Des nouvelles du cimetière de Saint-Eugène
215 pages
Français

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Des nouvelles du cimetière de Saint-Eugène , livre ebook

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Français

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Description

Cinq Nouvelles, chroniques d'un pays et d'un temps disparus sans sépulture, augmentées d'un poème en prose sur le modèle de I remember de Joe Brainard, qui mit Georges Perec sur la voie. Elles racontent une jeunesse depuis le cours préparatoire jusqu'au baccalauréat, entre deux guerres, celles de 39-45 et celle de Numidie centrale (54-62). Dans ce roman d'apprentissage, un enfant naïf né dans la violence tragique de ce pays rencontre la douceur du monde et la douleur des hommes.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2011
Nombre de lectures 298
EAN13 9782296717466
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0850€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

DES NOUVELLES
DU CIMETIÈRE DE SAINT-EUGÈNE
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-13990-9
EAN : 9782296139909

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Pierre MAILLOT


DES NOUVELLES
DU CIMETIÈRE DE SAINT-EUGÈNE


L’Harmattan
Du même auteur


Le Cinéma Français de Renoir à Godard
Paris 1988, M.A. Ed.

L’Écriture Cinématographique
Paris 1989, Klincksieck, rééd. Armand Colin, 1996.

Les Fiancés de Marianne
Paris 1995, Le Cerf, coll. 7 ème Art
Prix de la Critique 1996

L’Enseignement du scénario
direct. Cinémaction , n° 61,1994, ed. Corlet

Les conceptions du montage
direct. Cinémaction , n° 72, 1995, ed. Corlet


Jules Desbois, sculpteur, avec R. Huard
Paris 2000, éd. le Cherche-Mid
Comme une mère, une ville natale
ne se remplace pas.

Albert Memmi


La montée d’une aile au soir
Souligne le jour qui tombe
Quelle braise encore empêche
Le feu d’accepter la cendre

Max-Pol Fouchet
À la mémoire de Claude Pérez

À mes petits-enfants présents et à venir
Le cimetière de Saint-Eugène était pour Icosium ce que le Père-Lachaise est à Paris : la garantie, en matière de mise en terre, de la permanence historique. Et quelle terre ! Première abordée par qui arrive d’Europe et sur laquelle faisaient leurs premiers pas ces hommes aux tempes froides, venus des ciels amers vers le fabuleux continent. Mais parler de mise en terre ? On pourrait dire mise en mer. Car le cimetière de Saint-Eugène en ses premières rangées surplombait la mer, et de si près que les jours de tempête les morts se grisaient d’embruns. On dirait aussi mise en air. Car ce cimetière s’élevait sur une colline puissante et pentue qui faisait face au ciel, et de si près que le voyage des défunts était bref. Ainsi les chers disparus étaient donnés à la terre, à la mer, au ciel.

Tournés vers le nord, les morts regardaient l’Europe. Posés sur ce socle glorieux de lumière et d’eau, ils défiaient dans un regard éternel les pays sombres qu’ils avaient quittés, contraints par le malheur. Après coup, on peut aussi supposer que les « Européens » {1} de Numidie Centrale, poussés par quelque inconsciente intuition, avaient installé leurs ancêtres sur cette colline comme signe de leur provisoire passage en terre d’Afrique, et pour les préparer à quitter le pays.

Mais de telles pensées trahissent la réalité des choses que ce peuple vivait. Car, présent au présent, il ne se donnait du monde aucune représentation autre que ce qu’il y sentait, voyait, entendait, ce qu’il en goûtait, touchait, respirait. Présent au seul présent, mais absolument, il ne se formait aucune idée du passé ni de l’avenir. C’était sa faiblesse. L’indifférence avec laquelle il vivait son histoire et donc son ignorance des choses politiques qui la commandait, lui ont coûté la vie. C’est le prix qu’il paya pour connaître une existence qui, aveugle à l’avenir, ne considérait la mort qu’avec désinvolture pour ceux qui venaient de France, dédain pour ceux d’Italie, mépris pour ceux d’Espagne. C’est pourquoi, la mort de leurs os (prononcer osses), ces Français du Cimetière entretenaient avec la mort une relation verbale à laquelle, « les osses de tes morts », la vulgarité des expressions conférait, « le con de leurs morts à tous », conférait paradoxalement une solennité antique.
Ils invoquaient, convoquaient, provoquaient, révoquaient la mort, parce qu’ils se sentaient immortels. Peuple jeune aux multiples origines, tous chrétiens de naissance, mais de culture païenne, panique, dionysiaque. Ils avaient construit ce cimetière honoré par l’air du ciel, l’eau de la Méditerranée, le feu du soleil, la terre africaine.

