Rouge Bocage
139 pages
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Description


Gabin, un jeune homme atteint de la maladie de Gilles de la Tourette, est recueilli par Marco, un agriculteur du bocage vendéen, à l’esprit libertaire et anticlérical.



La propriété de Marco jouxte celle du Comte Gorgeron de la Chesnaye qui lorgne sur ces terres depuis de nombreuses années.



La violence aveugle et irrationnelle, qui se déchaîne soudain dans ce coin de bocage, fait écho aux violences d’une autre histoire, datant de l’époque révolutionnaire, qui s’imbrique dans le récit principal.




Rouge bocage nous rappelle qu’à l’heure où le fanatisme politico-religieux se déchaîne, la France a connu dans le passé des périodes violentes où politique et religion jouaient déjà les premiers rôles.


Au-delà de ce que chacun peut faire, à son échelle, pour empêcher l’irrationnel attisé par la haine de prendre le pas sur la raison, le roman interroge également sur la part de monstruosité tapie au fond de nous :


« C’était inhumain, et les hommes étaient... Non, ils n’étaient pas inhumains. C’était cela le pire, voyez-vous, ce sentiment qu’ils n’étaient peut-être pas inhumains. »



J. Conrad, « Au cœur des ténèbres ».


Sujets

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Publié par
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EAN13 9782900940204
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0037€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Table of Contents Rouge Bocage 1 2 3 4
Christophe Tembarde ROUGE BOCAGE Roman
Vent des Lettres ISBN 978-2-900940-20-4 Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Couverture © Durand-Peyroles www.vent-des-lettres
1 — Quand j’te dis qu’il est bon à rien ce clébard. Tu vas finir par me croire ? Véro rigole à moitié pendant que Rick, allongé devant la porte, se contente de remuer brièvement la queue à mon troisième appel : — Au pied ! On y va maintenant. — T’es trop gentil avec c’te bestiau. J’vais te montrer comment il faut lui parler : debout satanée carne ! Tu vas aller les chercher ces biques ? Elle termine sa phrase en balançant un grand coup de pied au cul du colley qui hurle en venant se réfugier entre mes jambes. — Arrête, merde ! Je t’ai déjà dit de pas le frapper. — Mais t’as pas compris ? Il y a que ça qui marche avec lui. Et puis magne-toi maintenant ; j’ai pas envie de poireauter deux heures avant de commencer les fromages. Je hausse les épaules et je m’en vais tranquillement vers la pâture de l’Étang noir. Rick jette un regard effarouché en direction de Véro et décide finalement de pas faire le malin : il vient marcher à côté de moi, comme devrait le faire n’importe quel chien de berger, quoi. On peut pas dire que c’est une méchante fille Véro, mais elle est pas tellement patiente. Alors quand ça va pas comme elle veut, elle s’énerve vite fait et elle se contrôle pas trop. Ça doit venir de son enfance. Faut dire qu’elle en a bavé avant de débarquer à la ferme il y a une douzaine d’années. Paraît que son paternel la battait. Pas le genre fe ssée et au lit, plutôt le style coups de poing et cravache. Alors à treize ans elle a décroché le gros lot : placement en centre d’ados. Elle dit que c’est là qu’elle a appris à se battre. Côté études on l’a flanquée d’office en BEP de secrétariat. Pas besoin d’une licence de psycho pour voir que le conseiller d’orientation s’était pas foulé les méninges. Du coup, à dix-huit ans, elle était bien contente de venir faire la jeune fille au pair aux fins fonds du bocage vendéen. — Rick ! T’es où, bougre de con ? Je viens de m’apercevoir que le chien est plus là. Pourtant, dans le chemin creux où je me trouve, il y a qu’une direction à suivre. Je reviens sur mes pas jusqu’à l’entrée d’un champ où je l’aperçois en train de courser un poulain. — Rick ! Reviens tout de suite abruti de chien ! Le colley s’arrête, tourne la tête vers moi, hésite, puis se ramène la queue basse. Je l’attrape par la peau du cou et le secoue comme un prunier en gueulant : — Putain, t’es vraiment un nase. C’est Rantanplan