La bande des Pieds Nickelés T2 Romans
129 pages
Français

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La bande des Pieds Nickelés T2 Romans , livre ebook

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Description

Réédition des romans des Pieds Nickelés

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Informations

Publié par
Date de parution 06 mai 2021
Nombre de lectures 2
EAN13 9782375040058
Langue Français
Poids de l'ouvrage 17 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0950€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

« Par l’oncle Sam ! s’écria Peary en es-suyant les glaçons qui se baladaient le long de ses moustaches, c’est vraiment pas trop tôt que j’rapplique au Pôle Nord et que je sois le premier à fouler ce sol vierge où la
main de l’homme n’a jamais mis le pied de sa femme. Ah ! Quel merveilleux patelin pour celui qui voudrait tenter le trust des ar -moires à glaces et des carafes frap-pées ! » Cependant qu’il s’adressait les félicitations les plus sincères, le docteur Cook, qui avait pris un autre chemin, le boulevard de l’Au -rore-Boréale, s’amenait à son tour et s’exclamait : « Par John Bull ! Le voilà donc ce Pôle Nord, que je suis fier d’avoir atteint le premier au prix des plus grandes difficultés. Quel incomparable sanatorium pour mes malades ! Dans la glace je pour-rais les conserver jusqu’à la gauche... » Tandis qu’il se disposait à installer son campement, il aperçut un se -cond explorateur qui s’apprêtait à en faire autant. Au premier abord, il s’imagina que c’était un jeu de glaces qui lui renvoyait son image, mais Peary ayant éternué, il lui fallut bien se rendre à l’évidence. « Zut ! pensa
Peary, si les concurrents ont le culot de venir me relancer jusqu’ici, c’est à dégoûter d’être explorateur. En attendant, pour bien prouver à cet étranger qui n’est pas d’ici que je suis « le premier d’ces messieurs », comme dirait mon merlan, je vais, pas plus tard que tout de suite, prendre possession du Pôle Nord en y plantant le dra -peau américain. » « Faut pas vous épater, honorable gentleman, protesta le docteur Cook. Vous n’avez pas l’air de vous douter que le premier arrivé ici, c’est bibi. Pour vous céder la place ou la glace, c’est comme des dattes ! Et la preuve, c’est que je plante le drapeau anglais sur ce sol que je revendique pour mon pays. » « De quoi ? De quoi ? répliqua Peary, — sur un ton glacial, bien entendu, — espèce d’explorateur à la flan, t’aurais le toupet de
me disputer l’honneur de cette découverte polaire ? — Pas tant de chichi ! ripostait son rival, campé sur ses ergots comme un Cook, ce territoire est à moi. » Et il ajouta en s’es-suyant le front avec sa manche en peau de phoque : « J’ysue,reste ! — Je j’y peary que je te fais changer d’avis », gronda l’Améri-
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cain, et dans l’impossibilité où il se trouvait de s’offrir un grog du même nom, au lieu de se réchauffer en battant la semelle, tel un
vulgaire « bouif », il se mit à boxer son ad-versaire au cours d’un « en avant, match » que je qualifierai de sensationnel. Au bruit des « swings » qui dégringo -laient sur leurs margoulettes, trois person -nages, réveillés en sursaut pendant leur sieste, apparurent sur le ring. Ainsi que les explorateurs, ils étaient élégamment vêtus d’un complet peau — The Nord pôle habille bien ! — A la vue de ces trois spectateurs, les combattants, suffoqués de surprise, agitèrent la sonnette de l’entr’acte. « Est-c’qu’il y a longtemps que vous êtes au Pôle Nord, mes-sieurs ? s’informa Peary. — Tu parles ! répli-qua un des trois individus en patois des Bati -gnolles, cependant que ses deux camarades s’exclamaient en chœur et dans le même dia -
