Les rescapés de la faim
92 pages
Français

Les rescapés de la faim , livre ebook

92 pages
Français

Description

A huit ans, Tony devient un chef de famille quand les Ibo sont subitement persécutés au Nigeria. C'est la tourmente et le jeune garçon ne comprend rien à tout ce qui se trame autour de lui. Puis arriva la guerre du Biafra avec la famine. Le père porté disparu, la mère mourante, Tony et son frère Henry se retrouvent au centre humanitaire, dévorés par la faim. Ils survivent grâce à la soupe populaire...Rescapé du Biafra, Tony arrive à Abidjan à bord d'un avion pirate et trouve une famille adoptive en Côte d'Ivoire. Mais il est hanté par sa mère. Tony s'engage dans l'armée et veut partir sous les bombes à sa recherche. Parviendra-t-il à retrouver les siens et à enterrer les fantômes du Biafra ?

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Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

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Extrait

Les rescapés de la faim Konaté Adam
À la mémoire de ma mère
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Les rescapés de la faim Konaté Adam
Chapitre I
J’ai pleuré de! Une lamentation inconsciemment développée et manifestée à maintes faim reprises depuis le sein de ma mère. «Maman, j’ai faim! » Vrai ou faux, sa réponse ne sest jamais fait attendre. Des miches de pain, du lait, du chocolat, du fromage ou des gâteaux étaient toujours aux rendez-vous du goûter. À la bouche, ces collations quotidiennes me calmaient en attendant les repas copieux du déjeuner et du dîner. Alors, pourquoi ai-je pleuré defaim? Je n’en sais vraiment rien ! J’aipeut-être chialé toutes ces années de la prime enfance par caprice, sans jamais connaître l’horreurde la faim, sa charge implacable, ses crampes et ses brûlures d’estomac, ses sensations de malaise, ses tournis et ses tourments.Loin s’en faut!C’était toujours un simulacre, une fausse alerte quand je disais avoir la dalle. Puis arriva ce jour où mon père décida de quitter Manchester pour revenir vivre au Nigeria.
Sept années auparavant, à la veillede l’indépendance du pays, les Anglais quittaient déjà le Nigeria. Rob, un fonctionnairede l’administration coloniale, originaire de Manchester, avait convaincu son ami ibo, avec quiil s’entendait bien, de le suivre dans son pays. Ainsi donc, mon père le rejoignit quinze mois après ma naissance.L’aventure ayant mal tourné suite au décès brutal de son ami, papa qui espérait une naturalisation ne savait plus à quel saint se vouer. Il lui était même impossible de renouveler son titre de séjour. Désespéré, mon père finit par poser la question du retour au pays natal. Ce jour-là, aux prises avec le froid glacial de l’hiver quime faisait greloter suite à une bataille de boules de neige avec maman, je surpris mes deux parents en train de se disputer à propos de ce voyage retour en Afrique.
-Je ne te comprends pas Samuel ! Pourquoi voudrais-tu retourner au Nigeria ?
-Cinq ans sans jamais obtenir ma naturalisation ! Impossible maintenant de renouveler mon titre de séjour ! Jen’en peux plus.
-Doucement chéri ! Sois patient. La vie à Ulin’est pascelle dont je rêve et tu le sais.J’aien plus un mauvais présage. As-tu oublié ce qui nous est arrivé au Katanga,au lendemain de l’indépendance du Congo? Hum ! lâcha-t-elle, la peur perceptible dans ses yeux ovales bordés de longs cils qui papillonnaient.
-Le Nigeria n’est pas le Congo. Et puis! Je ne retourne pas au pays pour vivre à Uli. Ces dernièresannées, j’ai travaillétrès dur dans le noir et j’aimaintenant un capital suffisant pour nous épanouir à Lagos. Regarde notre condition ! Regarde notre fils Tonyqui a besoin de s’épanouir!Je n’aurais pas dû suivre Rob! Ce n’est pas du tout le paradis que j’imaginais.
-Ce n’est pas non plus l’enfer, chéri !...