qu’il faudrait t’appeler. Si t’avais blessé le poulain, on serait pas dans la merde. Déjà que les relations avec le comte sont pas au beau fixe. Finalement, elle a peut-être bien raison Véro, Il y a que les coups de pied au cul qui marchent avec cette engeance. Avec moi, il abuse. Il sait que je le frappe jamais. Dans mon cas, c’est déconseillé : il faut pas que je me stresse, ça pourrait provoquer u ne crise. Mon problème c’est le syndrome de Tourette. Une vraie saloperie qui m’a gâché la vie. Gamin, j’avais des tics emmerdants. D’un coup je me mettais à grogner ou à balancer un bras sans m’o ccuper de ce qu’il y avait à côté. Et je parle pas du pire : quand j’étais vraiment excité ça partait carrément en vrille avec des hurlements qui s’arrêtaient juste le temps de balancer des obscénités. Heureusement, avec l’âge ça s’est amélioré, mais il vaut mieux que je reste au calme. Forcément, les études, ça a été vite vu. Entre les mômes qui se foutaient de ma gueule et les profs qui savaient pas trop quoi faire, j’ai vite compris que j’avais pas ma place dans le système. Comme Véro, j’ai été bien content de débarquer ici il y a presque quinze ans. J’en avais que quatorze à l’époque. Mar co cherchait un petit gars pour l’aider sur l’exploitation. Nourri, logé, la pièce à la fin du mois, il a tout arrangé avec les services sociaux. Sûr que c’est pas mon géniteur qui aurait pu le faire, accroché à la bibine depuis que sa femme s’était fait ratatiner par un camion juste après ma naissance. Je lui en veux pas au vieux, tout ça c’était trop pour
lui. Avec Lino, mon frangin, on va lui rendre visite de temps en temps à la maison de retraite où les toubibs essaient de le maintenir dans un état de co nscience juste au-dessus du légume. Tout ça pour dire que Marco, je lui dois tout. Quand je suis arrivé chez lui – chez eux je devrais dire, parce qu’à l’époque Corinne l’avait pas encore quitté — j’étais comme un petit animal, peureux et renfermé. Lino m’avait dit : — Le gars chez qui tu vas, on le connaît pas. Si ça se passe mal, dis-le moi, je te jure que j’irai lu i casser la gueule ! Il a toujours été comme ça mon frangin. Un cœur gro s comme une citrouille, mais pas trop de jugeote. Avec ses trois ans de plus que moi et le père aux abonnés absents, il a fait le serment la veille de ma rentrée en primaire qu’il me protégerait toujours. Faut dire qu’il a eu du boulot dans la cour de l’école quand je me faisais traiter de singe ou de gogol pendant mes crises. Et ça y allait la castagne quand un petit con commençait à me tabasse r, juste pour rire, pour me faire péter les plombs. Putain, il s’en est ramassé des heures de colle à cause de moi… D’un autre côté, je crois qu’il avait le goût de la bagarre et qu’avec moi il avait un super alibi. Pourtant, de nous deux, le plus costaud c’est moi ; enfin aujourd’hui, parce que gamin j’étais plutôt le genre grand dégingandé et lui petit musclé nerveux. En tout cas, quand Marco m’a vu débarquer à la ferme il a dit : — Salut mon gars. T’es grand pour ton âge, mais t’a s pas l’air bien costaud. Va falloir te remplumer si tu veux t’occuper des bêtes. — Oui m’sieur, j’ai fait en regardant mes godasses. — Je m’appelle Marc, il a dit en me tendant la main, mais à la maison c’est Marco. Et toi, ton prénom c’est Gabin ? — Oui m’sieur. — T’es bien le premier que je rencontre avec un nom pareil. — C’est à cause de mon père, il aime bien Jean Gabin. — Ah, je vois. — Et mon frère, c’est Lino, comme Ventura. — Bon, tu verras, ici c’est pas la vie en technicolor, mais on a le grand air et il y aura personne pour t’emmerder, il a dit avec un clin d’œil. Avec lui, le courant est tout de suite passé. J’ai eu l’impression qu’il me comprenait, et puis rien que de voir sa tête, avec ses beaux yeux verts, son grand nez fin et ses cheveux frisés, ça m’a donné confiance. Il avait à peine la trentaine, pas très grand mais plutôt baraqué, un peu comme Lino, alors j’étais rassuré. J’étais super heureux de me retrou ver dans ce coin paumé, sans avoir tout le temps la trouille de me faire insulter par les