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EAN : 9782335034103
©Ligaran 2015
Sous le premier empire, chaque fois qu’on prenait à la France un peu de sa chair pour boucher les trous faits par le canon de l’ennemi, il se trouvait, dans le fond des villages, des fils de paysans qui refusaient de marcher à l’appel du grand empereur. Que leur faisait à eux, les ébats de nos aigles, au-dessus du monde, que l’on entrât à Berlin ou à Vienne, au Vatican ou au Kremlin ? Vers ces hameaux perchés sur le flanc des montagnes, perdus dans le fond des vallées, le vent ne chassait point des nuages de poudre et de gloire. Ils aimaient, eux, leurs prairies vertes, leurs blés jaunes : ils tenaient comme des arbres à la terre sur laquelle ils avaient poussé, et ils maudissaient la main qui les déracinait. Il ne reconnaissait pas, cet homme des champs, de loi humaine qui pût lui prendre sa liberté, faire de lui un héros quand il voulait rester un paysan. Non pas qu’il frémit à l’idée du danger, au récit des batailles ; il avait peur de la caserne, non du combat, peur de la vie, non de la mort. Il préférait, à ce voyage glorieux à travers le monde, les promenades solitaires la nuit, sous le feu des gendarmes, autour de la cabane où était mort son aïeul aux longs cheveux blancs. Au matin du jour où devaient partir les conscrits, quand le soleil n’était pas encore levé, il faisait son sac, le sac du rebelle ; il décrochait le vieux fusil pendu au-dessus de la cheminée, le père lui glissait des balles, la mère apportait un pain de six livres, tous trois s’embrassaient ; il allait voir encore une fois les bœufs dans l’étable, puis il partait et se perdait dans la campagne.
C’était un réfractaire .
Ce n’est point de ceux-là que je veux parler.
Mes réfractaires, à moi, ils rôdent sur le fumier des villes, ils n’ont pas les vertus naïves, ils n’aiment pus à voir lever l’aurore.
Il existe de par les chemins une race de gens qui, eux aussi, ont juré d’être libres ; qui, au lieu d’accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s’en faire une tout seuls, à coups d’audace ou de talent ; qui, se croyant de taille à arriver d’un coup, par la seule force de leur désir, au souffle brûlant de leur ambition, n’ont pas daigné se mêler aux autres, prendre un numéro dans la vie ; qui n’ont pu, en tout cas, faire le sacrifice assez long, qui ont coupé à travers champs au lieu de rester sur la grand-route, et s’en vont maintenant battant la campagne, le long des ruisseaux de Paris.
Je les appelle des RÉFRACTAIRES.
Des réfractaires, ces gens qui ont fait de tout et ne sont rien, qui ont été à toutes les écoles : de droit, de médecine ou des chartes, et qui n’ont ni grade, ni brevet, ni diplôme.
Réfractaires, ce professeur qui a vendu sa toge, cet officier qui a troqué sa tunique contre la chemise de couleur du volontaire, cet avocat qui se fait comédien, ce prêtre qui se fait journaliste.
Des réfractaires, ces fous tranquilles, travailleurs enthousiastes, savants courageux, qui passent leur vie et mangent leurs petits sous à chercher le mouvement perpétuel, la navigation aérienne, le dahlia bleu, le merle blanc ; des réfractaires aussi, ces inquiets qui ont soif seulement de bruit et d’émotions, qui croient avoir, quand même, une mission à remplir, un sacerdoce à exercer, un drapeau à défendre.
Réfractaire, quiconque n’a pas pied dans la vie, n’a pas une profession, un état, un métier, qui ne peut pas se dire quelque chose, ophycléide, ébéniste, notaire, docteur ou cordonnier, qui n’a pour tout bagage que sa manie, sotte ou grande, mesquine ou glorieuse, qu’il fasse de l’art, des lettres, de l’astronomie, du magnétisme, de la chiromancie, qu’il veuille fonder une banque, une école ou une religion !
Des réfractaires, tous ceux qui n’ayant point pu, point voulu ou point su obéir à la loi commune, su sont jetés dans l’aventure ; pauvres fous qui ont mis en partant leurs bottes de sept lieues, et qu’on retrouve à mi-côte en savates.
Réfractaires, enfin, tous ces gens qui vous ont des métiers non classés dans le Bottin : inventeur, poète, tribun, philosophe ou héros,…
Le monde veut en faire des percepteurs ou des notaires. Ils s’écartent, ils s’éloignent, ils vont vivre une vie à part, étrange et douloureuse….