lecte : « Eh ! Ah ! Les pot’s, on est au Pôle Nord ! Ben, n’en v’là un chopin ! » Ces trois gentlemen, lecteurs, vous l ’avez deviné, n’étaient autres que Croquignol, Ri-
bouldingue et Filochard. Cet inséparable trio, mis au courant de la dispute, ricana, toujours en chœur : « Pas la peine de vous jambonner la façade, les frères mironton ! Pour vous dis-puter le Pôle Nord, rapport que c’est nous qui l’avons découvert d’puis des mois et pas mal de s’maines qu’nous prenons le frais dans l’patelin. — Et maintenant qu’vous v’là fixés, ajoutait Croquignol, vous allez voir ce que vous allez voir ! » Ce disant, il emprun -tait à Filochard son foulard bleu, à Riboul -dingue son foulard blanc ; il y adjoignait le sien qui était rouge, les nouait ensemble et fabriquait ainsi un drapeau tricolore, lequel drapeau, attaché au bout d’un manche à ba -lai, était planté au sommet d’une cahute de neige, succursale du Palais de Glace, aux cris cent fois répétés de : « Vive la France ! » Cette manifestation des trois copains avait congelé l’enthousiasme des explorateurs qui la trouvaient plutôt sans sucre. « Au lieu de jouer au cuir repoussé sur nos trompettes, insinuait Cook, ne serait-il pas plus sage de faire des propositions à ces trois imbéciles qui ont découvert le Pôle longtemps avant nous ? — All right ! acquiesça Peary, allons-y. » Aussitôt, les deux explorateurs s’appro -chèrent du trio et Cook, prenant la parole : « Gentlemen, si vous consentez à renoncer
aux prétentions de votre découverte et à nous en laisser exclusivement le bénéfice, nous nous engageons à vous rapatrier et vous offrons en plus une indemnité en espèces dont nous fixerons ultérieurement le mon -tant. — Ça colle ! Les poteaux ! » acquies-cèrent les Pieds-Nickelés qui se fichaient de la popularité autant que de leur premier gilet
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de flanelle. Ils n’avaient plus ni vivres, ni traîneaux et la perspective de pouvoir rentrer en France avec de la galette en poche leur semblait autrement importante que le béné -fice problématique de leur découverte. Cook jubilotait : « Quelle veine ! se disait-il, d’avoir pu obtenir le consentement de ces trois lascars, qui m’aideront à faire valoir mes droits en témoignant en ma faveur. Quant à cet animal de Peary, à la première occasion, il va sans dire que je l’enverrai ex -plorer la lune et comment ! » De son côté Peary se faisait le même rai-sonnement. Il caressait l’espoir de s’attacher les Pieds-Nickelés et était formellement déci-dé à semer son rival en lui faisant en -treprendre un de ces voyages pour les-quels il n’est pas délivré de billet de re -tour. Quant à Croquignol, Ribouldingue et Filochard, ils avaient l’intention bien arrêtée de se payer la tête des deux orateurs. « Soyons mariolles, insi-nuait Croquignol, et ayons l’air de cou -per dans l’godant d’ces deux « poires »... Quand on sera rapatriés, on leur jouera une fanfare ! — Bath idée ! » approuvèrent les deux copains. Afin de cimenter cet accord, Peary et Cook invitèrent le trio à trinquer et sortirent à cet effet quelques vieux flacons du coffre de leurs traîneaux. Au délectable alcool que renfermaient ces flacons, les Pieds-Nickelés, qui de longue date ne s’étaient gargarisés avec si bonne camelote, décernèrent d’em -blée le prix de rhum ! Pour répondre à cette politesse, le trio, qui, à l’occasion, se piquait de savoir-vivre, donna aux deux explorateurs le spectacle d’une chasse aux phoques qui fut marquée par un incident tragi-comique. Croquignol, qui faisait des effets de torse sur un glaçon flottant, perdit soudain l’équilibre et prit un bain froid, ô combien ! dont il réussit à se sortir sans pleurésie à la clé. Le lendemain, veille de leur départ, les Pieds-Nickelés et les deux explorateurs organisèrent une chasse à la descente de lit, c’est-à-dire à un troupeau d’ours blancs.
