L'Estonie des premières décennies du XX° siècle fut le théâtre d'une entreprise singulière d'aménagement linguistique. Lancé en 1912 par le linguiste et traducteur Johannes Aavik (1880-1973), le mouvement de "rénovation de la langue" (keeleuwendus) s'était fixé pour objectif l'embellissement et l'enrichissement de l'estonien, notamment en vue de son usage littéraire. Aavik proposa et propagea des innovations radicales de la graphie, la phonétique, la morphologie et la syntaxe de l'estonien, ainsi que plusieurs milliers de mots nouveaux. La réussite du mouvement keeleuwendus est d'autant plus étonnante qu'elle s'est même constituée contre les instances de standardisation linguistique. Antoine Chalvin retrace ici l'histoire de ce mouvement original.
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Extrait
JOHANNES AAVIK ET LA RÉNOVATION DE LA LANGUE ESTONIENNE
Collection « Bibliothèque finno-ougrienne » Publiée par l’Association pour le développement des études finno-ougriennes (ADÉFO), 2 rue de Lille, 75343 Paris Cedex 07 Internet: www.adefo.org Courriel : adefo@adefo.org Volumes parus : 1 Fanny de Sivers :Les emprunts suédois en estonien littéraire— 8€. 2.Béla Bartók vivant : souvenirs, études et témoignages— 13€. 3.Autour du Kalevala— 9€. 4.Le monde kalévaléen en France et en Finlande, avec un regard sur la tradition populaire et l’épopée bretonnes(épuisé). 5.Regards sur Kosztolányi— 18€. 6.: autobiographie versifiée d’un poèteUn chant épique de la prairie hongrois du Canada— 25€. 7. Jean Gergely et Jean Vigué :Conscience musicale ou conscience humaine ? Vie, œuvre et héritage spirituel de Béla Bartók— 20€. e 8.Actes du IV colloque franco-finlandais de linguistique contrastive— 24€. 9. Béla Bartók :Éléments d’un autoportrait— 22€. e 10. Erzsébet Hanus :La littérature hongroise en France au XIX siècle— 24€. e 11. Erzsébet Hanus :siècle :La littérature hongroise en France au XIX anthologie choisie et commentée— 24€. e 12. Bernard Le Calloc’h :siècle et les HongroisLe X — 25€. 13. Dávid Szabó :L’argot des étudiants budapestois— 26€. 14. Jean Perrot :Regards sur les langues ouraliennes— 30€. 15. Outi Duvallon :Le pronom anaphorique et l’architecture de l’oral en finnois et en français— 32€. 16. Art Leete :La guerre du Kazym:les peuples de Sibérie occidentale contre le pouvoir soviétique (1933-1934)— 27€. 17. Jean-Pierre Minaudier :Histoire de l’Estonie et de la nation esto-nienne— 34€. 18.Les Komis : questions d’histoire et de culture. À paraître : Jaan Kross : bilan et découvertes. Katre Talviste :Baudelaire et la poésie estonienne.
D’abord l’outil, ensuite l’œuvre ; d’abord la langue, ensuite la littérature.
Johannes Aavik, 1912
INTRODUCTION 1 L’« action humaine sur les langues » peut revêtir de multiples formes. Bien que plusieurs typologies et classifications aient été élaborées pour en rendre compte, celles-ci ne se recouvrent que partiellement les unes les autres et aucune d’entre elles n’est véri-tablement parvenue à s’imposer. Une seule distinction paraît bien établie et généralement admise : celle qui oppose l’action sur les fonctionsles usages sociaux de la langue à l’action sur les et formesPlusieurs couples de termes ont été proposés linguistiques. pour désigner ces deux grands types d’aménagement linguistique : 2 planification du statut / planification du corpus , action externe / 3 4 action interne , action surleslangues / action surlalangue , etc. Au sein du deuxième type, de nouvelles distinctions ont été faites en fonction du degré d’intervention, des parties de la langue concernées ou des objectifs recherchés. Claude Hagège propose ainsi de distinguer entre laplanification, qui vise simplement à contrôler l’évolution de la langue, laréforme, qui vise à la modi-fier, et lamodernisation, qui consiste principalement à enrichir le 5 lexique pour l’adapter à de nouveaux besoins . Pour Louis-Jean Calvet, l’intervention sur la langue peut se produire à trois « niveaux » : la graphie, le lexique et les formes dialectales (codi-6 fication d’une norme standard) . Une notion intéressante est proposée par Robert L. Cooper, qui définit quatre types principaux d’intervention sur la forme de la
langue : la graphisation (élaboration d’un code écrit), la standardi-sation (élaboration d’une norme standard), la modernisation (enri-chissement lexical) et larénovation. Ce dernier terme désigne « un effort pour modifier un code déjà développé », indépendamment de tout besoin communicationnel. En effet, alors que la graphisation, la standardisation et surtout la modernisation visent à modifier la langue pour la mettre en état de remplir de nouvelles fonctions, il existe des interventions qui sont motivées par des considérations d’un autre ordre (esthétiques, nationalistes, idéologiques, etc.) et qui n’ont pas pour effet de « développer » la langue, mais simple-ment de lui faire remplird’une autre manière des fonctions com-1 municationnelles identiques. Cooper cite comme exemples de rénovation les changements successifs d’alphabet (arabe-latin-cyrillique) imposés aux langues turques d’Asie Centrale par le pouvoir soviétique, ou la campagne féministe menée dans les pays anglo-saxons en faveur d’un usage non sexiste de la langue. Du fait que les rénovations ne répondent pas à un besoin lin-guistique, leur succès apparaît plus exceptionnel et plus diffici-lement explicable que celui des trois premiers types d’aménage-ment. C’est d’ailleurs l’une des conclusions auxquelles Cooper aboutit : « Un aménagement du corpus non lié à des changements dans les fonctions pour lesquelles une langue est utilisée est peu 2 susceptible d’être efficace » . Il existe pourtant des rénovations « réussies », des modifica-tions de la langue qui, bien que linguistiquement non nécessaires, ont été acceptées par une majorité de locuteurs. L’un des cas les plus intéressants est l’entreprise dirigée en Estonie entre 1912 et 1944 par le linguiste Johannes Aavik (1880-1973). Celle-ci porte précisément le nom de « rénovation de la langue » (keeleuuendus) et semble bien, à première vue, répondre à la définition ci-dessus. Aavik s’était fixé pour objectif l’embellissement et l’enrichisse-ment de la langue estonienne, notamment en vue de son usage littéraire. Au nom de considérations principalement esthétiques et souvent très subjectives, il proposa et propagea, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, des innovations graphiques, phonétiques, mor-1 Cooper 1989, pp. 125-154. 2 Ibid., p. 184.