merdeux de ma classe. — Moi, on m’appelle Gab, je lui ai dit en souriant. Quand je réfléchis à tout ça aujourd’hui, je me dis que Marco c’est mon bon génie. Il m’a tout appris. Côté boulot bien sûr : comment s’occuper des bêtes et entretenir les prairies. Mais aussi tout le reste. Je savais tout juste lire, écrire et comp ter quand je suis arrivé. C’est lui qui m’a fait bouquiner des tas de livres et qui me les a expliqu és au début. Évidemment, je lui arrive pas à la cheville, surtout quand il embraye sur la politique ou la philo, mais il me dit que sans mon handicap j’aurais très bien pu faire des études et qu’il est jamais trop tard pour se lancer. Mais moi j’ai jamais voulu, j’en ai trop bavé ; ici je suis bien, à l’écart du monde. — Pas vrai qu’on est bien là, hein Rick ? Le chien qui trotte devant moi s’arrête et vient se faire caresser. Encore cent mètres et on sera à la pâture de l’Étang noir. De la petite butte où je me trouve j’ai une vue imprenable sur le bocage autour. Vraiment chouette comme paysage : des prairies, des haies et des animaux qui bouffent de l’herbe toute la journée. Rien de plus reposant à regarder. D’ici on voit bien les terres de Marco et on pige vite qu’il y a un os. Pour vous expliquer, je vais prendre une image. Vous voyez comment c’est foutu le Koweit ? On en a assez parlé il y a deux ans. Un petit bout de désert entouré par l’Irak. Eh ben, ici, c’est à peu près ça. La ferme de Marco, c’est le
Koweit et la propriété du comte, c’est l’Irak. Sauf que nous on a pas de pétrole. Mais le comte ça l’empêche pas de lorgner sur notre bande de terre. On sait pas ce qu’il en ferait, parce que des hectares il en bien assez, mais faut croire que ça l’emmerde d’avoir cette ferme comme une verrue au milieu de ses pâturages. Heureusement, Gorgeron de la Chesnaye c’est pas Saddam Hussein. Juste un vieux célibataire d’une quarantaine d’années qui ro ule pas sur l’or, mais du genre à te faire sentir quand même qu’on est pas du même monde. Son truc à lui, c’est les chevaux et la chasse à courre. Vu comment il entretient son manoir, je crois bien que sa meute avale tout ce qu’il gagne. Heureusement, il a Orateur du Plessis. Un bon cheval qui a gagné quelques courses cotées et qui fait l’étalon depuis trois ans. À mille euros la saillie, ça met du beurre dans les épinards parce que c’est pas avec son troupeau de charolais qu’il pourrait tenir son rang, Gorgeron. Comme dit Lino, c’est les couilles de son cheval qui le nourrissent. En plus, il a eu du bol avec les canassons, parce qu’il y a treize ans, il avait déjà un autre étalon, Javelot des Sables ; pas aussi bon qu’Orateur, mais honnête quand même. Quand il l’avait appris, Lino avait monté une de ses premières combines, mais elle avait foiré à la dernière minute. Faut dire que Lino c’est le roi de la démerde ; ses histoires marchent pas à tous les coups, mais pour un simple magasinier, il s’en sort pas trop mal dans la vie. Avec ce qui « tombe du camion », il s’est acheté un coupé Peugeot qui a de la gueule et là il est sur une autre affaire mais il veut pas m’en parler. Moi, ses histoires, je m’en balance sauf qu’à l’époque il m’avait mis dans le coup et qu’on a eu du pot de s’en tirer sans bavure. Pour faire court, il avait baratiné un éleveur de chevaux en lui faisant croire qu’il connaissait le propriétaire d’un crack à qui il avait rendu service et qui proposait en échange de lui offrir une saillie. Mais comme il avait pas de jument, si l’éleveur lui en prêtait une, il voulait bien lui refiler cette sail lie moyennant un bon pourboire. Le gars, pas trop méfiant — mais il devait quand même payer qu’à la naissance du poulain –, lui avait confié une jument et son van. Et nous voilà, Lino et moi, la nuit, à l’entrée du pré où se trouvait Javelot. On descend la bête du van et on la fait entrer à la longe dans le pré. L’étalon se ramène, renifle la jument, mais reste tranquillement à côté d’elle. Alors Lino commence à s’énerver : — Putain, mais qu’est-ce qu’il fout ? — Laisse-lui le temps, faut qu’ils fassent connaissance. — Tu crois qu’on