Ayiti
62 pages
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Description

Dans Ayiti, Roxane Gay rompt avec les stéréotypes et les idées fausses sur les Haïtiens et les Américains d’origine haïtienne.
Ayiti rassemble quinze récits de Roxane Gay explorant les expériences de la diaspora haïtienne en Amérique du Nord. Gay n’hésite pas à critiquer ni à montrer comment les malheurs d’Haïti attirent les médias. C’est une langue crue, pleine d’audace et de saveurs, qui raconte Haïti.
Un couple marié veut quitter le pays en bateau pour l’Amérique. Une jeune femme se procure un philtre d’amour vaudou pour piéger un camarade de classe. Une mère emmène un soldat étranger chez elle comme pensionnaire (de son lit !). Et une femme, qui déménage plus tard en Amérique pour une nouvelle vie, conçoit une fille au bord d’une rivière en fuyant un massacre terrifiant…

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 19 février 2020
Nombre de lectures 22
EAN13 9782897126704
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0400€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

À mon père et ma mère
ENFOIRÉS !
Gérard passe ses journées à penser à ses nombreuses raisons de détester les États-Unis, qui incluent mais ne se limitent pas aux gens, à la météo, en particulier le froid, et au fait d’avoir à conduire partout et d’avoir à aller à l’école tous les jours. Il a quatorze ans. Il déteste beaucoup de choses.
Le premier jour d’école, alors que ses camarades de classe et lui doivent se présenter, Gérard se lève, dit son nom, se rassied aussitôt et baisse les yeux vers son pupitre, qu’il déteste.
— Tu as un accent si intéressant, roucoule l’enseignante. D’où viens-tu ?
Il lève les yeux, irrité.
— Haïti, dit-il.
La professeure esquisse un large sourire.
— Dis-nous quelque chose en français.
Gérard obéit :
— Je vous déteste, dit-il.
L’enseignante applaudit avec enthousiasme. Elle ne parle pas un mot de français.
La nouvelle se répand rapidement à l’école et vaut bientôt à Gérard un surnom. Ses camarades l’appellent HBO. Il mettra plusieurs semaines avant de découvrir ce que ça signifie.
Gérard vit avec ses parents dans un appartement de deux chambres. Il partage la sienne avec sa sœur et leur cousin Edy. Ils n’ont pas la télévision par câble, mais Edy, qui est arrivé aux États-Unis plusieurs mois avant Gérard, lui ment et lui dit que HBO désigne Home Box Office, une chaîne de télévision qui présente des films de Bruce Willis. Gérard déteste ne pas avoir le câble mais aime bien Bruce Willis. Il est fier de son surnom. Quand ses condisciples à l’école l’appellent HBO, il répond :
— Yippi-ka-yé !
Le père de Gérard ne se douche pas tous les jours car il doit encore s’habituer à la plomberie intérieure. Au lieu de cela, il effectue ses ablutions chaque matin au lavabo et réserve le luxe de la douche pour les fins de semaine. Gérard s’assoit parfois au bord de la baignoire et regarde son père parce que cela lui rappelle le pays natal. Il a mémorisé la routine – son père s’asperge les aisselles avec de l’eau, il fait mousser du savon dans ses poils, il se rince et se passe ensuite un gant de toilette humide sur la poitrine, la nuque, derrière les oreilles. Son père prie Gérard de sortir de la salle de bains, il se nettoie l’entrecuisse. Il termine sa routine en se lavant le visage et en se brossant les dents. Puis il quitte pour le boulot. Autrefois, dans son pays, il était journaliste. Depuis qu’il vit aux États-Unis, il tranche de la viande au comptoir du deli huit heures par jour et fait semblant de ne pas parler l’anglais couramment.