Papa dut déployer toute son autorité pour faire plier maman qui rechignait à emprunter le chemin du retour. Ne voulant pas suivre aveuglément l’impulsion de son mari, elle lui exigea des conditions avant de se laisser embarquer.C’est ainsi que mon père partit seul cinq mois avant sa famille pour préparer les conditions de notre retour. Maman et moi communiquions avec lui par courriers postaux. Ayant quitté le Nigeria à moins de deux ans, je n’avais aucun souvenir de ce pays dont papa parlait avec tant de passion. À travers les cartes postales et les courriersqu’il nous envoyait, j’étais impatient de découvrir mon pays. Dans mon imagination de gamin, le Nigeria raconté par mon père était un vrai conte de fées. J’avais hâted’y aller etde découvrir enfin le pays des merveilles. Là-bas peut-être, je pourrais me trouver des amis, jouer et gambader avec eux.
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Dans le quartier résidentiel de Manchester où nous étions la seule famille noire, je fus inscrit dans une école de gosses de riches grâce à Rob qui avait du foin dans ses bottes. Dans cet univers froid et blanc, jamais je n’oublierai ma première semained’école marquée par une querelle entre adultes. En effet, une écolière ne supportant pas de partager la même salle de cours que moi hurla soudain, avant de se réfugier dans la voiture de sa mèrequi l’accompagnaitce matin-là. En colère, celle-ci insinua que ma présencedans l’école aurait causé un traumatisme chez sa fille. Elle le fit savoir à la directrice de Harrison School, ce que Rob n’apprécia pas. Une vive dispute opposa la mère de la fillette au défunt ami de papa qui la traita de raciste, un grosmot que j’entendis pour la première fois. Furieuse, elle menaçad’emmener sa fille dans un autre établissement scolaire. La directrice, embêtéepar l’attitude des deux adultes, procéda à des réaménagements qui permirent à la jeune fille de poursuivre ses cours dans uneautre classe, après une semaine d’école.
Dès mon premier jourd’écoleà Harrison School, je compris par l’accueilque je n’étais pas à ma place. Car seul enfant noir de l’établissement scolaire, j’étais comme un ovni suscitant la curiosité ou la peur chez plusieurs écoliers. Aux contrôles de présence, les autres élèves se gaussaient tant de mon patronyme Okocha quel’institutrice avait du mal à les recadrer. Tous les jours, j’étais appelé àrester dans mon coin ; et cette solitude me causait de la peine.
Mon père, informé du scandaleà l’école,m’expliqua le soir que la jeune écolière eut peur parce que j’étais unenfant différent des autres par ma couleur. Il fustigea par contre l’attitude de la mère avant de me raconter que son ancêtre avait aussi fui son village en voyant pour la première fois un homme blanc venir chez eux. Quand ils furent condamnés à vivre ensemble par la force des choses, on demanda à l’homme blanc de construire sa case derrière le cimetière du village, un endroit fréquenté par des fantômes et autres esprits malfaisants. On interdit à tout le monde de l’approcher, croyant que c’était un mauvais esprit égaréet qu’il constituait un danger pour la communauté. Le chef du village, inquiet, ordonna à deux guerriers de surveiller tous ses mouvements. Ceux-ci étonnés de le voir déféquer un jour dans la nature, ramenèrent son popo au chef. Àl’aide d’unbâton, on étala l’excrémentde l’étrangerde constater avant que ce n’était pas différent des leurs. « Il fait popo lui aussi ? Ça alors !» s’étonna le chef en bouchant ses narines avec le pouce et l’index.
Mon ancêtre, bouleversé par cet événement sans précédent,s’imposa un confinement enjurantde ne plus mettre le nez dehors tant que l’étrange étrangerserait là. Quand on lui glissait sa nourriture aux heures de repas par la fenêtre de sa case, le vieil homme troublé venait toujours aux nouvelles.
-Est-elle encore chez nous, cette créature que je refuse de voir ?
Et de dehors, on lui donnait la réponse.Les jours passaient, puis les mois et l’homme blanc était toujours là.
-Dites-moi enfin, quand est-ce que ce malheur s’en irade chez nous ? demanda-t-il une autre fois.
-En vérité père, lui dit son fils, il semble être là pour toujours. Je crains que nous soyons condamnés à vivre avec lui. D’ailleurs, d’autres de son espèce viennent même de le rejoindre, conclut le fils impuissant.
