La voix de Boujmiî
120 pages
Français

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La voix de Boujmiî , livre ebook

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Description

Histoire de l'amour impossible entre Houda, la guidance, et Ilyas un maître soufi qui, comme le prophète du même nom, est dépourvu de tout désir sensuel. De Ibn Rochd à Saint Thomas d'Aquin, en passant par Ibn Arabi, Rajae Benchemsi tisse, sur le motif ardent de la controverse entre spiritualité et philosophie, un texte dans une langue lyrique et sensuelle. Elle parvient à donner chair aux drames qui traversent ses personnages, dessinant un très actuel malaise dans la civilisation », qui porte bien au-delà des limites propres au monde marocain. A travers la peinture d'un microcosme placé au confluent des civilisations, ce roman est aussi une fresque des controverses qui agitent le monde contemporain.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2015
Nombre de lectures 1
EAN13 9789954214213
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0600€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La voix de Boujmiî
NouvellesLauréat du prix 2M pour la création littéraire
7ème édition 2011/2012/2013/2014/2015
Editions
© Marsam - 2015
15, avenue des Nations Unies, Agdal - Rabat
Tél. : 0537 67 40 28 / Fax : 0537 67 40 22
E-mail : marsamquadrichromie@yahoo.fr
Compogravure flashage
Quadrichromie
Impression
Editions et Impression Bouregreg - Salé
Dépôt légal : 2015MO4368
I.S.B.N. : 978-9954-21-421-3La voix de Boujmiî
Amine Martah
NouvellesCouverture :
Oeuvre de Mohamed Nabili
Collection Galerie MarsamSommaire
La voix de Boujmiî ............... 7
La joueuse de harpe................ 19
Eclats....................................... 79
La grève des singes................ 101
Une gare, une nuit… .............111
5La voix de Boujmiî
La voix de Boujmiî
Au pied du chemin caillouteux, un frein sec marque
l’arrêt brusque de la Peugeot 504. Son sillon de poussière
la rattrape enfn et l’enveloppe totalement, ajoutant à sa
couleur indéfnissable un air de pièce de musée à peine sortie
de fouilles archéologiques. Il se plie en quatre pour pouvoir
s’extirper des sièges arrière où il humait la sueur aigre et
la mauvaise haleine d’un gros porc adipeux qui débordait
sur lui, l’écrasant de sa chair dégoulinante. A peine
metil les deux pieds par terre, attendant un petit moment que
la poussière retombe pour enfn respirer un peu d’air frais,
qu’il est accablé par un feu sur sa tête. Un soleil brûlant,
des herbes sèches et des mirages au loin, l’accueillent avec
ardeur et passion. Sorti d’une boîte de conserve où il gisait à
côté de sardines pourries, il débouche aux portes de l’enfer.
Pas même le temps de comprendre ce qui lui arrive, qu’un
petit homme sec au regard cupide surgit de nulle part pour
réclamer son dû. Le dos légèrement courbé en signe de
sournoise soumission, il jette sur lui un regard fourbe en
se frottant les mains, mais sans mot dire. Un lézard sorti
des broussailles aurait meilleur contenance ; pourtant il fait
la loi dans ce no man’s land : il est le propriétaire du seul
7La voix de Boujmiî
lien avec le monde extérieur. Transportant êtres humains,
vivres et animaux à l’occasion, il est aussi repoussant et
utile qu’un médicament amer.

Dégouté par l’énergumène qui se tient à deux pas de
lui, il se précipite pour sortir l’argent de sa poche, dans
l’espoir qu’il disparaisse le plus vite possible de son champ
de vision. Une fois l’argent entre les mains, le chauffeur
balbutie hypocritement quelques formules de politesse, et
s’arrête un moment derrière la voiture pour vérifer que le
compte est bon, avant de rejoindre le volant de son bolide
de tôles. Stoïque à l’égard de cette altérité dont il n’a jamais
pu percevoir l’humanité, résigné à souffrir de cette chaleur
habituelle mais toujours aussi exceptionnelle, c’est avec un
sourire cynique et amusé qu’il scrute le paysage désertique
qui l’entoure. Une réalité brutale et dépouillée, une nature
cruelle et décharnée.

Ses chaussures noires sont complètement brunies.
En les cirant ce matin, il se doutait bien du sort fatal qui
les attendait, mais il les a cirées tout de même : la vie
est pleine d’actes gratuits mais utiles, comme faire son
lit chaque matin, comme fêter les mêmes fêtes chaque
année, ou encore comme espérer. Il sort des chaussures de
montagne de son sac et se met à se prépare aux deux heures
de marche qui l’attendent : casquette, lunettes de soleil,
quelques biscuits à grignoter et même un lecteur Mp3
8La voix de Boujmiî
pour écouter de la musique. Les oreillettes bien en place, il
choisit ce qu’il veut entendre. Bizarrement c’est pour Nass
Al Ghiwane qu’il opte. Malgré le rythme, pratiquement,
de transe de leurs chansons qui ne colle nullement avec
cette chaleur étouffante, qui risque même de l’attiser, c’est
en leur compagnie qu’il veut faire son escalade. Un désir
ardent réclame, au fond de lui, cette musique effrénée et
authentique, ces paroles communes et profondes.

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas en pestant contre
le destin, ni en se lamentant sur son sort qu’il commence
l’escalade de la montagne où se niche une petite école dont
il est l’unique professeur. Les années, comme le vent ou les
vagues de la mer, par petits coups, de brise en brise, d’écume
en écume, façonnent ou sapent. C’est alors à mi-chemin
entre un désabusé trempant son regard dans le désespoir
ferme et total, et un stoïque au sourire amer, qu’il aborde
ses journées, accueille le soleil et commence ce chemin.