a le temps que Monsieur fasse sa cour ? — Peut-être qu’elle lui plaît pas, je dis naïvement. — T’es vraiment une fleur bleue toi. Ces choses-là, c’est bestial, ça vient des hormones, normalement il devrait déjà être grimpé dessus. Tu vas bander, nom de Dieu de canasson ! — Tu crois qu’il est pédé ? — J’en sais rien, t’as qu’à lui montrer ton cul pour voir. — T’es con… — Mais non, c’est toi qu’es con. Tu crois que ce bo urrin serait étalon s’il arrivait pas à sauter toutes les miss qu’on lui amène ? À ce moment-là, on voit de loin une bagnole se pointer dans notre direction. On rembarque vite fait la jument dans le van et on se tire en quatrième vitesse. J’ai plus jamais entendu parler de cette histoire. Qu’est-ce que Lino a raconté à l’éleveur ? J’en sais rien, c’est pas mes oignons. Depuis, les seule s saillies qui m’occupent c’est celles de mes chèvres. Évidemment, si un jour j’avais les moyens, ça me plairait d’élever des chevaux. Alors de temps en temps je joue aux courses, on sait jamais, si je touchais le pactole… Et puis quand je perds, je me console en pensant qu’une partie de mon pogno n va aux éleveurs. En attendant, mon gagne-pain, c’est mes biquettes. Je dis que c’est les miennes, mais en fait elles sont à Marco. En gros, il me les prête avec quelques prés et en échange je l’aide à tenir le reste de sa ferme. Avec le lait, Véro fait des fromages et tous les deux on se partage l’argent. Moi ça me suffit pour vivre vu que je paye pas de loyer pour le bout de grange que j’ai retapé. Et pour Véro ça complète ce qu’elle gagne le matin à la fabrique de crêpes. Marco, lui, il gagne sa croû te avec ses quarante vaches laitières. En bio, il s’en tire pas trop mal en vendant une partie de sa production aux supérettes du coin. Faut dire que Marco
c’est une tête. Il a débarqué ici en 1973, il y a vingt ans, dans la vague d’après Mai 68. Avec une licence de sociologie c’était pas forcément gagné pour s’occuper d’une ferme. Surtout que soixante-dix hectares dans le bocage c’est pas l’Eldorado. E n plus, il a pas été trop aidé par les voisins, c’est le moins qu’on puisse dire. En arrivant du Sud-Vendée, du Marais, c’était quasiment un étranger. Mais le pire c’est quand il s’est mis à la Confédération paysanne. Pour les paysans d’ici il est devenu un rouge, bio en plus, la totale ! D’ailleurs, dans le coin tout le monde l’appelle le Che. Bref, fallait vraiment qu’il soit doué pour réussir à s’en sortir. Doué et un moral d’acier, parce que Corinne s’est fait la malle en 1981 ; leur petite Mathilde avait juste cinq ans et c’est à ce moment-là qu’il a pris Véro pour s’occuper d’elle. Moi je l’ai côtoyée deu x ans la Corinne. Elle avait pas trop la fibre agricole. Un jour, une espèce de hippie a atterri à la ferme et deux semaines plus tard il l’embarquait avec lui au Canada. Paraît qu’il est P DG là-bas mai ntenant. Elle, elle vient une fois par an voir Mathilde, mais ces dernières années ça s’est pas trop bien passé entre elles. Pas sûr qu’on la revoit bientôt la Canadienne. Bon, j’espère que Rick va pas être trop feignant ce soir pour rassembler les bêtes. Parce que si je dois aller moi-même chercher les retardataires jusqu’en bas de la pâture, près de l’étang, ça va me prendre un moment. Et ce soir, Véro a pas l’air d’avoir envie d’attendre pour la traite. Dommage qu’elle ait ce foutu caractère parce que, comme je l’ai dit, c’est pas la mauvaise fille ; m’est avis que c’est pour ça qu’elle est toujours célibataire, vu qu’autrement elle est plutôt bien foutue et pas tro p farouche avec les hommes qu’elle a à la bonne. Quand elle a débarqué à la ferme elle avait dix-huit ans et moi seize. J’avais jamais vu une belle nana comme ça d’aussi près. Brune, les yeux noirs qui te transpercent – surtout quand elle est en colère – et déjà une paire de nibards à rendre dingue un puceau complexé. Dans ma tête d’ado un peu niais, j’ai commencé à me faire des films. Je trouvais qu’on était complémentaires, physiquement, puisque j’ai les cheveux blonds et les yeux bleus, et psychologiquement, vu que je suis plutôt du genre