Le bossu - Lagardère !
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Le bossu - Lagardère ! , livre ebook

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Description

Paul Féval (1816-1887)


"Bien en cours, tout-puissant, riche et n'ayant contre lui qu'un pauvre conscrit, le triomphe de Gonzague semblait assuré. Mais la Roche Tarpéienne est près du Capitole, et l'on ne peut dire que la coupe sera bue tant qu'elle ne l'est pas. Si précaire que fut sa situation, Henri de Lagardère, dont la vengeance marchait implacable, inoxerable comme le destin, allait enfin se dresser devant l'assassin de Nevers. Par un subterfuge aussi génial qu'audacieux, il allait bientôt faire condamner Gonzague lui-même, en en appelant au témoignage de la victime pour désigner le meurtrier..." Ainsi se termine la première partie des aventures de Lagardère ("Le petit Parisien"). Dans cette seconde partie, Paul Féval nous raconte enfin comment Lagardère sort victorieux des pièges de Gonzague.

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Informations

Publié par
Nombre de lectures 4
EAN13 9782374630656
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le bossu
Lagardère !
tome II
Paul Féval
Septembre 2015
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-065-6
couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 66
PREMIERE PARTIE
LE PALAIS-ROYAL
I
Sous la tente
Les pierres aussi ont leurs destinées. Les muraille s vivent longtemps et voient les générations passer ; elles savent bien des histoire s ! Ce serait un curieux travail que la monographie d'un de ces cubes taillés dans l e liais ou dans le tuf, dans le granit ou dans le grès. Que de drames à l'entour, c omédies et tragédies ! Que de grandes et de petites choses ! combien de rires ! c ombien de pleurs !
Ce fut la tragédie qui fonda le Palais-Royal. Arman d du Plessis, cardinal de Richelieu, immense homme d'Etat, lamentable poète, acheta du sieur Dufresne l'ancien hôtel de Rambouillet, du marquis d'Estrées le grand hôtel de Mercœur ; sur l'emplacement de ces deux demeures seigneuriales, i l donna l'ordre à l'architecte Lemercier de lui bâtir une maison digne de sa haute fortune. Quatre autres fiefs furent acquis pour dessiner les jardins. Enfin, pou r dégager la façade, où étaient les armoiries de Richelieu surmontées du chapeau de cardinal, on fit emplette de l'hôtel de Sillery, en même temps qu'on ouvrait une grande rue pour permettre au carrosse de Son Eminence d'arriver sans encombre à ses ferme s de la Grange-Batelière. La rue devait garder le nom de Richelieu ; la ferme, s ur les terrains de laquelle s'élève maintenant le plus brillant quartier de Paris, bapt isa longtemps l'arrière façade de l'Opéra ; le palais seul n'eut point de mémoire. To ut battant neuf, il échangea son titre de cardinal pour un titre plus élevé encore. Richelieu dormait à peine dans la tombe que sa maison s'appelait déjà le Palais-Royal .
Il aimait le théâtre, ce terrible prêtre ! on pourrait presque dire qu'il bâtit son palais pour y mettre des théâtres. Il en fit trois, bien q u'à la rigueur il n'en fallût qu'un, pour représenter sa chère tragédie deMirame, fille idolâtrée de sa propre muse. Elle était en vérité trop lourde pour exceller au jeu des vers , cette main qui trancha la tête du connétable de Montmorency.Mirame fut représentée devant trois mille fils et filles des Croisés qui eurent bien le cœur d'applaudir. Ce nt odes, autant de dithyrambes, le double de madrigaux, tombèrent le lendemain en p luie fade sur la ville, célébrant les gloires du redoutable poète ; puis tout ce lâch e bruit se tut. On parla tout bas d'un jeune homme qui faisait aussi des tragédies, q ui n'était pas cardinal, et qui s'appelait Corneille.
