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EAN : 9782335033267
©Ligaran 2015
Introduction
« Voici encore une année qui finit. Si tu es un bon commerçant, un homme entendu en affaires, tu vas arrêter tes comptes pour savoir si tu as gagné ou perdu durant cette année, et combien ? C’est là-dessus que tu régleras ton négoce et la dépense de ta maison. C’est fort bien, mais ce n’est pas tout. N’examineras-tu pas aussi ton compte moral , pour voir ce que tu as gagné dans la conduite de ta vie, quel vice tu as supprimé, quelle vertu tu as acquise ? Tu es devenu plus riche de telle et telle somme, de combien es-tu devenu meilleur et plus sage ? « Que sert à un homme de gagner le monde s’il vient à perdre son âme ? » Si tu ne fais pas attention à ceci, tu auras beau compter des millions dans ta caisse, tu paraîtras pauvre, même ici-bas, aux yeux de ceux qui savent voir, et tu seras vraiment pauvre dans l’éternité. »
Ces paroles, extraites de l’ Almanach du bonhomme Richard , pour l’année 1756, sont la confession même, de Franklin. Toute sa vie il a tenu ce double compte, matériel et moral ; il a toujours su l’état de sa caisse et l’état de son âme, et ne s’est pas moins occupé d’enrichir son esprit que d’agrandir sa fortune. Quand on le connaît bien, on peut même affirmer que, de ces deux poursuites, la première était celle qui l’intéressait le plus ; il s’est moins inquiété de ce qu’il laisserait dans ce monde que de ce qu’il emporterait avec lui. C’est là qu’est l’originalité de Franklin. On trouve partout des commerçants qui ne pensent qu’à leurs affaires, des philosophes qui ne songent qu’à leur science, mais un homme qui réunit ces deux modes de l’activité humaine et qui est à la fois commerçant et philosophe excellent, c’est chose plus rare, et qui mérite d’être étudiée.
Quelle est la philosophie de Franklin ? Pour être plus exact, je devrais dire quelle est sa religion, car il y a chez Franklin une foi sincère et raisonnée, une conviction ardente qui le dirige dans toutes ses actions. Franklin croit fermement à Dieu et à l’immortalité de l’âme, mais son Dieu n’est pas cet être solitaire et indifférent que les déistes relèguent dans son immuable éternité, et qui n’a plus droit de s’occuper du monde une fois qu’il l’a laissé échapper de sa main ; le Dieu de Franklin s’appelle la Providence ; il écoute la prière du plus misérable et du plus faible individu, et pour sauver une âme, il suspend au besoin la nature et ses lois fatales.
« Si Dieu, dit notre philosophe, n’intervient pas quelquefois, par sa Providence, c’est qu’il ne le peut pas, ou qu’il ne le veut pas. Quelle de ces suppositions choisirez-vous ? Voici une nation indignement opprimée par un tyran cruel, elle prie Dieu de la délivrer. Dire que Dieu ne peut pas le faire, c’est lui dénier son pouvoir infini ; dire qu’il ne le veut pas, c’est lui dénier sa bonté infinie. Vous êtes forcés d’avouer qu’il est profondément raisonnable de croire à la Providence, parce qu’il est profondément absurde de croire le contraire.
« S’il est déraisonnable de supposer que Dieu n’a pas le pouvoir de nous aider et de nous favoriser particulièrement, qu’il ne peut nous entendre ni s’occuper de nous, que les bonnes actions ne méritent pas plus de bienveillance que les mauvaises, je conclus que la foi en une Providence est le fondement de toute vraie religion. Nous devons aimer et respecter Dieu pour sa bonté, et le remercier de ses bienfaits ; nous devons adorer sa sagesse, craindre son pouvoir, et implorer sa faveur et sa protection. Cette religion sera la règle et la maîtresse de nos actions, elle nous donnera la paix et la tranquillité de l’âme, et nous rendra bienveillants, utiles et bienfaisants pour les autres hommes. »
Quant à l’immortalité de l’âme, Franklin n’en est pas moins sûr que de son existence actuelle. L’homme est un esprit, le corps n’est qu’une enveloppe qu’on dépouille quand elle est usée. C’est là chez lui une foi inébranlable, une pensée de tous les instants. Depuis l’épitaphe anticipée qu’il se compose à vingt-deux ans, jusqu’à la lettre qu’à la veille de mourir il adresse à Ezra Stiles, tout dans sa vie, ses lettres, ses écrits, est pénétré de cet espoir en une vie meilleure, où chacun sera traité suivant ce qu’il a fait ici-bas.
