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EAN : 9782335040302
©Ligaran 2015
I Le tailleur de Leyde
Hélas ! qui sait encor
si la science à l’homme est un si grand trésor ?
LA FONTAINE.
Il y avait quinze ans que Luther s’était levé contre l’Église romaine ; il y en avait douze qu’il était excommunié. Parmi les petits princes du Nord, gens alors habituellement grossiers et profondément charnels, la plupart avaient adopté les innovations de Luther, parce qu’elles favorisaient leurs passions et qu’elles les autorisaient à s’emparer des biens ecclésiastiques. Charles Quint avait voulu s’opposer à ce qu’on appelait la Réforme ; mais on lui répondait brutalement qu’il lui convenait mal de défendre l’Église catholique, à lui qui avait sans pitié guerroyé le Pape et saccagé Rome. Comme si le triste souvenir de sa criminelle expédition l’eût rendu timide, en effet, tandis que le repentir eût dû le porter à réparer, il hésitait et n’opposait qu’une molle résistance au torrent qui allait engloutissant les vieilles constitutions de l’Europe, menaçant les arts, les lettres et la civilisation.
Il avait pourtant, dans les diètes de Spire et d’Augsbourg, fait proclamer défenses formelles de s’attaquer aux croyances catholiques. Mais les réformateur savaient protesté contre ces décisions ; leurs princes s’étaient ligués à Smalkalde en Franconie ; ils avaient levé des armées, et Charles-Quint n’avait su faire autre chose que laisser la liberté de conscience – jusqu’à la convocation d’un concile général.
Ainsi, les portes étaient ouvertes à toutes les fantaisies, à tous les excès, à toutes les licences de l’esprit humain. Des peuples matériels, à qui on disait qu’ils pouvaient manger de la viande en tout temps, qu’on les délivrait de la confession, du jeûne, et des bonnes œuvres, qu’on leur permettait le divorce et la violation des vœux, des peuples très ignorants adoptèrent cette religion plus commode. Les moines et le clergé de ce temps-là étaient en général peu instruits, et moins encore qu’ailleurs dans les contrées germaniques. Ils cédèrent en trop grand nombre à la tentation ; la désertion des pasteurs entraîna les troupeaux.
Ceux qui voyaient de sang-froid les germes que semait la Réforme, n’en auguraient qu’une moisson de calamités. Mais les têtes sensées ne sont point ici-bas en majorité, et les gens de bien qui prévoient le mal ne savent pas, comme leurs ennemis, s’entendre et s’unir pour les luttes.
C’était à l’automne de l’année 1533. La Hollande, soumise directement à Charles-Quint, n’avait pas encore déployé ouvertement l’étendard de l’indépendance. Mais ce pays, qui s’est toujours recruté d’Allemands, subissait, comme on le voit encore de nos jours, des invasions perpétuelles de Westphaliens, de Hessois, de Saxons et de Suédois qui, infectés des nouvelles doctrines, apportaient le trouble dans des populations jusque-là heureuses et fidèles, opulentes de leur marine, de leur pêche et de leur commerce. En vain les magistrats poursuivaient tout hérétique qu’ils pouvaient découvrir. Les indépendants, parmi les cités qui les repoussaient, marchaient à la manière des sociétés secrètes, avec leurs mots de passe, leurs signes de ralliement et leur mode de reconnaissance. Des ferments de révolte agitaient donc sourdement les esprits téméraires. Nous disons de révolte, et non pas de luthéranisme, car dès ses jeunes années la réforme de Luther s’était variée en mille modifications et se formulait en autant de professions de foi qu’elle avait de ministres.
Parmi les enfants de Leyde, ville qui n’avait attendu ni son fameux siège, ni sa pesante université pour être riche et prospère, on citait comme une tête audacieusement folle un jeune tailleur de vingt-cinq ans qui se nommait Jean. Il était adroit, beau parleur, buveur joyeux, un peu querelleur. Il enviait la fortune, critiquait les riches ; et si ce n’eût été qu’il avait peur de la mer, il eût couru les aventures pour conquérir des trésors. Il avait des manies bizarres, comme on en attribue tant aux Anglais. De nos jours, on l’eût un peu caractérisé en l’appelant un homme excentrique. Il avait dépensé son petit patrimoine à des entreprises singulières, parmi lesquelles on peut citer le retournement de la pierre d’Amersfort.