Un jour à venir, le cimetière de Saint-Eugène aura disparu. Les osses de ses morts se retourneront une dernière fois dans leurs tombes, aidés par les pelleteuses et les bulldozers, avant d’aller durcir les fondations de nouvelles constructions, et rejoindre pour l’éternité, loin du soleil et de la mer, les os des morts romanisés et christianisés qui avaient fait Icosium.
L’École Molbert
On manquait de tout. Alors, l’école communale, laïque, gratuite et obligatoire, c’était bien, mais il fallait trouver de quoi vêtir, chausser, équiper les petits pour les y envoyer, à l’école communale. Et dans ces années de guerre, c’était la croix et la bannière. On imagine les prouesses de la mère qui avait trois enfants en âge scolaire. Pour manger, au début, on allait le dimanche dans les campagnes, au Fondouk ou ailleurs, acheter au marché noir des œufs, des légumes, n’importe quoi, ce qui restait. Mais le père, parti avec l’Armée d’Afrique, la voiture réquisitionnée, les pneus des vélos usés, la mère n’avait plus eu le cœur de tenter des expéditions vers l’ intérieur. Alors on manquait de tout. On n’avait rien.

Pour le pain, il fallait des tickets, et puis faire la queue longtemps. Lui, il avait six, sept ans. En rentrant de l’école, il prenait sa place dans la queue ( mais non! On ne disait pas la « queue » ! On disait la chaîne. « Faire la chaîne » . Parce que, la putain de sa mère, on avait beau mal parler, con de ta race, il y a des grossièretés qu’on pouvait pas dire ! Coulo {2} que t’y es !) , il prenait sa place dans la chaîne. Il attendait avec les grosses Espagnoles qui papotaient en s’éventant, les fatmas criardes et les vieux qui hochaient la tête, assis sur leur pliant. On attendait quoi ? Que la fournée soit cuite. Ou que le boulanger soit vengé. Des uniformes italiens passaient parfois, en voiture ou à pied. On disait autour de lui: « On a de la chance, ce sont les Italiens qui nous occupent, pas les Allemands. Parce que les Allemands… pardon ! » Les Italiens n’occupaient pas, ils représentaient la Commission d’Armistice. C’était avant le débarquement allié de novembre 1942.
Elle durait longtemps la chaîne. Puis on donnait ses tickets et l’on recevait en échange un mauvais pain gris, plein de son et de débris de paille qu’on mettait avec précaution et respect dans son panier ( mais non, fils de ta mère ! on ne disait pas « panier » , on disait « couffin ») un mauvais pain qu’on plaçait avec soin dans son couffin. Ce pain donnait « la gale du pain » ainsi nommée parce que les symptômes urticants affectaient les mêmes lieux du corps que la gale, notamment la partie sensible entre les doigts. Que de fois, à l’école, entre les mots dictés, il fallait poser en vitesse le porte-plume (plume sergent-major) pour apaiser les démangeaisons par un grattage énergique et réciproque (grimaces !) de chaque main.
On manquait de tout.
Parfois sur le marché Clauzel, on trouvait un seul légume sur les étals. Il y eut la période de l’oignon. Pendant des jours, seulement des oignons. Ou des topinambours {3} . Ou des courges. Ou des rutabagas. Avec la courge, comme avec les oignons, et même les topinambours, la mère faisait de la soupe, de la purée, des beignets (farine obtenue par broyage de pain dur) des gratins (pas de beurre, bien sûr, mais huile de n’importe quoi, parfois du saindoux, et beaucoup d’ersatz de corps gras qui fumaient dans la poêle en s’évaporant). On faisait même de la confiture. Bref, on ne mourait pas de faim, non, on ne peut pas dire, mais… Plus tard, dans le cours d’allemand de M. Neveux, au lycée Gautier, il découvrit qu’ersatz vient du verbe ersetzen : prendre la place de, remplacer. On riait du mot qui avait une sale gueule, comme ce qu’il nommait. Ersatz de sucre (saccharine), de café (glands de chêne grillés), de lessive (boules de sapindus ), ersatz de savon (poudre de pierre ponce et soude agglomérées à des restes gras innommables), ersatz de farine. Parfois passait un ersatz de père. On manquait de tout. Les pères ? La plupart n’étaient pas là. Et parfois, même présents, ils n’étaient pas là. Ils penchaient la tête. On aurait dit des ânes battus. C’est le sentiment qu’avait en lui l’enfant de la guerre. Certains, comme le voisin, qui était quelque chose

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