Un de ces féroces plantigrades ayant en-tendu Ribouldingue dire : « Je ne le vois pas
blanc ! » se jeta sur lui pour le dévorer. Mais Peary, de première force au jeu de balles, lui
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en expédia une qui sauva fort à propos la vie à l’imprudent Pied-Nickelé. Le jour qui suivit cette chasse émouvante fut consacré aux pré -re paratifs de départ. En déménageurs de 1 classe qu’ils étaient, Croquignol, Riboul-dingue et Filochard aidèrent les explorateurs à entasser les caisses et autres colis sur les traîneaux. Lorsque tout fut prêt, la petite troupe se mit en route afin d’aller retrouver le navire de Peary, lePeary-Mutuel, qui se trouvait ancré dans une petite baie à quelques semaines de marche. Ce navire de -vait les ramener à Copenhague dans le plus bref délai, car ils étaient impatients, Cook et Peary, d’en boucher un coin à la Société de géographie de cette ville en lui annonçant le succès d’une exploration dont ils s’attri -buaient respectivement la gloire. Après avoir marché en glissant durant sept semaines — il va sans dire qu’ils fai -saient des haltes de temps en temps, — les deux explorateurs et les trois Pieds-Nickelés arrivèrent en vue du navire qui devait les ra -
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patrier : « Il était moins cinq pour mes go-dasses en cuir de veau marin ! murmurait Fi-lochard ; je sens qu’j’ai les pieds en guipure !
— Ben moi non plus, j’regrette pas d’être ar-rivé à la station, amplifiait Ribouldingue, ce-pendant que l’on chargeait colis et équipage à bord. Ne parlez pas d’ces patelins où c’qu’on dégote pas un seul bistro, où c’que la manille est inconnue... Le bateau, ayant appareillé, prit aussitôt le large au milieu des glaces flottantes qui venaient se briser contre sa coque. « Ben, di-sait Croquignol aux oiseaux polaires rencon-trés en cours de route, quand vous re -zyeut’rez nos profils, il fera plus chaud qu’au jour d’aujourd’hui ! » Grâce à une brise favorable qui gonflait les voiles comme les joues d’un souffleur de camoufles, la traversée s’effectua dans les meilleures conditions. Et les deux explora-teurs, à cinquante kilomètres de la côte, avaient envoyé au moyen de pingouins-voya -geurs un message à la Société danoise de géo -
graphie pour l’aviser de leur arrivée et de leur découverte du Pôle. Une foule immense salua l’entrée du na -vire dans le port. Tous les savants et les
membres de la Société de géographie, au grand complet, se trouvaient massés sur le quai et accueillirent par de délirantes ova -tions les membres de l’expédi-tion quand ceux-ci débar-quèrent. C’était impression-nant !... La municipalité s’était mise en frais pour ces hardis explora-teurs qui, eux, sortaient d’en prendre, du frais ! Des carrosses de gala aux cochers dorés sur tranche conduisirent les membres de l’expédition à l’hô-tel de la Grande-Ourse — délicate attention ! — où de somptueux appartements avaient été retenus à leur intention par la Société de géographie. Les Pieds-Nickelés étaient en train de faire un brin de toilette quand Peary franchit à pas de loup le seuil de leur appartement. « Cook est un coquin d’imposteur, leur dit-il sans préambule, et grâce à ces mille balles que je vous apporte, je sais que vous n’hési -terez pas à l’affirmer comme moi sans bé -gayer, et vous déclarerez que moi seul ai dé-couvert le Pôle... — Aboule ton argent et t’inquiète pas du reste », fit Croquignol qui avait le sourire. Vingt minutes plus tard, Cook venait leur tenir le même boniment. Il était lesté d’un magot de pareille valeur. « Tiens, des « œufs à la Cook », rigolait Filo-chard, en lui faisant semblable promesse qu’à son rival. « Deux mille balles, les amis, articulait Croquignol quand ils se retrouvèrent seuls, c’est toujours chouette à s’appuyer... » Au même ins-tant le chasseur de l’hôtel vint les prévenir qu’ils dîne -raient le soir même à la cour. A l’heure fixée les Pieds-Ni -ckelés, dans leur pittoresque costume, faisaient une entrée sensationnelle au palais royal. « Vaillants explorateurs, leur dit le sou -verain, c’est pour moi un honneur et une grande joie que d’être le premier à vous féli-
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citer du succès de votre audacieuse entre -prise. Du reste il suffit de vous regarder pour voir que, même revenant du Pôle, vous
n’avez pas froid aux yeux... Vous avez dû rap-porter de curieux souvenirs de votre expédi-tion ? — Sire, jetez-y un œil, proposa simple-ment Croquignol en étalant devant le roi : 1° une glace de Saint-Gobain ; 2° une peau d’ours barbotée avec son étiquette dans un o grand magasin ; 3 un kilo de beurre de phoque, un litre d’huile de foie de morue et des cartes postales du Pôle Nord. Mais ce qui ébouriffa le plus le souve-rain, ce fut la photo d’un ours blanc que Fi -
lochard prétendait avoir tué là-bas et qui avait une ressemblance frappante avec l’un des pensionnaires de notre Jardin des Plantes. Après les compliments d’usage, un chambellan vint annoncer : « Sa Majesté est servie ! » Bientôt les Pieds-Nickelés se trouvaient attablés devant un menu à faire loucher Sar-danapale. « Bath ! V’là au moins un gueul’ton choknozoff ! jubilait Ribouldingue. Eh ! Garçon, j’ai la dent... R’filez-moi donc
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encore une tranche de gigot... Ça m’f’ra ou-blier l’croupion d’pingouin qui m’est resté sur l’estomac... Faut pas qu’ça t’empêche n-on plus de faire circuler l’ara mon ! » Entre deux bouchées Croqui-gnol narrait les péripéties de l’expédition à ses voisins. « Tel que vous me voyez, disait-il en montrant le carré de taffetas qui lui oblitérait l’œil droit, j’ai eu un calot de crevé par un coup de queue de baleine, un jour que je la péchais à la ligne. » Cependant que les convives étaient suspendus aux lèvres de Croquignol — c’est une façon de parler — Ribouldingue se disait : « Du mo-ment que je suis invité à la table royale comme explorateur, s’agit d’prouver qu’c’est pas du chiqué. » Et sur cette profonde pensée il s’empressa d’explorer les poches des invi-tés. Ce travail lui procura en peu de temps de rondelets bénéfices. À la fin du repas, le roi, ébaubi par les récits fantastiques des explo -rateurs, voulut les récompenser dignement et leur remit des décorations sans lésiner. Les Pieds-Nickelés, qui avaient de sérieux motifs pour ne pas dévoiler leur véritable identité, exotiquèrent leur nom pour la circonstance et déclarèrent s’appeler respectivement Filo-chardi, Ribouldingo et Croquignolos. Après la remise des décorations un coup de théâtre se produisit. Cook prit la parole et, au milieu d’un si-lence tel qu’on aurait pu ouïr un œil-de-per-drix battre de la paupière, il déclara : « Peary est un farceur ! C’est moi seul qui ai décou-vert le Pôle… Lui s’est amené bon dernier… Demandez plutôt à mes compagnons de voyage ! — Ne croyez pas ce que vous dit ce lâche imposteur ! riposta Peary ivre de fureur et de fine 1853. Le seul, l’unique explorateur, le premier qui ait foulé le pôle, c’est bibi ! » Puis, songeant aux cinquante louis dont il avait payé la complicité des Pieds- Nickelés : « Je fais appel à l’impartialité de ces messieurs ! » dit-il en se tournant vers eux.