-Pauvre de vous, fils ! Je me rends compte à quel point la bûche ardente, transmise de génération en génération,a accouché d’une cendre inoffensive entre vos mains mortes.Si je n’avais pas été un vieil homme privé de toutes ses forces, cette créature qui dort tranquillement chez nous ne serait plus en vie. Mais, à défaut de pouvoir la décapiter, je ne mettrai plus les pieds dehors ! Et vivement
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que la mort vienne me chercher ici et maintenant! Car j’ai hâte de trouver refuge auprès de nos vaillants ancêtres avant que ne commence cette apocalypsequi s’annonce…
N’eut été le soutien de l’administrationde Rob et de me scolaire, s parents, j’aurais tout abandonné, cloîtré à la maison comme mon ancêtreà l’arrivée du premier homme blanc à Uli. Frustré, je crois même avoir dit un jour à mon père que je ne voulais plus aller à cette école où les autres enfants me toisaient en observant une distanciation, voire une barrière raciale. Personne ne voulait être mon voisin de classe, encore moins mon ami. Certains me harcelaient discrètement dans la cour de récréation, dans les toilettes ou dans les couloirs de l’école.Je demeurai résilient comme un caillou qu’ils s’obstinaient à shooter très loin, mais qui heurtait douloureusement leurs orteils sans bouger d’un millimètre.En trois années de scolarité, je n’avais toujourspas d’amitié, et personne n’osa m’inviter chez lui en famille.
Dans le quartier de notre résidencecomme à l’école, j’étais un enfant seuldans sa bulle, face à moi-même, ne pouvant jouer avec aucun autre gamin à cause de la couleur de ma peau. Voilà pourquoi le voyage en Afrique ne me déplut point ; bien au contraire il m’enchantaitet me faisait rêver. J’étais doncd’avis avec mon père dont les courriers me racontaient aussi la vie de mes grands-parents, mes tantes et mes cousins auvillage. Contrairement à ma mère, j’attendais impatiemment le jour du départ.
Au Nigeria, mon père ouvrit un garage automobile à Lagos au sud, et une boutique d’articles divers à Kano au nord. C’est au moment où ses affaires commencèrent à prospérer que nous l’avions rejoint.Comme un petit poisson d’eau douce piégé en haute mer, j’étaisenfin heureux de retomber dans la petite rivière qui allait faire mon bonheur. Papa nous accueillit à Lagos avant de nous installer à Kano où maman devait gérer la boutique. Afin de mieux suivre les activités de son garage auto, il était beaucoup plus présent à Lagos. Cependant, notre famille se regroupait tous les derniers week-ends du mois à Kano.
Au nord du Nigeria, je me trouvai rapidement des camaradesà l’école comme dans les voisinages de notre maison et de notre boutique.À l’exception d’un seul de l’ethnie yoruba, ils étaient tous des fulani ou des haoussa. Dans les rues et sur les aires de jeux, nous étions heureux de courir ensemble après le ballon que nous nous passions entre coéquipiers. Ons’adonnait aussi à lalutte ou à des parties de billes. Chaque partie gagnée venait remplir mon sac de billes de plus en plus lourd. À mes amis, je retournais toujours les deux dernières billes que je leur gagnais. Ils en faisaient de même pour moi quand je venais à tout perdre dans la partie. De tous les jeux qui nous rassemblaient, le football était ma préférence. J’étais si bon joueur des deux pieds et excellent dribbleur que mes amis me donnèrent le surnom « Ibo-Pelé ».J’en étais fier! Content d’avoir des copains,j’avaisle sentiment d’êtrepassé de l’obscurité à la lumière.Et du fond du cœur, je remerciai mon père de nous avoir ramené au Nigéria.
Ma plus grande joie fut la naissance de mon cadet que mes parents prénommèrent Henry. À sept ans, j’avais enfin un frère, un complice sur qui je pouvais compter en toutes circonstances. Au centre de toutes les attentions, mon puîné inonda notre maison de bonheur. Quand bien même il ne parlait pas encore, je prenais plaisir à rester près du bébédevenu l’axe autour duquel tournait notre famille. Les matins comme les soirs, maman procédaitd’abord àla toilette d’Henry puis de la mienne, toujours en fredonnant des chants, remerciant Dieu de lui avoir donné un second petit garçon à titre de compensation après la mort brutale, subite et gratuite des siens au Congo.
Ses mélopées mélancoliques, telles des vannes de dérivation à son trop-plein de cafard, servaientd’exutoire qui décongestionnait le placard de son cerveau peuplé de fantômes. Ma mère avait en horreur trois choses depuis la survenue de cette tragédie : le silence, l’oisiveté et la solitude.
