134
pages
Français
Ebooks
2025
Présentation
Aloïs von Horwitz, séduisant comte bavarois du XVIII e siècle, n’est plus que l’ombre de lui-même depuis la disparition de la mystérieuse Ziska. Mais lorsqu’il apprend qu’elle aurait pu, comme Luise von Wildbach avant elle, franchir les frontières du temps, une idée folle germe en lui : et s’il existait un passage vers un autre siècle, un autre monde ?
Résolu à retrouver Ziska, la seule femme qu’il ait vraiment aimée, il quitte tout pour entreprendre un voyage fantastique, guidé par la seule force de son amour. À Rosling, au cœur de la forêt, l’attend peut-être une porte entre les siècles…
Mais ce voyage vers l’inconnu est semé d’embûches, de révélations et de choix déchirants. Et si l’amour pouvait vraiment braver le temps… serait-il prêt à en payer le prix ?
Avec cette suite brillante des Chroniques de Rosling, Bernard Grandjean nous offre une fresque romanesque envoûtante, mêlant Histoire, passions contrariées et voyage temporel, où chaque personnage cherche sa place entre héritage, destinée et choix du cœur.
LA PROMESSE DU TEMPS
LES CHRONIQUES DE ROSLING - 3
Bernard Grandjean
CHAPITRE I
Mon Plaisir, résidence près de Munich du comte von Horwitz, juin 1757
Depuis trois ans déjà, le jeune comte Aloïs von Horwitz avait vendu son hôtel de Munich pour venir s’installer dans ce vieux manoir Renaissance, qu’il avait remis au goût de l’époque par divers travaux : agrandissement des fenêtres, remplacement des lambris de chêne foncé par des boiseries peintes en jolies teintes gris perle, création d’une terrasse ombragée…
La construction était à l’origine un relais de chasse, que ses ancêtres du côté maternel avaient fait bâtir dans les forêts au sud de Munich. Les bois alentour pullulaient de cerfs et de sangliers, tandis que la proximité des lacs garantissait une abondance de gibier d’eau. Aloïs n’était pas chasseur, mais il aimait la nature, et d’abord les arbres multicentenaires de son parc, sur lesquels il veillait comme sur de vieux amis. Mais, depuis un certain temps, il n’en appréciait plus le charme, passant ses journées confiné entre quatre murs à ruminer sa morosité ; ce grand séducteur avait des peines de cœur.
Un domestique apparut à la porte du cabinet dans lequel il s’était retiré, en exigeant comme toujours qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
— Monsieur, le carrosse de votre tante la comtesse von Horwitz approche, il est au bout de l’allée !
Aloïs se leva de son siège en maugréant, nullement ravi de l’intrusion de la bouillonnante Magdalena dans sa paisible retraite, et se dirigea sans hâte vers la porte. Quand il arriva au perron, la voiture avait déjà fait le tour de la rotonde fleurie et venait de s’arrêter devant l’entrée du vieux manoir.
Magdalena von Horwitz lui adressa un petit signe de la main, avant qu’un valet ne saute de l’arrière du carrosse pour déplier le marchepied, ouvrir la portière et aider la visiteuse à descendre. Aloïs s’avança en s’efforçant de dissimuler sa contrariété :
— Magdalena ! C’est bien la première fois que vous me faites l’honneur insigne de venir me surprendre dans ma retraite de Mon Plaisir !
— Et moi, cela fait des mois que je n’ai eu le plaisir insigne de vous voir, pas plus à Munich qu’à Wildbach !
Il lui offrit son bras pour traverser le hall et la conduire jusqu’à une terrasse ombragée donnant sur le parc, depuis laquelle on avait vue sur les pelouses broutées par quelques moutons et un étang bordé de roseaux et de saules. Ils s’installèrent dans les fauteuils d’osier d’un salon de jardin, et comme il était midi passé, Aloïs ordonna qu’on leur apporte un en-cas et du champagne glacé. Autant Aloïs montrait une mine renfrognée, autant sa tante semblait primesautière :
— Que vous arrive-t-il, mon cher neveu ? Vous devenez rare ! Je vous trouve sombre, amaigri, et la mise fort négligée…
Il est vrai qu’Aloïs n’avait manifestement pas jugé bon de se faire raser depuis au moins trois jours, et bien qu’on soit en milieu de journée, il était encore en robe de chambre, chaussé de pantoufles. Sa perruque était sa seule concession à la bienséance, mais il était connu qu’il détestait paraître la tête nue, même devant ses domestiques. Comme il restait muet, Magdalena fit la conversation :
— Que cette maison est charmante ! Rappelez-moi, vous l’avez héritée de votre père, n’est-ce pas ?
— Non, elle me vient de ma mère, et n’a jamais appartenu aux Horwitz. C’est moi qui ai fait peindre les armoiries sur le mur au-dessus de la porte. Sans doute cette origine maternelle explique-t-elle pourquoi elle se trouve encore dans mon escarcelle et pas dans la vôtre…
La comtesse plissa ses grands yeux noirs et éclata de rire.