calme à côté d’elle. Avec un mélange pareil, nos enfants seraient parfaits… Évidemment, j’en suis tombé amoureux. Mais dégourdi comme j’étais, j ’osais pas lui dire, à peine si j’arrivais à lui parler normalement. Tout ce que je disais, je trouvais ça idiot. Jusqu’au jour où on s’est retrouvés en tête à tête dans la grange à foin. J’ai jamais su s i c’était par hasard ou si elle avait manigancé l’affaire. Elle s’est approchée de moi et m’a demandé : — Tu l’as jamais fait, hein ? J’avais la cervelle dans le brouillard, j’entendais à peine ce qu’elle disait. Sans trop comprendre sa question, j’ai bafouillé « non ». Quand elle m’a pr is la main, j’avais le cœur qui cognait comme après un cent mètres et quand elle l’a glissée sous son chemisier, j’ai cru que j’allais exploser sur place. Ensuite, elle s’est déshabillée et c’est là que j’ai compris le coup des hormones que Lino m’avait raconté le soir de la combine avec Javelot. En deux secondes, le brouillard devant moi a disparu, et je me suis retrouvé à poil en bandant comme un étalon. J’ai pas eu besoin de grandes explications pour devenir un homme. Les jours suivants, on a recommencé trois fois, pui s Véro a dit stop. Depuis, il s’est plus rien passé entre nous. Je sais qu’elle a eu d’autres histoires, même une qui a duré un an, mais le mec, il a fini par en avoir marre de sa tête de lard. En ce m oment, il y en a un autre qui lui court après. Pourtant je l’ai prévenu le frangin. Eh oui ! Le Lino il a l’air bien accro ; ça doit faire six mois qu’il la baratine à chaque fois qu’il vient me voir ; en fait, depuis que sa dernière gonzesse l’a largué. B on, on verra bien, mais ces deux-là ensemble m’est avis que ça devrait faire des étincelles. Enfin, Véro comme belle-sœur, pourquoi pas ? Elle est déjà, com me qui dirait, mon associée ; du coup, notre affaire de fromage ça deviendrait une espèce de société familiale comme on voit dans les séries américaines où ils font fortune et arrêtent pas ens uite de se tirer dans les pattes pour gagner un maximum d’oseille. J’espère qu’un jour on en arrivera là ! Me voilà devant la barrière de la pâture. Je l’ouvr e et j’appelle les chèvres. Merde, il y en a quelques-unes qui sont à l’écart en contrebas.
— Allez ! Bouge ton cul, Rick ! Va chercher les trois qui traînent. Pendant que le gros du troupeau remonte sagement vers moi, Rick semble avoir compris mon ordre et trottine vers l’étang. Pour une fois, il a l’air décidé à bosser sans qu’on lui gueule dessus. Finalement, le coup de pied au cul de Véro c’était peut-être pas si mal. — C’est bien, Rick, t’es un bon chien ! Voilà les retardataires qui se pointent en courant après que Rick ait fait semblant de leur mordre les jarrets. Bon, voilà une affaire rondement menée. Je m’apprête à quitter le champ quand je me rends compte que le chien a disparu. Encore une fois. Putain, il est passé où cette fois-ci ? — Rick ! Ramène-toi maintenant ! J’aurais pas dû lui faire de compliment tout à l’heure, il comprend que la trique finalement. Je l’appelle encore une fois, deux fois. Pas de résultat. J’espère qu’il est pas allé faire une connerie dans un autre pré. Au moment où je sens la colère monter, je l’entends aboyer en bas, près de l’étang. Mais pas un aboiement de joie pour montrer qu’il m’a ent endu, non, un grognement bizarre que je lui connais pas. Du coup, je ferme la barrière pour pas retrouver les biques en vadrouille dans tout le canton et je vais voir. Arrivé à trente mètres de l ’eau, je vois le chien qui sort des roseaux, se précipite vers moi, puis retourne vers l’étang. Je m’approche et je comprends pourquoi il était resté là : juste à l’endroit où les chèvres vont boire, i l y en a une qui est étendue, pleine de sang. Je la reconnais, c’est Cabriole, une chevrette d’un an. E lle est raide morte. Je m’accroupis et je pige vite qu’elle a été égorgée. Pourtant, il y a pas de loup dans le coin. Un chien errant ? Je regarde la plaie de plus près et là j’ai comme un choc : ça se voit com me le nez au milieu de la figure que c’est un couteau qui lui a tranché la gorge.
