Déposer Carole
94 pages
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Déposer Carole , livre ebook

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Description

Elles m’ont élevé comme ça, avec les fantômes et les esprits qui flottaient dans les effluves de cigarette, d’encens et de café instant. Il y avait même une boule de cristal – une vraie – qui a fini par ramasser la poussière dans l’armoire à côté du kit de spirographe. On la sortait de temps en temps ma mère et moi, quand il n’y avait personne autour. Après avoir fermé les rideaux et allumé des chandelles, on rôdait le dos vouté à se faire peur d’un bout à l’autre de la maison avec des cuillères en bois pour se lancer des mauvais sorts.
Carole, c’est sa mère. Ou plutôt une de ses mères. Il a été élevé par deux hippies et demie dans une maison où les plus drôles des moineaux venaient se faire réaligner les chakras dans l’axe d’un univers que personne n’arrivait à comprendre. Par une note enfouie dans un pot de mayonnaise Hellmann’s, Carole le poussera hors du nid, le précipitant dans un voyage qui sent le poulet, le yak, la cigarette contrefaite et le beurre de pinottes.
J’avais vidé mon verre en une très grande gorgée, sous l’effet de quoi mon corps avait frissonné, comme pour protester. Curieux et les idées rondes, j’étais rentré pour aller voir le prix des billets. Air China, China Airlines, Asia Air, Jade Asiana Airways. Ça m’avait calmé de lire les noms des compagnies aériennes orientales. Séduit, j’avais cédé devant l’exotisme asiatique et je m’étais laissé prendre les pieds dans les cybermailles de l’internet, pour voir, juste pour voir de quoi il retourne quand on se permet de rêver à un voyage au pays du Tiger Balm.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 11 octobre 2017
Nombre de lectures 0
EAN13 9782764434543
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0650€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Projet dirigé par Marie-Noëlle Gagnon, éditrice
Conception originale de la grille graphique : acapelladesign.com
Conception graphique : Anouk Noël et Claudia Mc Arthur
Mise en pages : Andréa Joseph [pagexpress@videotron.ca]
Révision linguistique : Élyse-Andrée Héroux
Conversion en ePub : Nicolas Ménard
Québec Amérique 7240, rue Saint-Hubert
Montréal (Québec) H2R 2N1
Téléphone : 514 499-3000, télécopieur : 514 499-3010
Nous reconnaissons l'aide financière du gouvernement du Canada par l'entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d'édition.
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. L'an dernier, le Conseil a investi 157 millions de dollars pour mettre de l'art dans la vie des Canadiennes et des Canadiens de tout le pays.
Nous tenons également à remercier la SODEC pour son appui financier. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d'impôt pour l'édition de livres – Gestion SODEC.



Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Drouin, Pierre Déposer Carole (Littérature d’Amérique)
ISBN 978-2-7644-3452-9 (Version imprimée)
ISBN 978-2-7644-3453-6 (PDF)
ISBN 978-2-7644-3454-3 (ePub)
I. Titre. II. Collection : Collection Littérature d’Amérique (Éditions Québec Amérique).
PS8607.R674D46 2017 C843’.6 C2017-941343-0 PS9607.R674D46 2017
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2017
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives du Canada, 2017
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés
© Éditions Québec Amérique inc., 2017.
quebec-amerique.com



L’habitude de n’être que soi-même finit par nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres ; « je », c’est la fin des possibilités… Je me mets à exister enfin hors de moi, dans un monde si entièrement dépourvu de ce caractère familier qui vous rend à vous-même, vous renvoie à vos petits foyers d’infection…
Romain Gary, Les trésors de la mer Rouge