Un théâtre de deux cents spectateurs, un théâtre de cinq cents, un théâtre de trois mille : Richelieu ne se contenta pas à moins. Tout en suivant la politique pittoresque de Tarquin, tout en faisant tomber systématiquement les têtes effrontées qui dépassaient le niveau, il s'occupait de ses décors et de ses costumes, comme un excellent directeur qu'il était. On dit qu'il inven tala mer agitée, qui fait vivre maintenant dans lepremier dessous tant de pères de famille, les nuages de gaze,
les rampes mobiles et lespraticables. Il imagina lui-même le ressort qui faisait rouler le rocher de Sisyphe, fils d'Eole, dans la p ièce de Desmarest. On ajoute qu'il tenait bien plus à ces divers petits talents, y com pris celui de danser, qu'à la gloire politique. C'est la règle, Néron ne fut point immor tel, malgré ses succès de joueur de flûte. Richelieu mourut. Anne d'Autriche et son fils Louis XIV vinrent habiter le Palais-Cardinal. La France fit tapage autour de ces murail les toutes neuves. Mazarin, qui ne rimait point de tragédies, écouta plus d'une foi s, riant sous cape et tremblant à la fois, les grands cris du peuple ameuté sous ses fen êtres. Mazarin avait pour retraite les appartements qui servirent plus tard à Philippe d'Orléans, régent de France. C'était l'aile orientale, ayant retour sur la galer ie actuelle des Proues, vers la cour des Fontaines. Il était là, au printemps de l'année 1640, quand les Frondeurs pénétrèrent de force au palais pour se bien assurer par eux-mêmes qu'on ne leur avait point enlevé le jeune roi. Un tableau de la g alerie du Palais-Royal représente ce fait et montre Anne d'Autriche soulevant, en pré sence du peuple, les langes de Louis XIV enfant.
A ce sujet, on rapporte un mot de l'un des petits-n eveux du régent, le roi des Français, Louis-Philippe. Ce mot va bien au Palais- Royal, monument sceptique, charmant, froid, sans préjugés, esprit fort en pier re de taille, qui se planta un jour sur l'oreille la cocarde verte de Camille Desmoulin s, mais qui un autre jour caressa les Cosaques ; ce mot va bien aussi à la race de l' élève de Dubois, le plus spirituel prince qui ait jamais perdu le temps et l'or de l'E tat à faire orgie.
Casimir Delavigne, regardant ce tableau, qui est de Mauzaisse, s'étonnait de voir la reine sans gardes au milieu de cette multitude. Le duc d'Orléans, depuis Louis-Philippe, se prit à sourire et répondit : – Il y en a, mais on ne les voit pas. Ce fut au mois de février 1672 que Monsieur, frère du roi, tige de la maison d'Orléans, entra en possession du Palais-Royal. Lou is XIV, le 21 de ce mois, lui en constitua la propriété en apanage. Henriette-Anne d 'Angleterre, duchesse d'Orléans, y tint une cour brillante, Le duc de Chartres, fils de Monsieur, le futur régent, y épousa, vers la fin de l'année 1692, Mlle de Blois, la dernière des filles naturelles du roi et de Mme de Montespan.
Sous la Régence, il ne s'agissait plus de tragédie. L'ombre triste de Mirame dut se voiler pour ne point voir ces petits soupers que le duc d'Orléans faisait, dit Saint-Simon, « en des compagnies fort étranges » ; mais l es théâtres servirent, car la mode était aux filles d'Opéra.