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Comme des clés, ils semblaient ouvrir les portes de son subconscient, avec les fantômes du passé qui déboulaient dans la chambre de sa conscience. Leur apparition redoutée rouvrait sescicatricesdesesblessures. Maman se plaignait alors de tempête sous le crâne qui ravivait son mal et la ballottait au gré de l’avalanche psychique.C’est pourquoi ma naissance puis cellede mon frère furent pour elle un grand réconfort. Notre présence permanente à ses côtéset l’espoir que nous suscitions en elle participaient au processus de sa guérison.
À Manchester,j’aisouvent posé des questions à maman auxquelles je n’eus pas de réponsesassez claires pour mon esprit encore très jeune. Pourquoi nous étions la seule famille noire ? Pourquoi la couleur de ma peau pouvait-elle déranger autant ? Quand aurais-je unfrère ou une sœuravec qui m’amuser? Etc. Mais avec notre retour au Nigéria, je commençai à avoir concrètement les réponses à toutes ces questions. Au fil des années qui passaient, mon esprit fut en âge de comprendre les choses ; ma mémoire en mesure de stocker puis de restituer les informations ; et mon intelligence capabled’analyser les événements. C’est alors que maman commença à m’expliquer la nature humaine et divine des choses avant de me raconter sa rencontre avec mon père qui,contrairement à ce que je pensais, n’était pas son frère, mais son âme sœur.
Deux ans avant ma naissance, elle avait accompagné son père au Ghana nouvellement indépendant. C’étaità l’occasion de la première conférence panafricaine des peuples où elle rencontra plusieurs déléguésvenus de toutes les régions d’Afrique. À Accra, ces représentants des organisations syndicales et politiques du continent discutèrent sur la thématique du néocolonialisme, du racisme, du tribalisme, de la non-violence dans la lutte politique et la nécessité d’un front commun pour la libération et l’unité de l’Afrique.C’est à cette conférencesans précédent dans l’histoire du continentque le chemin de ma mère rencontra celui de mon père et ce fut le coup de foudre. Rentrés dans leurs pays respectifs, ils ne cessèrent de se parler à travers des courriers. L’année suivante, mon père, amoureux, se rendit au Congo où il la demanda en mariage.C’est ainsi qu’ellele rejoignit à Uli où maman tomba enceinte de moi.
L’année qui suivit ma naissance,plusieurs pays d’Afrique dont le Congo et le Nigeria accédèrentà l’indépendance. Mais au Congo, le grand rêve de la libération du joug colonial divisa l’élite et vira au cauchemar. Quelques mois seulement aprèsla proclamation de l’indépendance, éclatèrent des émeutes, puis la sécession katangaise. Ma mère, fille d’unleader syndical, apprit dans un télégramme la mort tragique de ses parents et de toute sa fratrie. Elle faillit en devenir folle. Si maman a pu évacuer son traumatisme et enterrer les fantômes du Congo, c’est bien grâce à papa. L’âme sœur, comme une béquille, la portajusqu’au bout du tunnel. La même année, dans la ferveur des indépendances, nous quittâmes l’Afrique.
Comme une thérapie, les cinq années passées à Manchester permirent à ma mère de se remettre de la boucherie familiale du Katanga. Si elle avait accepté de revenir en Afrique, jamais maman n'aurait voulu remettre les pieds au Congo où la violence dans la lutte politique bouleversa sa vie. Au mur des souvenirs de notre maison, étaient placardés des photographies, des portraits de famille et plusieurs reliques qui évoquaient la mémoire de mes grands-parents congolais. Notre famille se recueillait à cet endroit sacralisé que maman appelait « le mur des Lamentations ».
Quand bien mêmeelle n’était plus retournée au Congo, maman, accrochée à ses mémoires par le fil des chants, en fredonnait tous les jours. Ne pouvant aucunement agir sur le passé, elle préféra se tourner vers l’avenir qu’elleespérait meilleur pour Henry et moi. Maman voulait, par l’éducationet l’instruction, faire de ses enfantsdes hommes importants au Nigeria et en Afrique. C’estpeut-être pour cette raisonqu’elle surnomma Henry « Abubakar Balewa » du nom du premier ministre et moi, « Nnamdi Azikiwe » de celui du président nigérian.
