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EAN : 9782335054941
©Ligaran 2015
À
MADAME LA BARONNE DE CROZE
NÉE GUIRAUD
EN TÉMOIGNAGE
DE
MA PROFONDE GRATITUDE
L.S.
Les deux romantismes
En me communiquant la correspondance d’Alexandre Soumet, de Sophie Gay, de Rességuier, d’Émile Deschamps, avec Alexandre Guiraud, son père, M me la baronne de Croze m’a permis d’écrire l’histoire définitive du Cénacle de la Muse française et, du même coup, d’éclairer d’un jour nouveau la première phase du Romantisme. Car il en eut deux tout à fait distinctes – ce dont ne paraissent pas se douter les néo-classiques et les nationalistes qui, depuis quelque temps, lui font une guerre aussi injuste qu’acharnée.
Cette ignorance de leur part est même d’autant plus fâcheuse que, mieux avertis, le premier Romantisme – je parle naturellement du Romantisme français – les eût rendus beaucoup moins sévères à l’égard du second.
Il a, en effet, chose digne de remarque, les principaux caractères de la politique qu’eux-mêmes représentent.
De 1801 à 1827, du Génie du Christianisme à la préface de Cromwell , il fut exclusivement catholique, royaliste et nationaliste, de même que, de 1830 à 1850, de son apogée à sa fin, il fut presque exclusivement libéral.
Catholique, il le fut à la manière de Chateaubriand, qui le marqua de son empreinte. – « Chez les anciens, disait Ch. Nodier, ce sont les poètes qui ont fait les religions ; chez les modernes, c’est la religion qui crée enfin les poètes. » – Rien de plus exact.
Royaliste, il le fut encore à la manière de René, dont il suivit la fortune jusqu’au bout. Cela est si vrai qu’après la Révolution de Juillet la plupart des poètes de la Muse française refusèrent, à l’exemple de Chateaubriand, de se rallier au gouvernement de Louis-Philippe.
Nationaliste… cela paraît d’abord un paradoxe, étant donné l’engouement des premiers Romantiques pour les littératures étrangères. Mais c’est précisément cet exotisme effréné qui nous révéla notre propre fonds. Vous savez bien que les extrêmes se touchent.
« Nous nous sommes dépouillés nous-mêmes de notre propre héritage, disait Ballanche en 1818, dans son Essai sur les Institutions sociales , nous avons tout abandonné pour les riantes créations de la Grèce. L’architecture nous a donné le style gothique, mais les terribles invasions des Sarrasins et des hommes du Nord, mais les Croisades n’ont pu féconder notre imagination ; le jour religieux qui éclairait nos vieilles basiliques ne nous a point inspiré des hymnes solennels. Nous avons refusé d’interroger nos âges fabuleux, et les tombeaux de nos pères ne nous ont rien appris. »
Or, quelques années après, Ulric Guttinguer écrivait : « Être romantique, c’est chanter son pays, ses affections, ses mœurs et son Dieu ! »
Et Henri de Latouche ajoutait : « Ce n’est pas ainsi que les Allemands ont agi envers leur pays : écoutez dans leurs chants l’accent de la patrie et songez à la vôtre ! »
La protestation de Ballanche avait donc été entendue. Comment en douter, d’ailleurs, quand on a lu les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, les Messéniennes où, suivant le mot de Casimir Delavigne, il y a « des chants pour toutes nos gloires, des larmes pour tous nos malheurs », et toute cette littérature secondaire, inspirée de Goethe, de Schiller, de Klopstock, de Nodier, où le fantastique alterne avec le merveilleux chrétien, les fabliaux des troubadours avec les vieilles légendes populaires, et les cours d’amour avec les joutes des chevaliers dans les carrousels ?