Au deuxième mois d’école, Gérard trouve un sac rempli de flacons d’eau de Cologne bon marché dans son casier. « Pour HBO », y a-t-il d’écrit sur le sac en grosses lettres. C’est un cadeau étrange, pense-t-il, et il déteste la mauvaise odeur du sac, mais le ramène chez lui. Edy roule des yeux quand Gérard montre son cadeau à sa cousine mais prend une des bouteilles de Cologne. Sa copine va en profiter. « Ces enfoirés », dit Edy, beaucoup plus habile que Gérard pour jurer en anglais. Ensuite, Edy explique que HBO veut en fait dire « Haïtien bien odorant ». Gérard serre les poings. C’est décidé : il déteste tous ces enfoirés qu’il côtoie à l’école. Le lendemain matin, il s’asperge d’eau de Cologne si généreusement que ça fait monter les larmes aux yeux de ses condisciples.
Et quand ils l’appellent HBO, Gérard ajoute un chouia d’enthousiasme à son « yippi-ka-yé ! ».
À PROPOS DE L’ACCENT DE MON PÈRE
Il le savait audible. Il le savait prononcé, plus prononcé même que celui de ma mère. Il vivait en terre américaine depuis près de trente ans, mais sa voix sonnait comme celle de Port-au-Prince, des rues animées, des cuivres éclatants, une odeur de viande grillée et de maïs rôti, une chaleur épaisse et tranquille. Dans sa voix, nous l’entendions grimper aux cocotiers, saisir le tronc pieds nus et jambes sablonneuses, couper les noix de coco avec une machette à lame émoussée. Nous l’entendions danser le konpa, la paume d’une main appuyée contre son ventre, l’autre main levée en l’air alors qu’il balançait ses hanches de gauche à droite. Nous l’entendions parler de Toussaint Louverture, de Henri Christophe et de la fierté d’être du premier pays noir libre. Nous entendions le goût de l’amertume quand il regardait les nouvelles de chez lui ou qu’il téléphonait à ceux qu’il avait laissés derrière lui.
Quand mes frères et moi l’imitions, il souriait avec indulgence. Avant chaque voyelle un « h », à la fin de chaque pluriel, aucun « s ». « Vous vous moquez, mais vous me comprenez parfaitement, n’est-ce pas ? » disait-il. Nous acquiescions. Nous lui demandions de dire American Airlines. Nous inspirions profondément quand il accédait à notre requête.
Pendant plusieurs années, nous n’avions pas conscience de l’accent de nos parents ; leurs voix étaient différentes à d’impitoyables oreilles américaines. Tout ce que nous entendions, nous, c’était le pays natal.
Puis le monde extérieur s’est introduit chez nous. Comme c’est toujours le cas.
VOODOO CHILD
Quand ma coloc au collège a appris que j’étais Haïtienne, elle en a déduit que je pratiquais le vaudou. Voilà ce qui arrive quand on laisse des esprits faibles surfer sur Internet. Je ne fais rien pour dissiper ses craintes, même si j’ai reçu une éducation strictement catholique et que j’ai appris le peu que je sais du vaudou dans le film avec Lisa Bonet qui avait rendu Bill Cosby furieux contre elle, comme s’il avait le droit de s’indigner sur quoi que ce soit, lui.
En pleine nuit, j’entonne des chants mystérieux, j’allume des bougies. Le jour, je porte du rouge et du blanc, je peins mon visage, je danse comme si j’étais possédée. Sur mon bureau, je laisse traîner une poupée à l’effigie de ma coloc. La poupée est couverte d’épingles placées stratégiquement. J’aime la faire angoisser. Elle me laisse la plus grande chambre, avec la meilleure commode. Elle s’occupe de ramener mon plateau au local où l’on lave la vaisselle dans la cafétéria.
Nous prenons le bus pour Manhattan pour aller errer dans les boutiques, danser, prendre un verre et folâtrer avec de petits vicieux new-yorkais. Je suis le diable qu’elle connaît.
Lorsque nous sortons de Grand Central, une grande femme âgée court vers moi, me saisit par le bras et commence à s’incliner furieusement.
Ma mère m’a toujours dit : « Éloigne-toi lentement des fous ; ils sont partout. » Quand elle est arrivée aux États-Unis pour la première fois, elle a dû vivre dans la partie la plus reculée du Bronx, la partie de cet arrondissement brûlée de mille feux. Elle ne s’en est jamais remise.