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Tous les soirs, dans la bassine qui faisait office de baignoire,chaque fois que l’éponge gonflée d’eau savonneuse allait et venait sur tout mon corps,j’entendais maman me parler comme à un adulte. « Mon fils ! Tu seras mon avocat, mon général, mon ambassadeur, ma fierté ! » Quand j’en avais marre d’entendrecette ritournelle, maman devenait très sérieuse. Elle martelait dans mes tympans que jen’étais pas un enfant quelconque. Elle le chantait, le murmurait avec conviction, comme une révélation, à mesure quel’éponge passait et repassait sous mes aisselles, entre mes fesses, frottant mes petits doigts et mes orteils à la recherche de la moindre trace de crasse ramenée des aires de jeux. Des fois, quand je n’étais pas sagedans la baignoire, maman me disait gentiment ceci : « Sir Nnamdi, si tu veux être président,écoute ta mère et fait ce qu’elle te dit! » Cela suffisait souvent à me calmer momentanément, même si je ne comprenais rien au monde des adultes, encore moins à celui des présidents.J’obéissais juste pour contenter ma mère. Satisfaite, elle me décochait un sourire complice dont elle seule avait le secret et qui creusait des fossettes sur ses joues. La toilette pouvait alors se poursuivrejusqu’àson terme. Ma mère nous passait du beurre de karité sur tout le corps après nous avoir épongés avec nos différentes serviettes. Elle ne regagnait la cuisine que lorsque nous étions propres, vêtus et parfumés,avec toujours un œilsur la terrasse, gardé l’endroit où je restais à jouer avec Henry.
Comme une caméra, notre position n’échappait à aucun moment à sa surveillance. Car elle disait avoir l’intuition qu’un danger nous guettait, sans savoir exactement lequel. Cette idée étrange la rendait tantôt malheureuse, tantôt furieuse. Et telle une lionne nourriceflairant l’invisibleennemi voulant s’attaquer à ses petits, maman, prête à nous protéger à coups de griffes et de crocs, ne baissait jamais la garde.
De la cuisine à la chambre, du séchoir à la poubelle,de la jarre d’eauau coin de vaisselle, tous les chemins passaient par le berceau perché sur la terrasse où ma mère nous faisait des câlins entre deux tâches ménagères. Cette dactylo de formation préféra sacrifier son travail dès ma naissance pour se consacrer à sa famillequi venait de s’agrandiravec Henry. Jamais ellen’a voulu engager de personne étrangère ànotre maison pour l’aider dans ses tâchesquotidiennes. Ainsi, aucun sujet mal intentionné ne viendrait pourrir à nouveau sa vie. Car en vérité, il lui avait été rapportéqu’au Katanga,c’est avec la complicité du boy que leur maison familiale fut attaquée nuitamment. Depuis, maman ne voulait plus faire confiance à personne.Il n’y avait que mon père, souvent absent, et moi pour lui venir en aide.En attendant l’heure du repas, je restais auprès de mon frère de lait, couché dans son berceau, un grelot coincé dans son poing fermé. À ses lallations que je savais bien interpréter, je répondais par des babillages et des grimaces qui lui arrachaient des sourires et des gazouillis. Le plus souvent, il finissait par s’endormir avant l’heure du dîner.
J’ai toujours été émerveillé en voyant ma mère travailler et chanter concomitamment. Elle avait le don de tout mettre en chanson, lesbons souvenirs comme les mauvais. C’était une artiste manquée avec une voixde rossignol qui n’allait pas au-delà de notre maison. Elle aurait pu être une étoile montante dans leciel d’Afrique où trônait Miriam Makeba avec sa voix magnifique qui résonnait tous les jours dans notre électrophone. Maman en était une grande admiratrice, avec son rêve de devenir une étoile de la galaxie aux côtés de la diva africaine. Elle aurait aimé chanter à gorge déployée le rêve del’unité africaine, son enfance au Congo puis son traumatisme au lendemain de son indépendance, sa famille et son histoire devant un public chauffé à blanc et en liesse. Ce jour-là, elle aurait gagné le pari de sa reconstruction.
Même loin de moi, j’ai toujours ressenti la présence de ma mère. Par télépathie, sa voix chantante avec des trémolos me parvenait où que je me trouve. Comme un instrument de musique, elle me berça depuis mon premier vagissement, m’accompagna à quatre pattes et dans ma locomotion à deux jambes. Cette voix maternelle qui faisait danser mon cœur me racontait les moindres détails de ma vie prénatale,depuis l’âge fœtal jusqu’au samedi de ma naissance.