La belle duchesse de Berri, fille du régent, toujou rs entre deux vins et le nez barbouillé de tabac d'Espagne, faisait partie de l'étrange compagnien'entraient, où ajoute le même Saint-Simon, « que des dames de moye nne vertu et des gens de peu, mais brillant par leur esprit et leur débauche ... »
Mais, au fond, Saint-Simon, malgré d'intimes rappor ts, n'aimait pas le régent. Si l'histoire ne peut cacher entièrement les regrettab les faiblesses de ce prince, du moins nous montre-t-elle les grandes qualités que s es excès ne parvinrent point à étouffer. Ses vices étaient dus à son infâme précep teur, Ce qu'il avait de vertu lui appartenait d'autant mieux qu'on avait fait plus d' effort pour la tuer en lui. Ses orgies, et ceci est rare, n'eurent point de revers sanglant, Il fut humain, il fut bon. Peut-être eût-il été grand, sans les exemples et le s conseils qui empoisonnèrent sa
jeunesse. Le jardin du Palais-Royal était alors beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui. Il touchait d'un côté aux maisons de la rue de Richelieu, de l' autre aux maisons de la rue des Bons-Enfants. Au fond, du côté de la Rotonde, il al lait jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs. Ce fut longtemps après, seulement so us le règne de Louis XIV, que Louis Philippe-Joseph, duc d'Orléans, bâtit ce que l'on appelle les galeries de pierre, pour isoler le jardin et l'embellir.
Au temps où se passe notre histoire, d'énormes char milles, toutes taillées en portiques italiens, entouraient les berceaux, les m assifs et les parterres. La belle allée de marronniers d'Inde, plantée par le cardina l de Richelieu, était dans toute sa vigueur. L'arbre de Cracovie, dernier représentant de cette avenue, existait encore au commencement de ce siècle.
Deux autres avenues d'ormes, taillés en boule, alla ient dans le sens de la largeur. Au centre était une demi-lune avec bassin d'eau jai llissante. A droite et à gauche, en revenant vers le palais, on rencontrait le rond- point de Mercure et le rond-point de Diane, entourés de massifs d'arbrisseaux. Derriè re le bassin se trouvait le quinconce de tilleuls, entre les deux grandes pelou ses.
L'aile orientale du palais, plus considérable que c elle où fut construit plus tard le Théâtre-Français, sur l'emplacement de la célèbre g alerie de Mansard, se terminait par un pignon à fronton qui portait cinq fenêtres d e façade sur le jardin. Ces fenêtres regardaient le rond-point de Diane. Le cabinet de travail du régent était là.
Le Grand Théâtre qui avait subi fort peu de modific ations depuis le temps du cardinal, servait aux représentations de l'Opéra. L e palais proprement dit, outre les salons d'apparat, contenait les appartements d'Elis abeth-Charlotte de Bavière, princesse Palatine, duchesse douairière d'Orléans, seconde femme de Monsieur ; ceux de la duchesse d'Orléans, femme du régent, et ceux du duc de Chartres. Les princesses, à l'exception de la duchesse de Berri e t de l'abbesse de Chelles, habitaient l'aile occidentale, qui allait vers la rue de Richelieu.
L'Opéra, situé de l'autre côté, occupait une partie de l'emplacement actuel de la cour des Fontaines et de la rue de Valois. Il avait ses derrières sur l'enclos des Bons-Enfants. Un passage, connu sous le nom galant de Cour-aux-Ris (ou Cour-Orry), séparait l'entrée particulière de ces dames des appartements du régent. Elles jouissaient, à titre de tolérance, du jardin du pal ais. Celui-ci n'était point ouvert au public comme de nos jours, mais il était facile d'e n obtenir l'entrée. En outre, presque toutes les maisons des rues des Bons-Enfant s, de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs avaient des balcons, des terrasses ré gnantes, des portes basses et même des perrons qui donnaient accès dans les massi fs. Les habitants de ces maisons se croyaient si bien en droit de jouir du j ardin, qu'ils firent plus tard un procès à Louis-Philippe Joseph d'Orléans, lorsque c e prince voulut enclore le Palais-Royal.
Tous les auteurs contemporains s'accordent à dire q ue le jardin du palais était un séjour délicieux, et certes, sous ce rapport, nous avons beaucoup à regretter. Rien de moins délicieux que le promenoir carré envahi pa r les bonnes d'enfants, où s'alignent maintenant les deux allées d'ormes malad es. Il faut croire que la construction des galeries, en interceptant l'air, n uit à la végétation. Notre Palais-Royal est une très belle cour ; ce n'est plus un ja rdin.