De temps immémorial, on connaissait sur la place principale d’Amersfort une vaste pierre plate enclavée dans le pavé. Tous les enfants y jouaient, et à la longue une couche de mortier hydraulique qui la couvrait s’étant usée peu à peu, on découvrit des lettres gravées sur cette pierre. Les savants n’ont jamais manqué d’être à l’affût de toute trouvaille de ce genre. Ceux de la ville, qui cherchaient des preuves pour établir que Leyde n’était pas le Lugdunum Batavorum des Romains, et que cette gloire pouvait bien appartenir à Amersfort, virent là un monument, une antiquité, et s’efforcèrent de gratter la pierre, pour lire l’inscription dans son entier. Mais leur désappointement fut cruel de ne mettre à nu qu’une phrase énigmatique de mauvais hollandais, dont voici la traduction :
– Celui qui me retournera sera plus surpris qu’il ne pense. –
Les savants ne sont pas tous déshérités de finesse ; aucun d’eux ne voulut risquer les frais que sollicitait l’inscription. Il fallait des machines pour remuer cette masse. Ils pensèrent que quelque ancien plaisant, de ces plaisants qui rient en eux-mêmes, comme le Nord en possède encore, avait imaginé là quelque facétie qui pouvait être un piège. On laissait donc la pierre à sa place. Mais elle était le sujet de beaucoup de conversations ; et dans un temps où les nouvelles n’avaient encore d’autre organe que les voyageurs et les marchands, la phrase énigmatique se répandit assez vite dans toute la contrée. Jean, plus ardent que ses compatriotes, arriva un jour de Leyde à Amersfort. Il fit marché avec des charpentiers pour déchausser la pierre et la retourner, après avoir reçu du bourgmestre de la cité la promesse formelle que le trésor serait pour lui, s’il y en avait un ; et que si l’avertissement qui le tentait découvrait quelque antique objet, qu’il convînt à la ville de conserver, on le lui payerait à sa valeur. La pierre, avec de grands efforts, fut retournée. Hélas ! elle ne cachait rien ; seulement à son envers elle portait une autre inscription, qu’aucun enduit n’empêchait de lire facilement, et que voici :
– Ah ! que je suis aise de revoir le soleil.
On se fût moqué de Jean si, avec son caractère insouciant, il n’eût ri lui-même le premier de l’aventure, comme si elle ne lui eût rien coûté. On admira son désintéressement.
Pour remonter ses affaires, il s’était marié depuis ; mais sa femme ne voulant pas qu’il exposât sa petite part de fortune, il devait travailler de son métier ; et il faisait assez habilement des pourpoints et des hauts-de-chausses. Il excellait surtout dans les costumes de mascarades, qui déjà étaient usités aux kermesses.
Au physique, Jean avait la figure régulière, mais très mobile, les cheveux noirs, le teint frais, les yeux faciles à s’animer. Il était de taille moyenne et peu chargé de corpulence ; sa voix était forte, lorsqu’il ne parlait pas longtemps ; les passions la rendaient stridente ; mais elle lui manquait bientôt, n’ayant pas pour base une poitrine robuste. Cependant il jouait la comédie, et il aimait à pérorer.
Il s’enflammait pour toute nouveauté ; il soupirait après le moment où les apôtres de la Réforme pourraient venir librement à Leyde.
Dans ces dispositions, un soir que, seul dans son atelier à demi souterrain, il taillait sans beaucoup d’ardeur un pourpoint de noces, il vit entrer subitement un homme dont l’aspect le frappa. C’était un voyageur. Mais de quel pays ? Une calotte de cuir vert couvrait sa tête ; il était chaussé de bottines jaunes à l’antique, peu propres en des villes où la boue ne manque jamais ; il n’avait pour vêtement qu’une robe traînante de laine brune, pâlie et fanée, que contenait une ceinture de peau blanche ; il tenait un bâton à la main.
Sa taille était ordinaire ; il marchait fort droit, quoiqu’il parût fatigué ; son peu d’embonpoint laissait