En pays assoiffé
184 pages
Français
184 pages
Français

Description

Le récit retisse le fil de la vie de cinq générations de femmes en Tunisie. À travers l’émancipation des femmes et le retour de bâton de l’islamisme sous sa forme la plus extrême : le terrorisme enraciné dans la haine des femmes. Il y a toujours de l’espoir cependant, mais il vient surtout des femmes.D’emblée, ce roman nous embarque avec Nojoum, vieille dame aveugle que sa petite-fille questionne sur son histoire. Nous savons, dès les premières pages, qu’elles sont liées par un « Évènement » qu’elles ont vécu ensemble quelques années plus tôt, en réalité, on l’apprendra un peu plus tard, l’attentat du musée du Bardo à Tunis, où elles se trouvaient en visite.« Juste après l’Événement, Nojoum avait éprouvé l’irrépressible désir de faire le plus grand mal qu’on pût imaginer. Mais comment s’y prendre? Elle n’arrivait pas à pleurer, avait l’âme lourde de méchanceté, rêvait de se venger en griffant, mordant, étripant, entendait la colère souffler sans arrêt au-dedans d’elle. Il lui poussait des crochets, elle avait envie d’être féroce et s’agrippait à cette envie pour se prouver qu’elle n’avait pas été anéantie. Sentir la méchanceté crépiter en elle, c’était tuer l’Événement, s’en évader. » E.B.Y.

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Nombre de lectures 21
EAN13 9782721009029
Langue Français