Cette nuit-là, c'était un enchantement, un paradis, un palais de fées ! Le régent,
qui n'avait pas beaucoup de goût à la représentatio n, sortait de son habitude et faisait les choses magnifiquement. On disait, il es t vrai, que ce bon M. Law fournissait l'argent de la fête. Mais qu'importait cela ? En ce monde, beaucoup de gens sont de cet avis qu'il ne faut voir que le rés ultat.
Si Law payait les violons en son propre honneur c'é tait un homme qui entendait bien la publicité, voilà tout. Il eût mérité de viv re en nos jours d'habileté où tel écrivain s'est fait une renommée en achetant tous l es exemplaires des quatorze premières éditions de son livre, si bien que la qui nzième a fini par se vendre ou à peu près ; où tel dentiste, pour gagner vingt mille francs, dépense dix mille écus en annonces ; où tel directeur de théâtre met, chaque soir, trois ou quatre cents humbles amis dans sa salle, pour prouver, à deux ce nt cinquante spectateurs vrais, que l'enthousiasme n'est pas mort en France.
Ce n'est pas seulement à titre d'inventeur de l'agi o que ce bon M. Law peut être regardé comme le véritable précurseur de la banque contemporaine. Cette fête était pour lui ; cette fête avait pour but de glorifier s on système et aussi sa personne. Pour que la poudre qu'on jette aille bien dans les yeux éblouis, il faut la jeter de haut. Ce bon M. Law avait senti le besoin d'un piéd estal d'où il pût jeter sa poudre. On devait cuire une nouvelle fournée d'actions le l endemain.
Comme l'argent ne lui coûtait rien, il fit sa fête splendide. Nous ne parlerons point des salons du palais, décorés pour cette circonstan ce avec un luxe inouï. La fête était surtout dans le jardin, malgré la saison avan cée. Le jardin était entièrement tendu et couvert. La décoration générale représenta it un campement de colons dans la Louisiane, sur les bords du Mississippi, ce fleuve d'or. Toutes les serres de Paris avaient été mises à contribution pour compose r des massifs d'arbustes exotiques : on ne voyait partout que fleurs tropica les et fruits du paradis terrestre. Les lanternes qui pendaient à profusion aux arbres et aux colonnes étaient des lanternes indiennes, on se le disait ; seulement, l es tentes des Indiens sauvages, jetées çà et là, semblaient trop jolies. Mais les a mis de M. Law allaient répétant : – Vous ne vous figurez pas comme les naturels de ce pays sont avancés ! Une fois admis le style un peu fantastique des tent es, il est certain que tout était d'un rococo délicieux. Il y avait des lointains mén agés, des forêts sur toile, des rochers de carton à l'aspect terrible, des cascades qui écumaient comme si l'on eût mis du savon dans leur eau. Le bassin central était surmonté de la statue allégorique du Mississippi, qui avait un peu les tr aits de ce bon M. Law. Ce dieu tenait une urne d'où l'eau s'échappait, Derrière le dieu, dans le bassin même, on avait placé une machine ayant mission de figurer un e de ces chaussées que construisent les castors dans les cours d'eau de l' Amérique septentrionale. M. de Buffon n'avait pas encore fait l'histoire de ces in téressants animaux, ingénieux et méthodiques. Nous avons placé ce détail de la chaus sée des castors, parce qu'il dit tout et vaut à lui seul la description la plus éten due.
C'était autour de la statue du dieu Mississippi que la Nivelle, Mlles Desbois, Duplant, Hemoux, MM. Leguay, Salvator et Pompignan, devaient danser le ballet indien, pour lequel cinq cents sujets étaient engag és. Les compagnons de plaisir du régent, le marquis de Cossé, le duc de Brissac, Lafare le poète, Mme de Tencin, Mme de Royan et la duchesse de Berri, s'étaient bien un peu moqués de tout cela, mais pas tant que le régent lui-même. Il n'y avait guère qu'un homme pour surpasser le régent dans ses railleries : c'était ce bon M. Law.