En fait, son école n’est qu’une seule classe que peuple
quotidiennement la marmaille du douar d’à côté. Une sorte
de kaâba locale autour de laquelle la vie prend forme, parfois
prend sens. Des enfants de tous les âges se côtoient dans une
même ignorance, une misère commune et une vague idée
du savoir. Une seule classe pour tous les niveaux ; parfois,
on se croirait dans une pièce de théâtre absurde de Becket.
Les uns commencent à peine à épeler, les autres apprennent
9La voix de Boujmiî
par cœur à tue-tête des versets du coran, non loin d’autres
s’essayent aux premières formules mathématiques… une
sorte de foire à l’apprentissage où on peut tout apprendre et
ne rien retenir. Mais le cœur y est. Lui, il y met ses tripes,
sue, y perd la voix ; eux, les yeux pétillants, les sourires
spontanés, lui offrent les fruits de son labeur. C’est loin
d’être parfait, ça ne va pas de soi tous les jours, parfois
même le désespoir vient y planter ses griffes, mais c’est
une sorte de résistance.

Bien sûr à chaque fois cette route ascendante vers un
monde caché derrière les montagnes, comme par honte,
ressemble à une malédiction divine, du moins à une
sorte d’épreuve qu’il doit accomplir afn d’atteindre une
certaine félicité foue et incertaine. Et la chaleur et le froid,
et la poussière et la boue, y rajoutent quelques touches
empruntées à l’apocalypse ; mais le pire c’est d’inventer
une explication à tout cela. Ce jugement dernier qu’il subit
trop souvent, comment y déceler la moindre trace de sens ?
Lui, si friand de petits signes du destin, si à l’écoute de tout
chuchotement d’augures, si avide de sens, il a fni par se
résigner à des lunettes de soleil bien sombres pour ne plus
voir d’illusions, une musique bien forte pour se boucher
les oreilles et des rêves en boucle afn de combler ce creux
de sens. Non des rêves d’un avenir meilleur, il n’en a plus
la foi, mais d’une existence autre ou d’une disparition
soudaine. Seulement toute drogue à une durée d’effet, tout
10La voix de Boujmiî
sommeil débouche sur un éveil, et le sien est souvent bien
violent. Quand les questions refusent de se laisser duper par
les rêves, ils s’étalent dans le vide qui l’entoure avec leurs
échos en ressac.

Pourquoi lui ? Pour quel crime terrible et impardonnable
est-il si sévèrement châtié ? Enfant triste, adolescent
complexé et un peu reclus, jeune homme tranquille et sans
histoire, professeur responsable et droit ; il ne voit la faille
nulle part. Quelquefois, avant, avait il même pensé que la
vie lui était redevable d’un peu plus de gaieté, d’un tant soit
peu de confort et - osait-il même espérer - une petite part de
bonheur. C’est alors que des années durant, il avait attendu,
la main sur le cœur, les yeux accrochés aux étoiles, qu’une
lumière vienne éclabousser sa grise mine de couleurs plus
vivantes. En vain. Chaque jour qui passait confrmait ce qu’il
redoutait le plus : une longue marche, insignifante, fade et
infnie. Son espoir se mourait à coup d’épines. En regardant
ses vieux livres ou en tombant sur de vieilles photos à
l’école, il se demande s’il n’aurait pas dû être meilleur
élève, si c’était cela son tort ; certes. Mais il n’avait jamais
été mauvais élève ; toujours parmi les cinq premiers, tout
au pire. Jamais le meilleur ! D’autres se sont tirés d’affaire
bien mieux que lui, tout en restant au fond de la classe, tout
en se donnant le temps de vivre, tout en osant se rebeller ;
tout en se permettant le luxe d’être irresponsables. Chose
dont il avait toujours rêvée, mais qu’il n’avait jamais osée
11La voix de Boujmiî
jusqu’au jour d’aujourd’hui. Il avait toujours senti
qu’audessus de sa tête se tenait l’épée de Damoclès, il avait
marché droit, parlé juste, agi peu… et ça n’avait pas suff.
Fallait-il travailler plus que ses camarades, être le meilleur
pour avoir droit à l’espoir ? Personne ne le lui avait dit ! Et
puis, pourquoi lui ?

Du fond des étendues arides qui le pourchassent, au travers
des chuchotements des reptiles invisibles qui l’escortent,
surgissent des voix, lézardées, poussives et poussiéreuses. Il
entend son directeur derrière son bureau rafstolé et ridicule ; il
entend l’inspecteur avec sa calvitie brûlée par le soleil et qu’il
adoucit à peine avec son échelle onze ; il entend les interviews
de la télévision… il a même l’impression de distinguer, dans
ce concert monocorde, la voix de son père. Tous à l’unisson ils
répètent : « il faut bien que quelqu’un s’occupe de l’éducation
de ces pauvres enfants, c’est une mission noble et charitable
que tu accomplis, Dieu t’en récompensera ». Ils trouvent
même assez d’aplomb, d’illumination et de gratuite salive
pour ajouter : « Tu as de la chance, il faut remercier Dieu
», rien de moins ! « Car de notre temps, c’était bien pire. Et
puis il y a toujours pire que soi ! ». Tout est clair lorsqu’on ne
distingue plus rien, le nez cloué à l’ouvrage comme une bête.
Il rêve bien souvent d’être comme eux, de les croire au moins
; juste par moments, par ses nuits sans sommeil où plus rien
ne tient en place, où tout est délogé, dérangé et changé par la
force superbe de ses interrogations.
12

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