2 — Ah, cheù o me pllé. I crébé qu’o l’ét le mélleùr moument. T’aemesbé cheù avéc, tàe, hén mun draule? C’est la vieille Amélie qui vient de me parler. Au moins quatre-vingts piges et la tête fripée comme une pomme cuite, Mélie, comme on l’appelle dans le pays, c’est la rebouteuse qu’on va voir pour les brûlures, les entorses, les chagrins d’amo ur ou pour chasser le Diable… Elle parle que le patois, alors je vais faire la traduction simultanée : — Ah, ça, ça me plaît ! Je crois bien que c’est le meilleur moment. T’aimes bien ça aussi, hein mon gars ? Elle sort pas souvent de chez elle, mais la chasse à courre c’est sa passion ; paraît qu’elle tiendrait ses pouvoirs de Saint-Hubert, le patron des chasseu rs. Enfin, c’est ce qui se raconte, mais j’ai jamais vraiment cherché plus loin parce que ces trucs-là j’y comprends pas grand-chose. Tout ce que je sais, c’est que je suis allé la voir quand je m’étais tordu le pied dans un pré et qu’elle m’a remis d’aplomb en deux mouvements secs. Sur le coup, j’ai hurlé co mme un âne (si vous êtes de la ville, vous le savez peut-être pas, mais un âne ça gueule comme un veau) en maudissant la vieille, mais deux jours après je marchais normalement. Et une autre fois, e n bricolant le moteur du tracteur, je m’étais cramé la main avec l’eau bouillante du radiateur : une prière sur la blessure avec une de ses crèmes, et roule ma poule, plus rien au bout d’une heure. M arco, il aime pas trop ces choses-là. Il a rien contre la vieille Mélie, mais ces « résidus de vieilles croyances » ça l’énerve. Pas vraiment sa tasse de thé. Lui c’est plutôt « Ni Dieu, ni maître », même s’il prétend qu’il est pas anarchiste. La chasse à courre non plus c’est pas son truc, « un plaisir d’aristos », comme il dit. Moi, j’aime bien. C’est pas comme la chasse au fusil, ici au moins les animaux ont leur chance, et c’est les plus faibles ou les moins malins qui se font prendre. En plus, les chevaux, les chiens, les trompes c’est du spectacle. Bien sûr j’ai pas de canasson, alors je fais tout en vélo et, comme Mélie, ce que je préfère c’est ce qu’on voit en ce moment : le chevreuil est mort, les bons morceaux ont été découpés et mis de côté, les boyaux sont recouverts de la peau et tous les chiens sont autour, ils attendent sans bouger l’ordre du piqueux avant de toucher leur récompense. Pendant ce temps, la fanfare joue « la curée ». Oui, vraiment, ça a de la gueule et puis ça me change les idées. Parce que la Cabriole, elle m’a trotté dans la tête toute la nuit. Marco aussi était tout retou rné : « Quel est le cinglé qui a pu faire ça ? T’as une idée ? Et pourquoi ? ». Quand je l’ai quitté ce mat in, il savait pas encore si il allait appeler les gendarmes, vu qu’il est pas trop copain avec eux depuis une manif devant la préfecture qu’a un peu dégénéré ; il se demandait si ça valait le coup de les voir débarquer à la ferme et poser tout un tas de questions, alors qu’y avait de grandes chances qu’i ls se donnent même pas la peine d’ouvrir une enquête pour une chèvre… Mais bon, faut que j’arrête de penser à ça pour profiter au maximum de la musique, comme le fait Mélie qu’est assise à côté de moi au premier rang sur un fauteuil pliant. Elle, forcément, elle suit pas la chasse à cheval ou à vélo, c’est son petit neveu qui la conduit dans une vieille 4L. Elle vient pas à chaque fois, seulement pour le cerf ou le chevreuil. Legorét(sanglier) elle aime pas. Mais ça fait quand même pas mal d’occasions de se voir et, je sais pas pourquoi, elle m’a à la bonne : — Ils jouent juste aujourd’hui. — Oui, je lui réponds. Et c’est vrai que la fanfare envoie le morceau sans une fausse note. — Il te laisse venir là ton patron ? Pourtant il es t pas trop copain avec celui-là, qu’elle dit en désignant du menton Gorgeron sur son cheval. — Oh vous savez, pour moi c’est pas vraiment un patron. Et puis c’est pas le genre à jouer au père fouettard, ça collerait pas avec ses principes. À ce moment-là, la musique s’arrête, le piqueux lèv e son fouet et l’abaisse brusquement en
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