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Ce jour-là, il était cinq heures quand je lui donnai un violent coup de pied dans le ventre. Elle put contenir la douleur avant de caresserl’endroit oùje donnai le coup d’envoi de l’imminentebataille que nous allions livrer.La rencontre avec le bébé qu’elle attendait en dépendait. Depuis son ventre, je l’entendis réciter des prièresquand une autre douleur éclata dans ses reins. Les battements de son cœur s’accélérèrent soudain,sur le champ de bataille de la reproduction humaine, car plusieurs femmes tombent en couches ; des fois le bébé ou pire encore le couple mère-enfant. Mais nous avions remporté la victoirequand elle m’accueillit vivant dans ses bras. Maman me raconta dans le testament de ses chantsque jamais elle n’oublierait ce jourà la maternité d’Uli. Quatre kilogrammes et demi! J’étais enfin làses yeux, nu comme un ver et couvert de son sang! sous L’infirmièreme souleva avec les deux mains comme un trophée avant de me donner une petite tape câline sur les fesses maculées de sang. Ma réaction ne s’est pas fait attendreà la grande joie de tous. Mon père présentdans la salle d’accouchementrompit ensuite le cordon ombilical me reliant encore à ma mère et on me nettoya à la fin.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, c’est à l’âge de quatre ans queme fit les maman premières révélations sur ma naissance. Elle confessa que mon premier vagissement continuait de résonner en elleet qu’il en serait ainsi toute sa vie. Quand je quittai ses entrailles pour la rejoindre dehorsoù elle m’attendait depuis neuf mois, maman me trouva tout de suite desde traits ressemblance avec mon père, ce qui lui plut énormément. Les moments passés dans son giron, elle prenait plaisir à nettoyer mes morves avec sa bouche et alla jusqu’àdéguster mon popo d’enfant, une tradition à laquelle ma mère ne se déroba point.Elle m’aimaitme choyait nonobstant mes et morsures innocentes au bout de ses seins, mes caprices et mes frasquesd’enfant turbulent et grognon.
Un jour, alors qu’elle triait le rizsoir du dans un van, j’y ai jetépoignée de sable. une Maman en colère me poursuivit et tenta de me rattraper quand elle glissa sur une peau de banane que je venais de manger. Elle resta à terre à me plaindre quand je pouffai de rire ! Relevée et clopinantà cause d’une foulure à la cheville, elle avançait douloureusement en gémissant, l’index orienté vers moi: « Que Dieu te pardonne d’avoir mis ta mère en colèreet de l’humilier de cette façon ! » Effronté, je bombai la poitrine sans lui demander pardon. Cette fois, quand papa en colère menaça de me punir sévèrement, c’est encoreelle qui plaida ma cause en dépit de sa blessure. «C’est un enfant, il n’a que sept ans! » insista maman enceinte de Henry.Le même jour, elle fut conduite à l’hôpital pour des examenscliniques qui conclurent que le bébé de six moisn’était pas en danger.
Avec la naissance de mon petit frère et à travers le processus de sa croissance auquel j’assistais, je compris mieux tout ce que ma mère racontait ou chantait au sujet de ma propre naissance et de ma prime enfance. Cette période de ma vie refoulée au plus profond dans le disque dur de mon inconscientn’était point perdue. Mamanl’ayantsauvegardée dans le répertoire de ses chants me la restitua dans les moindres détails.J’y ai appris qu’elle fut heureusede me porter dans son ventre, de m’accoucher dans la douleur et au péril de sa vie,de m’abreuver de son lait jusqu’à mon deuxième anniversaire, de me porter dans ses bras puis à califourchon, de veiller sur chaque millimètre de mon corps, de tout abandonner pours’occuperde moi,m’éduquer,m’accompagnerà chaque pas et à chaque étape de mon enfance. Toutes ces années durant, maman ne pouvait compter que sur mon père. Souvent absent depuis notre retour au Nigéria, il insista pour lui trouver une baby-sitter. Mais ma mèredéclina l’offre et prenait plaisir à s’occupertoute seule de ses enfants.