Là, devant Grand Central, ma coloc s’est accrochée à mon bras, ses doigts creusant profondément, faisant couler le sang comme si j’étais mieux armée pour faire face à la situation.
En nous éloignant, je me suis rendu compte que la femme parlait en créole. Je ne la connaissais pas mais je la connaissais.
— Ki sa ou vle ? lui ai-je demandé. Que veux-tu ?
Elle m’a dit que j’étais une manbo , une prêtresse du vaudou célèbre. Elle a dit que c’était un plaisir de me voir aux États-Unis. Elle m’a pris par les poignets. Elle a embrassé mes paumes, les a portées à ses joues. Elle voulait, je pense, que je la bénisse. Je n’avais en tête que ces petits vicieux new-yorkais que ma coloc et moi comptions retrouver plus tard.
ZONBI S’ÉCRIT SANS « E », CE QUI SIGNIFIE QU’IL NE PEUT AVOIR DE VOUS OU DE NOUS
[UN PRÉLUDE]
[Ce que les Américains ne savent pas à propos des zonbi :]
Ils ne sont pas morts. Ils sont aux portes de la mort. Il y a une différence.
Ils ne sont pas imaginaires.
Ils ne mangent pas de chair humaine.
Ils ne peuvent pas manger de sel.
Ils ne marchent pas les bras et les jambes raides.
Ils peuvent être sauvés.
[Comment prononcer le mot zonbi :]
Zoohhhhnnnnnn-Bi. Il faut le ressentir sur son palais, l’y laisser résonner. Dites-le vite.
On ne prononce pas le « n » 1 . En quelque sorte.
[Comment fabriquer un zonbi :]
Il vous faut une bonne raison, une très bonne raison.
Il vous faut un poisson-globe et un petit échantillon de sang et de poils du candidat que vous avez choisi.
Instructions : Tuez le poisson-globe. Ne soyez pas dégoûté. Extrayez le poison. Trouvez la manière. Laisser sécher. Broyez-le avec le sang et les cheveux pour créer votre coup de poudre. Un bon chimiste peut aider. Soufflez la poudre à la face du candidat. Attendez.
[Une histoire d’amour]
Micheline Bernard a toujours aimé Lionel Désormeaux. Leurs parents étaient amis, bien que cette bonhomie n’ait pas été transmise aux enfants. Micheline et Lionel sont allés au primaire et au secondaire ensemble, ils se connaissaient depuis toujours – et quand Lionel regardait Micheline, il avait toujours été submergé par le vague sentiment de l’avoir déjà vue quelque part auparavant, alors que pour sa part elle était submergée par la conviction qu’il était l’homme de ses rêves. En vérité, tout le monde aimait Lionel Désormeaux. Il était grand et brun avec les pommettes hautes et les lèvres charnues. Son corps était parfaitement musclé et après une longue journée de baignade dans la mer, il émergeait de l’eau salée, luisant. Micheline s’asseyait dans une cabane, invisible. Elle se léchait les lèvres et elle regardait. Elle pensait : « Regarde-moi, Lionel. » Mais jamais il ne le faisait.
Quand Lionel marchait, il avait une certaine allure. Il avançait lentement mais avec des pas délibérés et parfois, les gens juraient qu’ils entendaient les roulements bas d’un tambour grave. Sa mère, qui aimait son fils unique plus que tout autre, lui disait toujours : « Lionel, tu es le fils de Toussaint Louverture. » Il la croyait. Il croyait tout ce que sa mère lui disait. Lionel affirmait à ses amis : « Mon père a libéré notre peuple. Je suis son plus formidable fils. »
À Port-au-Prince, il y avait trop de femmes. Micheline savait que la concurrence pour attirer l’intérêt de Lionel était féroce. Elle se savait attirante, petite. Elle coiffait ses cheveux épais en un sage chignon. Le week-end, elle laissait tomber ses chev

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