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Ribouldingue, prenant alors la parole, ga-zouilla dans un verbe châtié. « Eh ! Ah ! Les
pétrousquins, faites donc pas tant d’pous -sière ! Les ceuss qui l’ont découvert le pôle, c’est pas plus Cook que Peary attendu qu’c’est nous ! Pas vrai, les poteaux ? — Hein ! Tas d’sales blagueurs ! Explora-teurs à la manque ! Ça vous oblitère la tire-lire que j’aie mangé l’morceau. Tant pis pour vous ! Fallait pas pousser des boniments à la peau d’souris. Moi, j’suis pour qu’on dise la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ! » Les deux adversaires étaient positivement momifiés, aplatis par cette révélation inattendue. Voyant leur supercherie percée à jour, ainsi qu’une écumoire, chacun de son côté pensa qu’un séjour prolongé au palais royal pourrait leur valoir de plus grands désagréments. Aussi s’esquivèrent-ils sans plus at-tendre, poursuivis par des projectiles variés et les huées qui saluaient leur fuite. Cook et Peary ayant été balancés avec perte et fracas, Ribouldingue reprit la narra -tion de son voyage et raconta comment un aérostat ayant rompu ses amarres à la fête de Neuilly les avait emportés au Pôle Nord. Un tonnerre d’applaudissements acclama les hé -ros de cette originale exploration. Fêtés, adulés, applaudis, les trois explo -rateurs, le lendemain, prirent place dans le sleeping-car du train spécial mis à leur dis-position et qui, au milieu d’une ovation déli-rante fila à toute vitesse vers ce Paris qui avait été si souvent le théâtre de leurs joyeux
exploits et qu’ils se promettaient d’épater encore par de nouvelles et plus épas-
trouillantes aventures. Grâce à son fil spécial avec Copenhague, qui signifie en danois « Ville des copains », la nouvelle de la découverte du Pôle par Filo-chardi, Ribouldinguo et Croquignolos avait été immédiatement connue de Paris qui s’ap -prêtait à faire une grandiose réception aux hardis explorateurs. Des tentures, des tro -phées de drapeaux et des guirlandes de lam -pions harmonieusement disposés par le
concierge de la gare du Nord décoraient cet édifice. Notre sympathique président de la Répu-blique, accompagné des membres du gouver -nement et d’une suite nombreuse, avait tenu à féliciter en personne les héros du Pôle Nord. Et, dans le salon d’honneur mis à sa disposition, le Président, pour passer le temps, en attendant l’arrivée du train, faisait une partie de main chaude avec sa maison militaire. Sur le quai d’arrivée se massait une cohue de reporters et de photographes. Lorsque le train entra en gare, il fut pris d’assaut par de véritables grappes humaines, tandis que les appareils braquaient l’œil de
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leur objectif sur les Pieds-Nickelés qui des-cendaient de wagon avec le sang-froid qu’ils rapportaient du Pôle. Quel ne fut point leur étonnement, lorsque, dans le salon d’attente, le Président, trop ému pour dégoiser le boni-ment de bienvenue appris par cœur, leur donna à chacun une affectueuse accolade en constatant qu’ils étaient parfumés à l’huile de foie de morue. « N’en v’là des façons d’nous licher la poire ! se scandalisait Filo -chard. Il s’imagine p’t’être sucer d’la glace, le gros père ! » Et pour le remercier de ce geste cordial, il lui barbota son chronomètre en or. Le Président, ayant voulu consulter sa toquante pour voir si c’était l’heure d’aller déjeuner, s’aperçut avec tristesse qu’on la lui avait soulevée, et la crainte de se faire auba -der par sa moitié le noya de mélancolie. Au même instant, les landaus de la Prési -dence venaient s’aligner devant le trottoir. Sur un geste affable du Président à qui la perte de son « oignon » ne faisait point perdre le nord, les Pieds-Nickelés se lais-sèrent choir voluptueusement sur les moel -leux coussins impatients, eux aussi, de leur donner l’accolade. Pendant que la double
haie des badauds massés sur leur passage les saluait d’applaudissements frénétiques, les trois copains se faisaient leurs réflexions et Croquignol déclarait : « Faut pas blaguer, les aminches… Ell’s sont pas encore trop blé -chardes, les bagnoles de la présidence ! Ça vous a encore plus de confortable qu’une brouette, un autobus, ou l’panier à salade de la Préfecture. » Ribouldingue et Filochard étaient, d’ailleurs, absolument de cet avis. En