Les salons étaient déjà encombrés, et Brissac avait ouvert le bal, par ordre, avec Mme de Toulouse. Il y avait foule dans les jardins, et le lansquenet allait sous toutes les tentes plus ou moins sauvages. Malgré le s piquets de gardes-françaises (déguisés en Indiens d'opéra), posés à toutes les p ortes des maisons voisines donnant sur les jardins, plus d'un intrus était parvenu à se glisser. On voyait çà et là des dominos dont l'apparence n'était rien moins que catholique. C'était un grand bruit, une foule remuante et joyeuse, ayant parti p ris de s'amuser quand même. Cependant les rois de la fête n'avaient point fait encore leur entrée. On n'avait vu ni le régent, ni les princesses, ni ce bon M. Law. On attendait.
Dans un wigwam en velours nacarat, orné de crépines d'or, où les sachems du grand fleuve eussent bien voulu fumer le calumet de paix, on avait réuni plusieurs tables. Ce wigwam était situé non loin du rond-poin t de Diane, sous les fenêtres mêmes du cabinet du régent. Il contenait nombreuse compagnie.
Autour d'une table de marbre recouverte d'une natte , un lansquenet turbulent se faisait. L'or roulait à grosses poignées ; on criai t, on riait. Non loin de là, un groupe de vieux gentilshommes causaient discrètement auprè s d'une table de reversis.
A la table du lansquenet, nous eussions reconnu Cha verny, le beau petit marquis, Choisy, Navailles, Gironne, Nocé, Taranne, Albret e t d'autres. M. de Peyrolles était là et gagnait. C'était une habitude qu'il avait ; o n la lui connaissait. Ses mains étaient généralement surveillées. Du reste, sous la Régence, tromper au jeu n'était pas péché.
On n'entendait que des chiffres qui allaient, se cr oisaient et rebondissaient de l'un à l'autre : « Cent louis ! Cinquante ! deux cents ! », quelques jurons de mauvais joueurs, et le rire involontaire des gagnants. Tout es les figures, bien entendu, étaient découvertes autour de la table. Dans les av enues, au contraire, beaucoup de masques et beaucoup de dominos allaient causant. Des laquais, en livrée de fantaisie et pour la plupart masqués pour ne pas dé noncer l'incognito de leurs maîtres se tenaient de l'autre côté du petit perron du régent.
– Gagnez-vous, Chaverny ? demanda un petit domino b leu qui vint mettre sa tête encapuchonnée à l'ouverture de la tente.
Chaverny jetait le fond de sa bourse sur la table.
– Cidalise, s'écria Gironne, à notre secours, nymph e des forêts vierges ! Un autre domino parut derrière le premier.
– Plaît-il ? demanda ce second domino. – Ce n'est pas une personnalité, Desbois, ma mignon ne, lui fut-il répondu ; il s'agit de forêts. – A la bonne heure ! fit Mlle Desbois-Duplant, qui entra. Cidalise donna sa bourse à Gironne. Un des vieux ge ntilshommes assis à la table de reversis fit un geste de dégoût. – De notre temps, M. de Barbanchois, dit-il à son v oisin, cela se faisait autrement. – Tout est gâté, M. de la Hunaudaye, répondit le vo isin ; tout est perverti. – Rapetissé, M. de Barbanchois.
– Abâtardi, M. de la Hunaudaye. – Travesti. – Galvaudé.
– Sali ! Et, tous deux en chœur, avec un grand soupir : – Où allons-nous, baron ? où allons-nous ? M. le baron de Barbanchois poursuivit, en prenant u n des boutons d'agate qui décoraient l'antique pourpoint de M. le baron de la Hunaudaye :
– Qui sont ces gens, monsieur le baron ?
