affaires européennes et transatlantiques.

Sujets

• Political Science

Informations

• Publié par: Odile Jacob
• Date de parution: 01 janvier 2003
• Nombre de lectures: 1
• EAN13: 9782738170699
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 1 Mo

Extrait

LAURENT COHEN-TANUGI
LES SENTINELLES DE LA LIBERTÉ
L'Europe et l'Amérique au seuil du XXI e  siècle
 
 
© O DILE J ACOB, JANVIER 2003 15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-7069-9
 
 
Aux enfants de l'après-guerre froide, ces quelques repères
 
 
Pour Jodie, as ever
AVANT-PROPOS

 
 
Ce livre explore l'état de la relation entre l'Europe et les États-Unis en ce début de siècle. Les difficultés que cette relation traverse depuis quelques années font couler beaucoup d'encre, mais les passions qu'elle suscite paraissent manquer l'essentiel : la communauté de destin, les solidarités de fait et les responsabilités partagées qui unissent Américains et Européens en faveur de la liberté dans un monde menacé par de nouvelles formes de totalitarisme.
La conscience de cette solidarité profonde vient de loin. Je suis né sur les bords de la Méditerranée, avec l'indépendance de la Tunisie et la création du Marché commun. Mon enfance a baigné dans la lumière de ce creuset de civilisations béni des dieux, où musulmans, juifs et chrétiens ont vécu pendant des siècles en harmonie, dans le sentiment diffus d'appartenir à une communauté d'exception.
Comme beaucoup d'autres enfants de ma génération, j'ai été marqué par les récits de mes parents sur la guerre, l'occupation allemande, la barbarie nazie, la libération de l'Afrique du Nord et de l'Europe occidentale par les GIs. La France et l'Amérique ont été les deux phares de mon imaginaire – la première incarnant la langue, l'histoire et la culture ; la seconde, l'enthousiasme, la générosité et la sécurité.
Optimisme et ouverture régnaient alors sur la toile de fond du monde, à travers l'Alliance atlantique, les débuts de la construction européenne, la conquête de l'espace, l'âge d'or de l'aide au développement, incarnée par la BIRD au cœur de Washington. L'apprentissage de l'allemand en première langue n'était pas seulement l'apanage des bons élèves, mais exprimait presque un engagement politique : la foi en la réconciliation franco-allemande, socle de cette Europe en voie de modernisation, fascinée par le « défi américain ».
Que reste-t-il aujourd'hui de cet ensemble de représentations, qui ne se réduisent pas à la vision idéalisée d'un enfant des années 1960 ? La coexistence harmonieuse des trois grandes religions monothéistes a presque déserté les rivages méditerranéens, remplacée par la spirale de violence et de haine du Proche-Orient. Le couple franco-allemand s'est fortement distendu, et avec lui l'engagement européen, tandis que le « dialogue Nord-Sud » s'est dissous dans le grand bain de la mondialisation. Quant à la foi en l'Amérique, elle a cédé la place à une hostilité plus ou moins virulente, d'Islamabad jusqu'aux bords de la Seine.
Au moins ma génération conserve-t-elle encore la mémoire de la guerre et de l'époque heureuse qui l'a suivie, et sait-elle relativiser à l'aune de l'histoire l'altération des relations entre l'Europe et les États-Unis, la France et l'Allemagne, l'Orient et l'Occident, le Nord et le Sud. Mais qu'en est-il des classes d'âge plus récentes, et qu'en sera-t-il demain de nos enfants et petits-enfants, de cette génération qui a assisté en direct, au retour de l'école, à l'apocalypse du 11 septembre 2001, qui ne connaît des relations judéo-arabes que les violences de l'Intifada, et de l'Amérique, que la caricature médiatique d'une « hyperpuissance » méprisant l'environnement, les droits de l'homme et pratiquant chez elle la peine de mort ? Quelle vision du monde leur offrons-nous et quel avenir nous préparent-ils en retour ? Et combien plus déformée et manichéenne encore doit être la perspective des millions d'enfants du tiers-monde, élevés dans la misère et souvent dans le ressentiment ?
Face à cette bombe à retardement planétaire, il revient aux élites politiques et intellectuelles de chaque nation de renouer le dialogue des civilisations, et de combattre la tentation de diaboliser l'autre. Cette tâche commence ici, de part et d'autre de l'Atlantique, entre Européens et Américains, là où elle est la plus aisée et, paradoxalement, la plus nécessaire aujourd'hui avant d'aller plus loin.