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arrivant à l’Elysée, le chef de l’État leur pro -posa familièrement : « Si nous faisions le tour du propriétaire en attendant l’heure de se mettre à table ? — C’est pas d’refus, mon vieux, approuva Croquignol, mais tu sais, entre nous, une mominette au sucre, ça f’rait pas mal dans l’paysage ! » Le Président saisit la balle au bond et essaya de leur coller un fût de Loupillon pur jus de raisin triple sec rendu franco en cave, escompte au comp -tant ; il en fut pour ses frais. Puis on se mit à table. Le festin fut d’une démocratique sim -plicité, mais copieux. Au champagne, Clé -menceau, qui avait gobé une douzaine d’œufs pour se mettre en voix, salua, en termes d’une éloquence diézée par la chaleur com -municative des banquets, les Pieds-Nickelés qu’il compara aux audacieux et vaillants pionniers de la civilisation. « N’en j’tez plus ! » envoya Filochard dont ces compli-ments effarouchaient la modestie. Il se leva ensuite pour « pousser », ainsi qu’il l’annonçait, son petit boniment. Ayant réclamé un demi-setier de fine pour se faire bonne bouche, il commença : « M’sieur l’Pré-sident et vous, les ceuss d’la suite, mes po -teaux et moi, on vous a à la bonne pour votre accueil qu’a été chic et ça nous a mis l’cœur en joie et qu’on a les yeux kif-kif un compte goutte ! On n’est pas des margoulins à la mie d’pain et j’vous jure que vos physionomies sont gravées avec le surin du souvenir au plafond de nos ciboulots. » — On aurait bien dû demander un interprète qui nous aurait tra-duit cet idiome arctique auquel je ne com -prends goutte ! » dit le Président à son voisin tout en donnant le signal des applaudisse-ments. Les autres invités, qui n’en avaient pas compris davantage, suivirent l’exemple du Président en criant : « Bravo ! Sublime ! Phénoménal ! Epatant ! Hourrah ! » Voulant donner aux vaillants explorateurs un témoi-gnage précieux de son admiration, le Pré-
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sident leur offrit une coupe en or massif que les Pieds-Nickelés, ébaubis d’une telle géné-
rosité, expertisèrent d’un coup d’œil. « C’est rare si « ma tante » n’aboule pas deux billets d’cent balles sur c’tte camelote », déclarait Ribouldingue en type connaisseur. Et comme ils l’avaient fait pour le roi à Copenhague, ils gratifièrent leur hôte d’un lot de cadeaux-souvenirs où l’utile était joint à l’agréable. Le président qui en avait appré-cié la valeur marchande ne songea pas une seconde à se les approprier et fut d’avis qu’il s’honorerait en les envoyant au Muséum d’histoire naturelle. Ribouldingue et Filo-chard ayant demandé la voie du Cent en avaient profité pour « nettoyer » l’argenterie au moyen d’un procédé qu’ils avaient négligé de faire breveter. Par la même occasion ils vi-daient les fonds de bouteille afin d’empêcher le vin de tourner à l’aigre. Cette petite opéra -tion terminée, ils prirent congé du Président en lui envoyant un « à la r’voyure ! » bien senti et quittèrent l’Élysée, les poches gon -flées de butin, avec la satisfaction de n’avoir point perdu leur journée. « Nous avons dé-pensé de la galette en souvenirs polaires, se disaient-ils, c’est bien le moins que nous ren-trions dans nos déboursés ! » Dès qu’ils furent dehors, sans la moindre hésitation, nos valeureux explorateurs se rendirent chez un brocanteur de leurs amis et lui bazardèrent l’argenterie empruntée au service de l’Elysée. En échange du précieux métal le brocanteur-receleur, qui était aussi fripier, les frusqua avec les laissés-pour-compte des grands tailleurs. Quand ils sor -
tirent de sa boutique, les Pieds-Nickelés étaient métamorphosés en fashionables gent-lemen, vêtus à la mode d’après-de-main. « Et maintenant ; décida Croqui-gnol, faudrait voir à s’grouiller pour rattraper le temps perdu et faire une de ces bombes qui font époque dans l’existence d’un vadrouilleur ! — Tu parles comme un livre… un livre que t» déclara Filochard. Dès’aurais fait, cet instant le trio fit une de ces noces qui n’était pas piquée des coléoptères. Elle dura sept semaines trois nuits et cinq heures exactement. Après quoi ils se trouvèrent à sec. « Heureusement qu’il nous reste la coupe au Pré-
sident ! » fit opportunément remarquer Ri-bouldingue. Aussitôt les trois amis, dé -ployant le compas de leurs pincettes, cou-rurent la confier à cette vénérable parente
qui vous témoigne à sa façon « sa reconnais-sance » quand vous, vous jetez, à son « clou ». Quelle atroce désillusion leur était réservée ! La fameuse coupe en or massif
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