Dans la gare débordante, le mobilier était saturé. Du monde partout. Une masse vivante, ondulante, dont le fourmillement engourdi dérangeait le doux coma de la nuit. À intervalle régulier, des trains s’ébranlaient et laissaient derrière eux le quai tout en retenant poliment leurs sifflets. À chaque départ, la foule élaguée se renouvelait, s’alimentant à une source intarissable qui emplissait aussitôt chacun des espaces fraîchement libérés.
Puisque les rares bancs étaient déjà ensevelis sous des empilements de voyageurs endormis, mes yeux épuisés s’étaient résignés à chercher par terre un bout de sol inoccupé où me poser, un simple mètre carré un peu à l’écart qui me permettrait de faire la sieste sans courir le risque de me faire piétiner. Par nécessité, je ne voyais plus ni la poussière ni les déchets, et j’arrivais presque à oublier les constellations de crachats teintés de bétel qui paraissaient intégrés depuis toujours à la texture du vieux décor. Dehors, la lumière diffuse des lampadaires était douce, filtrant à travers une lourde brume qui semblait installée en permanence. L’ambiance molle et surchargée jouait sur ma fatigue, décalant le réel pourtant si dense et si concret, lui attribuant un petit quelque chose d’onirique qui feutrait mes pas. Mais qu’est-ce que je foutais là ?
D’une autorité militaire, un haut-parleur crachota quelques informations, et dans une lente chorégraphie, de petits groupes de voyageurs dispersés se levèrent et glissèrent silencieusement hors de la scène. Parmi les lots laissés vacants, je trouvai alors mon nid ; un coin un peu à l’étroit, coincé entre une famille élargie et un amas de ballots jetés au hasard. Une fois les nouveaux arrivants installés, les bruits s’estompèrent et une nouvelle attente commença. Partout autour, des gens chuchotaient, d’autres ronflaient, rêvassaient, pendant que les mieux établis languissaient, indolents, à regarder filer la douce lenteur de la nuit. Derrière les murs de la gare, une locomotive ronronnait ; un train glissait sur les rails, discret, se dérobant tel un serpent qui vient de voler un œuf.
Je cherchais des repères, jetant un coup d’œil à la ronde, tentant de retrouver cette sensation de confort que nous inspire le familier. Impossible. Partout mes yeux s’enfargeaient. Dans chaque détail, dans chaque manière d’être ou façon de faire je percevais le gouffre qui séparait le monde d’où j’arrivais de celui où je venais de débarquer. Toutes les règles, tous les codes que j’avais mis une existence à m’expliquer ne m’étaient plus d’aucune utilité et auraient même pu, si ça se trouve, en venir à me nuire. Je devais désormais manœuvrer dans une surcharge de nouveautés que je n’avais ni le désir ni le temps d’apprivoiser.
Tout près de moi, trop près à vrai dire, un spectacle m’hypnotisait. D’ordinaire il m’aurait paru brutal, mais dans ce lieu au caractère singulier, il prenait un air anodin : savamment ligotées, pendouillant par bouquets sur le flanc d’un tas de bagages, des poules fluettes enduraient la pause dans une immobilité neurasthénique que de légers mouvements de tête brisaient par moments, interrompant chaque fois mes rêveries balbutiantes. L’esprit vagabond et le regard engourdi, je plongeai dans la fresque, envoûté : cadrant serré sur la gerbe de plumes affalée, j’étais téléporté dans une nature morte d’un siècle passé. Ça me faisait penser à ces vieilles peintures sombres et opulentes qui présentent comme des trophées des festins d’une froideur un peu morbide, sertis de homards, de faisans et de lièvres évidés reposant mollement dans des flux de vivres se déversant par la gueule béante de cornes d’abondance. Dans la gare, l’immobilité des poulets embouquetés donnait l’impression qu’ils posaient eux aussi, nerveux et tendus, attendant les ordres d’un peintre capricieux qui les aurait oubliés là.
Il y avait autrefois chez ma mère un vieux calendrier rempli de reproductions du genre qui avait pour titre : Famous Dutch Painters . C’était un nom qui sonnait vraiment bien, surtout que mes jeunes oreilles francophones n’y entendaient qu’une référence à de célèbres panthères venues de loin. L’absence de félins dans les images m’intriguait, me décevait un peu chaque fois, mais j’étais persuadé qu’à force de persévérance je réussirais un jour à percer le mystère et à deviner le reflet d’un regard prédateur caché dans les feuillages. De toute façon, j’aimais mieux les tigres, même si les panthères c’était bien aussi.
Ma mère gardait toujours son calendrier à portée de main, parce que les images étaient très belles mais aussi parce qu’elle aimait bien, lorsqu’elle était un peu pompette, jouer à la galeriste devant ses amis et présenter les œuvres en nommant les artistes avec un accent inventé : Willem Kaaalf, Jaaan Davidszooon, Pieter Claaaesz. Plutôt pince-sans-rire, elle était très blagueuse, et plus charmante encore, avec ce qu’il faut d’espièglerie et de génie pour vous donner l’impression que vous étiez toujours avec elle dans le coup, même dans les situations ambiguës truffées de doubles sens. Elle était de cette catégorie de gens qui sont capables de vous embarquer dans leurs folies et qu’on a envie de suivre sans réfléchir. Elle avait cette légèreté qui mettait à l’aise autant les plus timides que les plus récalcitrants ; elle savait comprendre, doser, comme une dompteuse de cirque, capable de gérer le potentiel de la souris aussi bien que la superbe du lion.
Subtilement, c’est cet agencement d’affabilité et de perspicacité chez ma mère qui donnait le ton dans cette maison de fous où j’ai eu la chance de voir le jour. C’était un lieu singulier. On y avait la joyeuse manie de recevoir, en permanence, et tout aussi généreusement qu’ouvertement. C’était un rituel quasi quotidien, et parfois, quand les cases du calendrier s’alignaient avec les astres, ces rendez-vous se succédaient en s’enfilant des tours d’horloge l’un derrière l’autre, et les lieux prenaient alors les airs d’un moulin carnavalesque.
Même

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