Car, contre toute attente, la tragédie du 11 septembre a révélé, sur fond d'hostilité planétaire à l'Amérique, la réalité du fossé qui s'est lentement creusé entre l'Europe et les États-Unis. Passé le temps de la compassion, de la solidarité, du sentiment de vulnérabilité partagée, et en dépit d'une coopération sans faille entre gouvernements, le Vieux Continent a vite repris ses distances à l'égard d'une Amérique tout entière absorbée dans la guerre contre le terrorisme. Au vieux substrat irréductible d'antiaméricanisme est venue s'adjoindre une incompréhension profonde des Européens à l'égard du traumatisme qu'ont représenté l'anéantissement des Twin Towers et la fin de l'invulnérabilité historique du territoire national symbolisée par l'attaque contre le Pentagone. L'asymétrie dans la perception de la menace de part et d'autre de l'Atlantique a d'abord produit une différence d'analyse quant à la portée de l'événement – état de guerre, d'un côté, « hyperterrorisme » de l'autre –, puis une divergence croissante sur la manière d'y faire face : politique sécuritaire et recours à la force, au besoin préventive et unilatérale, à Washington ; insistance sur la dimension politico-économique, la diplomatie et le multilatéralisme dans les capitales européennes. Déjà présente lors de la campagne d'Afghanistan – en dépit du soutien massif de la communauté internationale à une opération incontestable de légitime défense et de salut public –, la distanciation européenne à l'égard de l'administration Bush n'a fait que croître, culminant à l'automne 2002 dans le débat sur la réponse à apporter au danger irakien.
On aurait toutefois tort d'attribuer à l'éloignement transatlantique actuel, comme c'est souvent le cas, un caractère seulement conjoncturel, lié aux suites du 11 septembre et à la tonalité nouvelle de la politique étrangère américaine. Ce n'est là en effet que le catalyseur et le révélateur d'évolutions plus vastes, dont les éléments se conjuguent pour entraîner, si l'on n'y prend garde, les deux pôles du monde occidental sur des voies séparées. Ces données structurelles expliquent l'accumulation récente des contentieux de tous ordres, dans une période où le désordre du monde eût au contraire appelé une solidarité accrue entre l'Europe et les États-Unis.
Certes, cette solidarité demeure sur l'essentiel, les gouvernements et les services de police et de renseignement coopèrent activement dans la lutte antiterroriste, les litiges commerciaux, fortement médiatisés, ne représentent qu'une part infime des échanges, et la crise irakienne de l'automne 2002 s'est soldée par un franc succès de la diplomatie franco-américaine, fût-il contraint. Fondamentalement, le lien qui unit l'Europe et l'Amérique depuis des décennies demeure bien plus fort que ce que les propagandistes d'un « divorce idéologique » transatlantique voudraient nous faire croire. Mais, dans un contexte marqué par la montée de l'antiaméricanisme dans le monde et la dramatisation de toute différence entre l'Europe et l'Amérique, les mentalités s'éloignent et l'incompréhension progresse entre les opinions publiques, nourrissant la méfiance réciproque et interdisant tout dialogue constructif d'une rive à l'autre de l'Atlantique. D'aucuns s'en félicitent au nom de l'« émancipation de l'Europe », quitte à souvent accompagner leur antiaméricanisme larvé d'une hostilité encore plus marquée à la construction européenne elle- même 1 . Interpréter de la sorte le fossé transatlantique actuel est toutefois d'autant plus illusoire que le Vieux Continent est aujourd'hui moins que jamais en mesure d'affronter le désordre planétaire sans l'aide des États-Unis.
Cette distance nouvelle entre le Nouveau et l'Ancien Monde est préoccupante pour la pérennité d'un lien bicentenaire et le devenir de l'Europe dans un monde en proie à de profonds bouleversements. Elle l'est aussi pour la stabilité du système international, dont les États-Unis sont, qu'on le veuille ou non, le principal garant. Elle l'est enfin pour la défense et la promotion des valeurs démocratiques, héritage commun aux deux partenaires de l'Alliance, et dont il apparaît clairement aujourd'hui qu'il ne doit pas être tenu pour universellement partagé et irréversiblement acquis dans les faits. À ce triple titre, elle nous concerne tous.
Par-delà l'analyse des causes profondes du malaise, tenter d'y remédier requiert bien autre chose que les critiques sommaires adressées par chacun des deux protagonistes à l'autre : une Europe assumant pleinement ses responsabilités sur la scène mondiale, une Amérique plus à l'écoute de la communauté internationale, de sa sensibilité et de ses règles, et la restauration d'un dialogue constructif entre les deux pôles de la civilisation occidentale. Vaste défi, que ce livre voudrait contribuer à relever.
Décembre 2002

1 Voir, dans cet esprit, l'ouvrage d'Emmanuel Todd, La Fin de l'Empire, Essai sur la décomposition du système américain , Paris, Gallimard, 2002.
Chapitre I 
  LE PROCÈS DE L'EMPIRE
 
La distance transatlantique actuelle ne peut véritablement s'appréhender hors du contexte de tension croissante prévalant entre les États-Unis et de larges sections de la communauté internationale depuis quelques années. « Pourquoi nous haïssent-ils tant ? » s'est longtemps interrogée l'Amérique face aux réactions hostiles ou ambiguës suscitées à travers le monde par la tragédie du 11 septembre 2001. L'étendue planétaire du sentiment antiaméricain a, de fait, constitué l'une des révélations majeures de cet événement en forme de rupture historique, de ces enfants palestiniens dont la joie a choqué les téléspectateurs occidentaux à ces lecteurs du Monde qui n'ont pu s'empêcher de réprouver la solidarité immédiatement exprimée par Jean-Marie Colombani dans un éditorial inattendu 1 , e