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Les vacances scolaires qui suivirent la naissance de mon cadet, maman décida de se donner un mois de repos, afin de se consacrer entièrement au bébé que je pouvais maintenant porter dans mes bras. Mon père nous emmena à Uli, sa ville natale, puis au village situé à quelques encablures où je retrouvai mes grands-parents. Ceux-ci, heureux de nous accueillir,m’apprirent à parler couramment ibo. En peu de tempsd’apprentissage,je fus capable de m’exprimer et de me faire comprendre par tous, malgré des moqueries chaque fois que je formulais mal ma pensée en patois. La rencontre avec mes grands-parents fut un moment agréable et inoubliable de ma vie. À dire vrai, j’avaisfini par aimer la terre de mes ancêtres et leur mode de vie totalement différent de celui de Manchester, la ville de mes premiers souvenirs.
Mon village était un petit bled panoramique niché sur les hauteursd’unmassif, au cœurd’une muraille de forêt en contrebas et à perte de vue. Deux sections de routes empierréesd’environ un kilomètre chacune, et un pont de jonction enjambant un ravin alimenté par une cascade naturelle le reliaient à Uli. À mi-chemin sur la route qui mène à la ville, cette rivière était le réservoir d’eau pure et limpide qui approvisionnait notre village. Ici le paysage étaitd’une beautésauvage, la terre vachement généreuse et le sous-sol gorgé de nappe de pétrole avec son odeur qui remontait à la surface de la terre pendantl’hivernage. On pouvait apercevoir à la lisière du village des singes se balancer de branche en branche et disparaître à la cime des grands arbres s’ils se sentaient en danger.J’adorais ce spectacle simiesque dans les feuillages et dans la canopée, comme celui des lézards rampant sur les murs des maisons.
Par des sentiers sinueux, grand-pèrem’emmenait souvent dans la forêt comme dans une grotte où tout était sombre, humide et entremêlé. Nous étions si minuscules aux pieds d’innombrablesarbres resserrés, reliés par des lianes rampantes et inextricables comme une gros toiled’araignée aux mailles infranchissables sans une machette. Au-dessus de nos têtes, certains arbres semblaient se parlerquand d’autres, enlacés, s’embrassaient. La tête renversée en arrière, j’ai beau cherché le soleil, il était invisible de l’autre côté del’écranvert de houppiers. La clameur du sous-bois peuplé de fougères arborescentes, de palmiers sauvages, de palétuviers, de perroquets, de singes, d’écureuils, de fourmis, etc. m’apparaissait comme un dialogue entre la faune et la flore auquel je ne pigeais rien. Grand-père m’a raconté queles animaux parlent entre eux. Contrairement à la représentation que je me faisais de ces vivants non humains,je fus surpris d’entendre dans les contesqu’ils ont une vie cognitive et émotionnelle. C’est pourquoi grand-père me dit que nous devons faire la paix avec eux au lieu de les coloniser, de les exterminer. Quand je lui demandai pourquoi il en tuait lui aussi, papi répondit quec’étaitjuste pour nourrir la famille et non pour des raisons économiques. « Nous en avons besoin pour vivre ! »s’exclama-t-il ingénument.
J’observaisgrand-père couper des feuilles, des racines et des écorces quand un grognement soudain se fit entendre. Je précipitai mon regard et toute mon attention dans la direction du cri sauvage. Mais la forêt si dense et si obscure réduisait notre champ de vision. Au même moment, grand-père s’assura que son fusil dechasse était à portée de main. Il me demanda de ne pas bouger et s’en alla dans la direction du danger, le fusil en avant.J’entendis,l’instant d’après, un coup de feu qui affola tous les petits animaux du sous-bois, avec despapillons comme s’il en pleuvait. À son retour, papi souriant me murmura : «C’est un sanglier pris dans le piège que nous avons tendu hier. Tu en mangeras ce soir ! »
Envoûté par le paysage, par les enseignements de grand-père et par la proximité avec les animaux, leurs cris lointains que le mur végétal renvoyait en écho dans tout le village, je confiai à papi que je ne voulais plus retourner à Kano. Il en parla à mes parents qui m’autorisèrent àpoursuivre mon cycle primaire à Uli, au sud-est du Nigéria. En joie grand-père promit ce jour-là de m’offrir un cadeau.La semaine suivante, il ramena de la chasse un petit écureuil après avoir tué sa mère. Je sautai de joie en voyant le petit animal bondissant. Il semblait pleurer sa mère arrachée à 8
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son affection par mon grand-père, ce qui m’attrista. Pendant que mon cousin Philip échaudait la mère écureuil sans vie qui allait finir dans la soupe de papi, moi, je consolais son petit dans mes bras. Convaincuqu’il m’entendait,je lui murmurai qu’il pouvait compter sur moi pour son intégration et sa sécurité dans le village. Je promis aussi de lui apprendre à parler. Et quand il me vint à l’esprit de lui trouver un nom, je choisisde l’appelerAmingo.