C’est une erreur de croire que le sens du pittoresque, le goût des choses du Moyen Âge et l’amour du gothique datent de Notre-Dame de Paris . Chateaubriand nous avait donné tout cela bien avant Victor Hugo qui, là comme ailleurs, trouva la route ouverte. – Se rappeler à ce propos la lettre que l’auteur du Génie du Christianisme écrivait à une dame, le 11 juillet 1831, pour protester contre la démolition dont était menacée l’église Saint-Germain-l’Auxerrois :
« … Noble manière, disait-il, d’inaugurer la monarchie élective par la destruction d’une église, d’exécuter de sang-froid, et à tête reposée, ce que le vandalisme révolutionnaire faisait jadis, dans la fièvre et les convulsions ! Que ne fait-on ce que j’ai proposé ! Que ne masque-t-on l’église par des arbres, en la laissant subsister en face du Louvre, comme échelle et témoin de la marche de l’art ! Saint-Germain-l’Auxerrois est un des plus vieux monuments de Paris ; il est d’une époque dont il ne reste presque rien. Que sont donc devenus vos romantiques ? On porte le marteau dans une église, et ils se taisent ! Ô mes fils ! combien vous êtes dégénérés ! Faut-il que votre grand-père élève seul sa voix cassée en faveur de vos temples ? Vous ferez une ode, mais durera-t-elle autant qu’une ogive de Saint-Germain-l’Auxerrois ? »
Victor Hugo pris ainsi à partie – car évidemment Chateaubriand le visait dans sa lettre – eut honte de la leçon qu’on venait de lui donner ; Le 1 er mars 1832, il fit dans la Revue des Deux Mondes un article contre les Démolisseurs… et Saint-Germain-l’Auxerrois fut sauvé.
Quant au sentiment de la nature, qui est un des plus nobles apports du Romantisme, s’il nous vient en droite ligne de Jean-Jacques Rousseau, c’est encore à travers les merveilleuses descriptions de Chateaubriand que s’en pénétrèrent les poètes de la Restauration. L’influence directe de Jean-Jacques ne se fit réellement sentir qu’à partir de 1830, au théâtre et sur les romans sociaux de George Sand.
J’ajoute qu’au point de vue de la qualité des œuvres le premier Romantisme est supérieur au second.
Presque toutes les formes avaient été trouvées ; presque tous les genres avaient été renouvelés par les Romantiques de la première génération :
L’élégie avec Lamartine,
L’ode et la ballade avec Victor Hugo,
Le poème avec Alfred de Vigny,
L’histoire avec les Martyrs ,
L’apologétique avec le Génie du Christianisme et l’Essai sur l’Indifférence ,
La peinture d’histoire avec Géricault et Delacroix,
La sculpture avec David d’Angers.
Cela étant, quel est l’homme tant soit peu averti qui oserait dire que le Romantisme fut une maladie ?
Une maladie ! ah ! plût à Dieu que la France n’en eût pas connu d’autres ! Elle ne serait pas tombée dans l’état de démoralisation et d’avachissement où elle est aujourd’hui.
Où sont, en effet, les écrivains de l’ancien régime qui lui aient parlé plus éloquemment et avec plus de force de ses devoirs envers Dieu et envers elle-même ?
N’est-ce pas Chateaubriand qui restaura la religion de nos pères ?
N’est-ce pas Lamartine qui purifia l’atmosphère de l’amour ?
De ce qu’il y eut des exaltés, des névrosés et des malades dans la seconde génération des Romantiques, les néo-classiques ont donc tort de généraliser et de regarder le Romantisme comme une aberration de l’esprit, comme une sorte de folie contagieuse.
Toutes les écoles, quelles qu’elles soient, ont eu leurs tares, leurs excès, leurs enfants perdus. Le XVII e siècle, en dépit de son orthodoxie et de sa discipline, n’a-t-il pas eu ses Précieuses ridicules et son hôtel Rambouillet ? Et quand bien même le Romantisme de la génération de 1830 aurait été entaché de folie, à qui devrait-on s’en prendre, sinon à la société dont il fut l’expression, comme disait M. de Bonald ? La littérature, qu’on le veuille ou non, a moins d’influence sur les mœurs, que les mœurs n’en ont sur la littérature.
Non, le Romantisme, sorti mal armé de la Révolution et des guerres de l’Empire, ne fut ni une erreur, ni une maladie. Il est possible qu’il n’ait pas vu tout de suite ce qu’il fallait faire, et qu’il ait ensuite dépassé le but sous le coup des évènements, mais ce fut un mouvement d’idées admirable. Pour ma part je n’en vois qu’un autre dans le passé auquel on puisse le comparer par la diversité et lR