Le réfractaire des campagnes, du moins, a pour lui l’amitié des gens du village, l’amour des belles filles de l’endroit : on en parle dans les veillées ; il trouve toujours sous le ventre de quelque pierre des provisions de poudre ou de pain. Il n’a à craindre que les gendarmes ; et encore s’ils sont trop près, les pantalons bleus, il abaisse le canon de son fusil ; s’ils avancent, il fait feu !
Le réfractaire de Paris, lui, il marche à travers les huées et les rires, sans ruser et sans feindre, poitrine découverte, l’orgueil en avant comme un flambeau. La misère arrive qui souffle dessus, l’empoigne au cou et le couche dans le ruisseau : de vaillantes natures souvent, des esprits généreux, de nobles cœurs, que j’ai vus se faner et mourir parce qu’ils ont ri, ces aveugles, au nez de la vie réelle, qu’ils ont blagué ses exigences et ses dangers. Elle les fera périr, pour se venger, d’une mort lente, dans une agonie de dix ans, pleine de chagrins sans grandeur, de douleurs comiques, de supplices sans gloire !
Voulez-vous me suivre et faire le chemin ? Il y a des auberges drôles sur la route.
Les Réfractaires
I
Je les reconnaîtrais entre mille, ces réfractaires !
Ce paletot de coupe ambitieuse, brûlé par le soleil et fripé par la pluie, ce pantalon qui fut gris-perle, cet habit à queue de morue dessalée par la misère, qui a déjà servi trois carêmes, sous lequel je l’ai vu trotter l’automne dernier par l’orage, cet hiver sous la neige ! Et la chaussure ! toujours étrange ! des souliers de bal, des bottes de pêcheur, des bottines de femme, ce qu’ils trouvent ! – des pantoufles, quand il y en a. Mon Dieu oui ! j’en ai vu qui ont ainsi traversé la vie – en voisin – en pantoufles et en cheveux. J’ai connu des chapeaux trop larges, donnés par une grosse tête, qui ont été tenus à la main pendant des semaines, des mois, des années. J’en ai connu qu’on n’ôtait jamais parce qu’ils battaient de l’aile, et qu’il aurait fallu les prendre par le tuyau pour présenter ses civilités. Ceux qui le savaient, d’en rire, et les réfractaires aussi ! Pour dissimuler leur misère, ne pas la porter comme un joug, ils la portent comme une fantaisie. Ils prennent des airs d’inspiré ou d’excentrique, de farceur ou de puritain, – Diogène ou Brutus, Escousse ou Lantara. Ils cachent sous le voile de l’originalité leurs angoisses et leur honte, dussent-ils donner des coups de canif dans des bottes neuves pour excuser les trous des souliers passés et des bottines à venir, ils consentent à passer pour fous, à condition de paraître moins pauvres ; ils laissent dire qu’ils déménagent , pour avoir l’air d’avoir des meubles.
Voilà l’histoire de bien des tournures étranges et de plus d’une tête à la Juif-Errant. Il y a des barbes qu’on laisse traiter de socialistes parce qu’il en coûte trois sous chaque fois pour se faire raser et que l’on soupe avec trois sous dans une chambre de réfractaire.
Entre eux, du reste, et le pauvre banal existe la différence de l’esclave au vaincu. Ils n’ont point l’air de mendiants, mais d’émigrés. Leur origine se trahit plus fièrement encore dans les rides de leur visage ; j’y lis autre chose que les angoisses d’un corps qui souffre, j’y lis les douleurs de l’orgueil blessé.
Ils rient pourtant : Il le faut bien ! – S’ils ne mettaient jamais de masques, s’ils n’attachaient pas de grelots à leur bonnet vert, leurs visages pâles nous feraient peur, nous ne voudrions pas frotter nos habits à leurs haillons, notre ennui tranquille à leur tristesse pleurarde et bête ; leur excentricité fait passer leur misère, jette des fleurs sur leurs guenilles. Ils rient, c’est là leur courage et leur vertu ; c’est souvent pour ne pas pleurer. Ces rires-là, je les connais : ils valent les larmes des crocodiles.
Comment ils dînent
Comment ? je me le demande quelquefois avec effroi. J’ai le vertige à descendre dans ces estomacs vides. J’ai connu des gens qui n’ont jamais reçu un sou du pays, qui n’ont pas gagné mille francs, que