Philipm’aida à construire une cage en grillage qui servit de dortoir à Amingo. Tous les jours, je prenais plaisir à lui offrir des graines de palmier, des fruits et légumesqu’ilrongeait gloutonnement. Très viteon s’attacha l’un à l’autre. Au bout de deux mois, Amingo ne voulant plus rester dans sa cage jouait avec tous les enfants de la concession. Il prenait plaisir à nous pourchasser et cela m’amusait beaucoup. Jecommençai à l’aimercomme un frère et, pour moi, il faisait partie de notre famille.
En compagnie de grand-père, j’apprenais des choses quemon jeune esprit de citadinn’aurait jamais imaginées. En attendant la rentrée scolaire prochaine, je l’accompagnais partoutsa sur mobylette. Au village comme à Uli, il était fier en présentant son petit-fils revenu du pays des Blancs et qui parlait l’anglais comme eux. «Désormais, moi Azuka, je n’aurai plus besoin d’interprète pour régler mesdisait-il à ses vieux amis aux chevelures et aux barbesaffaires !.. », blanches.Au fil des jours, il m’enseignait des techniques de chasse, des contes et leur moralité, les vertus de certaines plantes médicinales, etc. En contrepartie, je lui servais d’interprète.
Maman était retournée à Kano avec Henry. Mais à peine sixmois qu’elle fut partie, des informations inquiétantes nous parvinrent à Uli. Les Ibo indésirables se faisaient massacrer au nord du pays. Les images de leurs lieux de culte profanés, de leurs commerces, de leurs maisons ou autres biens calcinés vinrent tout confirmer les jours suivants. Je pensai à ma mère quis’y trouvait avec mon jeune frère Henry. On apprit que papa avait précipitamment quitté Lagos pour aller à leur secours. Tous les jours, des familles fuyant la terreur arrivaient à Uli en voiture, à moto, à vélo, à dos d’âne ou même à pied. Je pouvais lire sur les visages des adultesl’inquiétude, la tristesse, la colère ou le désespoir. Chacun se mit à prier vivement afin de voir revenir les siens sains et saufs.
Quand maman arriva la semaine suivante au village, dépouillée de tous ses bijoux et autres objets précieux,tout le monde demanda après mon père. Plusieurs mois passèrent sans qu’on n’ait des nouvelles de lui. On ne parlait même pas de la boutique pillée puis incendiée. Le nom de papa était sur toutes les lèvres. « Mais où était-il passé ? Que lui est-il arrivé ? » se demandait ma mère très inquiète. Comme papa, plusieurs personnes manquaient à l’appel dans leur famille. Un homme presque fou de rage était revenu chez lui, avec un baluchon bien gardé sous le bras. Il en sortit la tête décapitée de son frère jumeau, identique à la sienne, en appelant à la sédition, à la vengeance. Son témoignage rendu sur la place publique continuait de révolter tous les adultes. La chasse aux Ibo et le repli sur leur terre étaient vécus comme une humiliation. Mais que faire ? Personne ne pouvait répondre à cette question au village comme à Uli.
Aux pieds des adultes, j’essayais decomprendre ce qui nous arrivait. Mais les visages étaient tellement graves que je n’osais plus poser de questions. Même grand-père, un homme calme et serein à toute épreuven’était plus lui-même. Àl’expression bouleversée de son visage, je compris tout de suite quel’affaire était grave.Ma mère me demanda de ne plus m’éloigner d’elle.On priait tous les jours afin que papa nous revienne vivant. Elle était si inquiète que je finis par lui proposer qu’on quitte Uliqui n’était plus un havre de paix. Elle rétorqua entre deux sanglots que ce qui nous arrivaitn’étaitMaissi simple. Nous étions subitement indésirables au Nigeria. «  pas pourquoi ? » me demandai-je.J’ai pu comprendre à cet instantla raison pour laquelle maman rechignait àquitter l’Angleterreoù nous n’avions pas connu une telle persécution, malgré notre couleur de peau différente.
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