– Monsieur le baron, je vous le demande ?
– Tiens-tu, Taranne ? criait en ce moment Montaubert ; cinquante ! – Taranne ? grommela M. de Barbanchois. Ce n'est pa s un homme, c'est une rue ! – Tiens-tu, Albret ? – Cela s'appelle, fit M. de la Hunaudaye, comme la mère de Henri-le-Grand. Où pêchent-ils leurs noms ? – Où Bichon, l'épagneul de Mme la baronne, a-t-il p êché le sien ? répliqua M. de Barbanchois en ouvrant sa tabatière. Cidalise, qui passait, y fourra effrontément ses de ux doigts ; M. le baron resta bouche béante. – Il est bon ! dit la fille d'Opéra. – Madame, repartit gravement le baron de Barbanchoi s, je n'aime point mêler. Veuillez accepter la boîte. Cidalise ne se formalisa point. Elle prit la boîte et toucha d'un geste caressant le vieux menton du gentilhomme indigné. Puis elle fit une pirouette et s'éloigna. – Où allons-nous ? répéta M. de Barbanchois, qui su ffoquait. Que dirait le feu roi s'il voyait de pareilles choses ? Au lansquenet :
– Perdu, Chaverny, encore perdu !
– C'est égal, j'ai ma terre de Chaneilles. Je tiens tout. – Son père était un digne soldat, dit le baron de B arbanchois. A qui appartient-il ? – A M. le prince de Gonzague.
– Dieu nous garde des Italiens !
– Les Allemands valent-ils mieux, monsieur le baron ? Un comte de Horn roué en Grève pour assassinat !
– Un parent de Son Altesse ! Où allons-nous ?
– Je vous dis, monsieur le baron, qu'on finira par s'égorger en plein midi dans les rues ! – Eh ! monsieur le baron, c'est déjà commencé. N'av ez-vous point lu les nouvelles ? Hier une femme assassinée près du Templ e, la Lauvet, une agioteuse. – Ce matin, un commis du trésor de la guerre, le si eur Sandrier, retiré de la Seine au pont Notre-Dame. – Pour avoir parlé trop haut de cet Ecossais maudit , prononça tout bas M. de Barbanchois. – Chut ! fit M. de la Hunaudaye ; c'est le onzième depuis huit jours !
– Oriol, Oriol, à la rescousse ! crièrent en ce mom ent les joueurs.
Le gros petit traitant parut à l'entrée de la tente . Il avait le masque ; et son costume, d'une richesse grotesque, lui avait fait d ans le bal un haut succès de rire :
– C'est étonnant, dit-il, tout le monde me connaît !
– Il n'y a pas deux Oriol ! s'écria Navailles.
– Ces dames trouvent que c'est assez d'un ! fit Noc é. – Jaloux ! s'écria-t-on de toutes parts en riant. Oriol demanda :
– Messieurs, n'avez-vous point vu Nivelle ?
– Dire que ce pauvre ami, déclama Gironne, sollicit e en vain depuis huit mois la place de financier bafoué et dévoré auprès de notre chère Nivelle !
– Jaloux ! dit-on encore.
– As-tu vu d'Hozier, Oriol ?
– As-tu tes parchemins ?
– Oriol, sais-tu le nom de l'aïeul que tu vas envoy er aux Croisades ?
Et les rires d'éclater. M. de Barbanchois joignait les mains ; M. de la Hun audaye disait : – Ce sont des gentilshommes, monsieur le baron, qui raillent ces saintes choses !
– Où allons-nous, Seigneur, où allons-nous ! – Peyrolles, dit le petit traitant qui s'approcha d e la table, je vous fais les cinquante louis puisque c'est vous ; mais relevez v os manchettes. – Plaît-il ? fit le factotum de M. de Gonzague, je ne plaisante qu'avec mes égaux, mon petit monsieur.