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Extrait

En pays assoié
Du même auteur :
Chronique frontalière,roman, Noël Blandin (Paris) et Cérès (Tunis), 1991. L’étage invisible, roman,Joëlle Losfeld (Paris) et Cérès (Tunis), 1996. Tasharej, roman,Balland, Paris, 2000. Jeux de rubans, roman.Elyzad, Tunis, 2011. Queions à mon pays, essai,Éditions de l’Aube (Paris) et Déméter (Tunis), 2014.
Nouvelles et textes courts dans de nombreux ouvrages collectifs.
Ouvrage publié avec le concours de l’Initut français de Tunisie
Ce même roman e édité en France aux éditions Des Femmes
Première édition. © Déméter juillet 2021 ISBN :978-9973-706-56-0
Emna Belhaj Yahia
EN PAYS ASSOIFFÉ
Roman
Déméter
LISTE DES PRINCIPAUX PERSONNAGES
 1 NOJOUM  2 Têja, tante de Nojoum  3 Gamra, servante dans la famille de Têja
 4 Zeynou, lle de Gamra et grande amie de Nojoum
 5 Beya ou Mum’Beya, grand-mère de Nojoum
 6 Taha, mari de Nojoum
 7 Mounir, ls de Nojoum
 8 Solange, femme de Mounir
 9 Yasmine et Florian, petits-enfants de Nojoum
10 Nijma, lle de Zeynou
11 Sandi ou Sandi’mech, ls de Nijma, petit-ls de Zeynou
12 Kamilia, camarade de classe de Mounir
13 Max, mari de Kamilia
14 Saghroun, ls de cœur de Kamilia
« Les choses du monde doivent se regarder à l’envers pour se voir à l’endroit.»
Florence Delay, Petites formes en prose après Edison.
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La cardiologue me demande de monter sur le pèse-per-sonne, marmonne entre ses dents : Soixante kilos, marque le chire sur la che, m’invite à monter sur une marche en bois, me colle contre la colonne graduée et déclare : Un mètre soixante. Je protee, avant qu’elle n’en prenne note : Ah non, je mesure un mètre soixante-quatre ! Elle me re-garde, l’air amusé : Vous avez bu. Mes yeux s’écarquillent. Qu’ai-je donc bu ? Mots anciens sortant du brouillard, tissus des temps de l’enfance, achetés au mètre chez Kharrat, trempés le jour même dans l’eau claire, pendant vingt-quatre heures, an qu’ils boivent jusqu’à plus soif. Après, on les laisse s’égoutter sur la corde à linge et, une fois secs, on vérie qu’ils ont bien rétréci. Alors, on les donne à la couturière, sûr que la robe qu’elle taillera dedans ne bougera pas au lavage. Tissus en coton, simple ou double largeur, sergé ou piqué, popeline, anelle, batie, lin ou cretonne. Quelques années après, les synthétiques arrivent, un triomphe : tergal, nylon, élas-thanne, acrylique, polyeer. Ils n’ont pas besoin d’être trem-pés, leurs bres ne boivent ni ne rétrécissent. Mais les hu-mains n’ont pas changé de bres, ils continuent à rétrécir avec le temps, dit la cardiologue.
Yasmine a une vingtaine d’années, je me souviens de l’Évé-nement qu’enfants, son frère jumeau et elle avaient vécu, avec leur grand-mère Nojoum, aujourd’hui âgée de quatre-vingts ans, aveugle, et revenue habiter seule dans la vieille demeure. Yasmine passe la voir régulièrement pour lui faire la lecture.
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Nojoum, cinq ans de plus que moi, était la camarade de classe de ma sœur aînée. Ses parents, nos voisins immédiats, étaient « civilisés », oui on employait ce mot-là à l’époque. On le prononçait mal, exprès, et avec une désapprobation légèrement envieuse. Il désignait ceux dont les mœurs évo-luaient vite et qui allaient jusqu’à envoyer, par exemple, leurs lles à l’étranger poursuivre des études. Mes parents n’ont pas eu ce courage-là avec ma grande sœur, qui avait l’âge de Nojoum. Ils ont préféré la marier très jeune avec un avocat fraîchement revenu de France. Avec moi, toujours traitée en cadette, ils ont accepté que cela se passe diérem-ment. Il arrive ainsi, dans les moments où l’hioire s’accé-lère, qu’en cinq ans les choses changent. Lorsque j’ai pris l’avion pour aller étudier loin de chez moi, j’avais l’exemple de Nojoum en tête, et il y avait dans ma voix un écho à la sienne. Quand je rentrais en vacances au pays, je cherchais à savoir ce qu’elle devenait. Même si je ne la voyais pas sou-vent, des bribes de son hioire parvenaient à mes oreilles.
Une fois par mois en moyenne, Yasmine vient de loin voir Nojoum, apporte avec elle des livres. A chaque fois, elle passe chez moi, et je nis par comprendre qu’elle cherche à mon contact des images vivantes sur le monde de ma jeu-nesse, qu’elle tente de capter pour les rappeler à sa grand-mère et l’arracher au silence où la cécité l’a enfermée. Un jour, en plein connement, elle me demanda par mail si je n’accepterais pas, durant cette pandémie où elle ne pouvait lui rendre visite, tout voyage étant interdit, d’aller moi-même lui faire de temps en temps une séance de lecture. Je dis oui sans hésiter, d’autant que nos jardins ne sont séparés que par deux talus et une haie en gros l de fer enroulé en spirales, dans laquelle, peu à peu, rats des champs, gerboises et autres communs rongeurs ont aménagé une mince ouver-ture permettant de passer d’une maison à l’autre, sans en-freindre aux règles du connement.
Assises à trois mètres l’une de l’autre, nous avons pris l’habitude, Nojoum et moi, avant de commencer la lecture, d’échanger quelques propos. Au tout début, elle avait du
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mal à parler, à répondre à mes queions, et attendait impatiemment que je commence à lire. Mais, de semaine en semaine, notre conversation s’allongeait, et ce que disait mon interlocutrice me fournissait des éclairages insoupçonnés sur l’ordre et le désordre d’une vie. Puis on se taisait, place au livre qui empruntait ma voix. Un chat gris qui jamais ne miaule s’inallait alors sur ses genoux, et commençait à me regarder. Au bout d’une heure de lecture, je m’en allais, pour revenir la fois suivante. En rentrant chez moi, j’avais l’impression de sortir d’un double mirage : celui des mots imprimés sur les pages que je venais de lire à voix haute, et celui des éclats de myère sortis de la bouche de la femme aux yeux éteints. Ces éclats-là prenaient place dans mes oreilles, les uns à côté des autres, dans le lieu chimérique où se dessine un personnage.
L’hioire de Nojoum recèle de nombreuses zones d’ombre. C’e pourquoi j’ai posé beaucoup de queions autour de moi, pour dissiper l’ombre, combler les trous. Mais, en fait, combler les trous n’e pas ce qui m’intéresse. Je cherche plutôt à suivre le l qui rattache les choses les unes aux autres. Cette hioire, je suis décidée à l’écrire jusqu’au bout, avant de m’en aller loin d’ici, moi qui rétrécis de jour en jour, selon ma cardiologue. Je l’écrirai dans l’imperfection, en essayant de m’ajuer à ce qui en elle m’échappe ou me résie, car elle e l’envers de ma propre hioire. Je la re-mettrai à l’endroit pour avoir un meilleur angle de vue. Je l’écrirai pour qu’elle soit lue, et que cela lui fasse plaisir à elle qui souvent avait soif et croyait irriguer la vie en lisant.
Verdurville, an 13 après l’Événement
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