La tante et le neveu présentaient un fort contraste. Pimpante dans sa robe d’été de mousseline, le chignon impeccable en dépit des cahots de la voiture, l’éventail virevoltant, Magdalena, bouche pulpeuse et dents de nacre, semblait perpétuellement sourire à une vie qui elle-même lui souriait. Mais c’était là une apparence, car elle ne devait sa richesse et sa position qu’à sa pugnacité et son habileté dans le choix de ses amants. Nantie à présent d’un protecteur bien en Cour en la personne du Major Xaver von Neumayer, veuve jamais remariée d’un oncle d’Aloïs dont elle avait hérité de ce qu’il restait de sa fortune, son chemin paraissait enfin dégagé. Partie de rien, elle le traçait sans scrupule tant qu’elle était encore belle, mais avec la conscience que ça ne durerait pas. Elle passait de longs moments devant son miroir, à guetter les ridules qui apparaissaient aux coins de ses yeux, et qu’elle veillait à masquer avec du fard. De même quand elle prenait son bain, elle intimait à sa servante l’ordre d’examiner les parties d’elle-même qu’elle ne pouvait voir, afin d’y déceler les éventuelles marques du temps. Bien sûr, toutes se gardaient d’émettre la moindre critique, lui assurant qu’elle avait des épaules de marbre et des fesses d’albâtre, mais Magdalena n’avait besoin de personne pour se rendre compte que sa poitrine n’était plus tout à fait le magnifique don de la nature qui faisait son orgueil quand elle avait dix-huit ans. Elle envisageait de faire installer dans un boudoir un paravent à trois pans de miroirs, qui lui permettrait de se voir de ses propres yeux en pied et sous toutes les coutures. Les grandes glaces coûtant une fortune qu’elle n’avait pas l’intention de débourser, elle ne renonçait pas à l’idée d’amener Xaver à lui offrir ce cadeau original. Mais si le temps l’angoissait, Magdalena n’en laissait rien paraître ; ses espoirs pour l’avenir reposaient à présent sur son fils, le petit Gottfried…
Tassé sur sa chaise, Aloïs, d’ordinaire si fringant, connu pour distribuer compliments, rosseries et bons mots à un rythme soutenu, semblait si particulièrement abattu que Magdalena, qui avait pour ce jeune neveu une affection frôlant l’inceste, en était sincèrement inquiète. Alors que ses amis libertins l’avaient surnommé « Cœur inflammable », Aloïs n’apparaissait plus aux fêtes et aux bals où il multipliait auparavant les conquêtes féminines.
Alors que Magdalena s’était lancée dans un long monologue, passant une revue complète des anecdotes les plus frivoles de la Cour du Prince-Électeur Maximilian, il l’interrompit de façon abrupte :
— Magdalena, auriez-vous fait tout ce chemin dans le seul but de me farcir les oreilles des sornettes des grands fats et des franches catins qui polluent de leurs fiels les soirées de la Résidence ?
— Loin de moi cette idée, mon bon ami, répondit-elle, légèrement vexée. Obéissant à l’esprit de famille, je n’ai pas reculé devant un détour pour vous saluer, puisqu’on ne vous voit plus nulle part. Je viens de quitter mon hôtel de Munich pour monter au château de Wildbach, où mon cher Gottfried se trouve déjà, afin d’y respirer l’air pur et frais des montagnes. La chaleur en ville va bientôt devenir insoutenable, et la Cour se disperse : le Prince a délaissé la Résidence pour son palais de Nymphenburg, beaucoup de courtisans se sont égayés par-ci par-là, vers les lacs et les forêts, et moi, voyez-vous, je fais de même, je rejoins mon séjour campagnard…
— Montagnard serait plus juste… mais, ai-je bien compris ? Le Prince et la Cour sont à Nymphenburg… et vous n’y êtes point invitée ? Comme cela doit être contrariant…
— Détrompez-vous ! J’y paraîtrai pour les fêtes d’été, auxquelles le Prince entend donner cette année le maximum de lustre. Ne vous réjouissez pas trop tôt, mon cher, car mon étoile n’est pas près de pâlir !
— Votre étoile vous est pourtant tellement plus fidèle quand elle se couche que quand elle se lève…
— Ah, je vous reconnais enfin ! s’exclama la comtesse en éclatant de rire. Vous n’avez pas complètement perdu votre esprit vachard… Me direz-vous à la fin pourquoi je vous trouve la mine si déconfite, et pour quelle raison depuis des mois vous ne paraissez plus chez moi ni chez vos amis qui s’en plaignent, pas plus qu’à la Cour, où bien des dames se lamentent ?
— Parce que je suis malheureux, et rien de ce que vous venez d’énumérer ne saurait m’être une consolation.
— Aloïs, seriez-vous amoureux d’une belle indifférente ? Je ne puis le croire… Je veux dire que je ne puis croire que vous soyez tombé amoureux, pas plus que je ne puis croire qu’une femme fut restée insensible à votre charme !
— C’est bien pire que ce que vous imaginez. Tel que vous me voyez, je suis fou amoureux d’une disparue…
Il s’interrompit le temps que deux valets placent devant eux verres, assiettes et couverts, une bouteille de champagne embuée de fraîcheur, ainsi qu’un large plat débordant de charcuteries diverses. Aloïs renvoya les domestiques d’un geste avant de reprendre :
— Quand je dis que cette femme a disparu, ne croyez pas qu’elle fut morte, bien au contraire…
— Parlez-moi d’elle, je serais curieuse d’en apprendre davantage sur cet être exceptionnel… Je vous taquine, Aloïs, car je sais de qui il s’agit : Ziska, la belle sylphide, ainsi que vous l’appeliez !
— En effet. Mais ce