Chaverny regarda les laquais derrière le perron du régent. – Parbleu ! murmura-t-il, ces coquins ont l'air de s'ennuyer là-bas. Va les chercher, Taranne, pour que cet honnête M. de Peyro lles ait un peu avec qui plaisanter. Le factotum n'entendit point cette fois. Il ne se f âchait qu'à bonnes enseignes. Il se contenta de gagner les cinquante louis d'Oriol.
– Et du papier ! disait le vieux Barbanchois, toujo urs du papier !
– On nous paye nos pensions en papier, baron ! – Et nos fermages. Que représentent ces chiffons ? – L'argent s'en va. – L'or aussi. Voulez-vous que je vous dise, baron, catastrophe.
nous marchons à une
– Monsieur mon ami, repartit la Hunaudaye en serran t furtivement la main de Barbanchois, nous y marchons ; c'est l'avis de Mme la baronne.
Parmi les clameurs, les rires et les quolibets croi sés, la voix d'Oriol s'éleva de nouveau. – Connaissez-vous la nouvelle, demanda-t-il, la gra nde nouvelle ? – Non, voyons la grande nouvelle !
– Je vous la donne en mille. Mais vous ne devinerie z pas.
– M. Law s'est fait catholique ?
– Mme de Berri boit de l'eau ?
– M. du Maine a fait demander une invitation au rég ent ?
Et cent autres impossibilités. – Vous n'y êtes pas, dit Oriol, vous n'y êtes pas, très chers, vous n'y serez jamais ! Mme la princesse de Gonzague, la veuve inc onsolable de M. de Nevers, Artémise vouée au deuil éternel... A ce nom de Mme la princesse de Gonzague, tous les vieux gentilshommes avaient dressé l'oreille.
– Eh bien, reprit Oriol, Artémise a fini de boire l a cendre de Mausole. Mme la princesse de Gonzague est au bal.
On se récria : c'était chose incroyable. – Je l'ai vue, affirma le petit traitant, de mes ye ux vue, assise auprès de la princesse Palatine. Mais j'ai vu quelque chose de p lus extraordinaire encore. – Quoi donc ? demanda-t-on de toutes parts.
Oriol se rengorgea. Il tenait le dé. – J'ai vu, reprit-il, et pourtant je n'avais pas la berlue, et j'étais bien éveillé, j'ai vu M. le prince de Gonzague refusé à la porte du régen t. On fit silence. Cela intéressait tout le monde. Tou t ce qui entourait cette table de lansquenet attendait sa fortune de Gonzague. – Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ? demanda Peyrolles . Les affaires de l'Etat... – A cette heure, Son Altesse Royale ne s'occupe point des affaires de l'Etat.
– Cependant si un ambassadeur... – Son Altesse Royale n'était point avec un ambassad eur. – Si quelque caprice nouveau...
– Son Altesse Royale n'était pas avec une dame. C'était Oriol qui faisait ces réponses nettes et ca tégoriques. La curiosité générale grandissait. – Mais avec qui donc était Son Altesse Royale ? – On se le demandait, repartit le petit traitant ; M. de Gonzague lui-même s'en informait avec beaucoup de mauvaise humeur. – Et que lui répondaient les valets ? interrogea Na vailles.
– Mystère, messieurs, mystère ! M. le régent est tr iste depuis certaine missive qu'il reçut d'Espagne. M. le régent a donné ordre a ujourd'hui d'introduire par la petite porte de la cour des Fontaines un personnage qu'auc un de ses valets ordinaires n'a vu, sauf Blondeau, qui a cru entrevoir dans le seco nd cabinet un petit homme tout noir de la tête aux pieds, un bossu.
– Un bossu ! répéta-t-on à la ronde : il en pleut d es bossus !
– Son Altesse Royale s'est enfermée avec lui. Et La fare et Brissac, et la duchesse de Phalaris elle-même ont trouvé porte close.
Il y eut un silence. Par l'ouverture de la tente, o n pouvait apercevoir les fenêtres
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