Quelle sera la récompense de ceux qui auront passé sur la terre en faisant le bien, Franklin n’ose le décider. Un bonheur, infini en degré, éternel en durée, c’est chose qui dépasse sa raison. « Pour ma part, dit-il, je n’ai ni la vanité de penser que j’en suis digne, ni la folie de l’espérer, ni l’ambition de le désirer ; mais content de me soumettre à la volonté, et de me remettre à la disposition de ce Dieu qui m’a créé, et qui jusqu’ici m’a conservé et béni, je me confie en sa bonté paternelle, sûr qu’il ne voudra jamais mon malheur, et que les afflictions même que je pourrai souffrir, auront mon bien pour objet. »
Pour être agréable à Dieu, que faut-il faire ? Il faut aimer et servir les enfants de Dieu, c’est-à-dire les hommes, nos frères. C’est le vrai moyen de témoigner notre reconnaissance à celui qui n’a nul besoin de notre culte et de nos cérémonies. « Adorer Dieu est un devoir, écouter et lire des sermons peut avoir son utilité ; mais se borner à écouter et à prier, comme font trop de gens, c’est ressembler à un arbre qui s’estimerait parce qu’on l’arrose, et qu’il pousse des feuilles, mais qui ne donnerait jamais de fruits. »
Telle est la morale de Franklin ; à vrai dire, c’est celle de l’Évangile. On comprend que notre philosophe ait pu dire en toute sincérité : « Le système de religion et de morale que Jésus de Nazareth nous a laissé, est le meilleur que le monde ait jamais vu, et que, suivant toute apparence, il verra jamais ; » on peut seulement regretter que Franklin, qui a si bien vu la grandeur de cette morale, et qui l’a si sincèrement pratiquée, soit resté étranger à la religion de celui qui a régénéré le monde en y apportant la charité.
Si par sa bonté active, Franklin est un disciple de l’Évangile, il est fils du dix-huitième siècle, par son extrême tolérance. Les querelles théologiques le révoltent, et suivant toute apparence, ce sont elles qui l’ont éloigné du christianisme. Il a mis les fautes du prêtre au compte de la religion.
L’orthodoxie , disait-il finement, c’est ma doxie ; l’hétérodoxie, c’est votre doxie ; traduisons en français : La raison , c’est ma raison ; la déraison, c’est votre raison .
Mais si Franklin a l’horreur des controverses, et s’il flétrit la persécution et les persécuteurs, il n’y a pas chez lui cette haine furieuse qui anime les philosophes français contre l’Église ; Franklin, qui n’a pas souffert de la domination ecclésiastique, ne veut rien renverser. L’expérience lui a appris à se défier de sa propre raison, il voudrait donner à tous les hommes un peu de cette modestie et de cette douceur que la vie lui a fait chèrement acheter.
À la morale de l’Évangile, à la philosophie du dix-huitième siècle, Franklin ajoute une maxime qui en fait un homme de notre temps : Travaille, fais ta fortune, élève-toi .
Né dans un pays où il n’y avait jamais eu ni royauté ni Cour, ni noblesse, ni classes privilégiées, Franklin ne connaît que le travail. C’est pour lui la condition première, l’honneur et le charme de la vie.
Il définissait l’homme : un animal qui fait des outils , et un jour que les marchands de Philadelphie annonçaient un bal par souscription, d’où seraient exclus les ouvriers, leurs femmes et leurs filles : « Il est fort heureux, dit Franklin, que Dieu le tout-puissant ne se présente pas, on ne le recevrait point. – Pourquoi lui demanda-t-on ? – Parce que Dieu, répondit Franklin, est évidemment le plus grand ouvrier de l’Univers. L’Écriture ne nous dit-elle pas qu’il a tout fait par nombre, poids et mesure ? » Sur cette ingénieuse réflexion, on admit tout le monde. On voit que Franklin avait à la fois l’amour et l’orgueil du travail.
Aussi voulait-i