Allons enfants...
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Allons enfants... , livre ebook

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Description

Au lendemain de ses noces avec Margot, ce 3 août 1914, Joseph s'engage pour sauver la Patrie. Après avoir essuyé le premier feu, après avoir appréhendé la peur, il erre en ce début d'année 1915 dans le no man's land sous une grêle de balles et de bombes allemandes. Entre ses souvenirs d'enfance et son désir de revoir Margot, entre ses états d'âme et ses réflexions sur ce conflit, Joseph en vient à espérer mourir si c'est le prix à payer pour gagner la paix et retrouver sa femme.


Informations

Publié par
Date de parution 24 avril 2014
Nombre de lectures 33
EAN13 9782365751681
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

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Stéphane Bein

 

 

 

Allons enfants...

 

 

 

 

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I

 

En ce dimanche 2 août, le temps était à l’orage comme il l’est souvent en ce mois d’été capricieux. À la ferme, on avait fini les foins. La faux était passée par là et il ne restait plus qu’à achever la moisson. On ignorait que la faux allait passer sur nous, sur le pays, l’Europe, le monde diront certains. On ignorait que cette moisson serait sans laurier... C’est tôt, très tôt, c’est toujours trop tôt que, de la collégiale, retentit le tocsin. Sec, froid, cassant le silence dominical, annonçant ce que tous redoutaient : la guerre. Une autre, la énième. Une guerre annoncé par Poulinou, le garde champêtre qui, tambour sous le bras, lisait l’ordre de mobilisation générale à ceux qui ne savaient pas lire...

 

« Armée de terre et armée de mer », criait-il haut et fort, « Ordre de mobilisation générale... » Poulinou suspendit sa lecture. Le titre était édifiant, le sang de l’auditoire s’était glacé à ces quelques mots. Le garde champêtre savoura son effet quelques secondes et, conscient d’avoir capté l’attention de tous, il reprit : « Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complètement de ces armées. » Poulinou reprit sa respiration. Tout le monde attendait après lui quand il s’élança d’une voix grave, résonnant dans le silence opaque comme le tocsin peu avant : « Le premier jour de la mobilisation est le... » Les yeux s’écarquillèrent, les oreilles se tendirent, une main d’épouse se ferma sur celle de son homme, une de mère sur celle de son fils. « Le 2 août 1914... »

 

Mais il ne s’agissait pas de guerre. La mobilisation n’est pas la guerre, clamait-on en haut-lieu, elle ne sera déclarée à l’Allemagne que le lendemain. Nous avions le temps, tout le temps, la vie devant nous.

 

***

*

 

Comme 3 877 000 autres hommes, je me retrouvai sur le quai d’une gare, prêt à partir au front. Presque 4 millions, près de 2 000 sur ce quai et nous trois. Martin, Grégoire et moi, Joseph Malaveix. Martin Villandreux, un Creusois de mon âge, qui venait chaque été de son Pays de Crozant rendre visite à une vieille tante qui vivait à Glandon, ou qui y survivait, vu que ça faisait bien dix ans qu’on disait qu’elle allait claquer. Et Grégoire, ce con de Grégoire. Avec toujours le mot pour rire et son accent corrézien ! Il venait pour les mêmes raisons que Martin. Une tante. Et finalement on passait l’été ensemble à faire des conneries de gosses. On battait la campagne et c’est ensemble encore qu’on se goinfrait des dernières cerises, qu’on piquait les prunes. On en mangeait tant qu’on s’en rendait malades. Les jaunes du père Mougeot, les reines-claudes du vieux Bernandin et les bleues, presque noires, de son voisin. Pire qu’une volée d’étourneaux, qu’une nuée de sauterelles, que des taupes sur la pelouse. C’est ensemble que nous allions ramasser les mûres à la fin août et ensemble que nous rentrions la bouche mauve et les bras égratignés. C’est ensemble aussi qu’on chapardait des œufs qu’on gobait tout frais sortis du cul de la poule, qu’on courait dans les prés, qu’on escamotait une tarte refroidissant sur le rebord d’une fenêtre et qu’on s’improvisait un pique-nique au bord de la Loue. Ah ! On ne passait pas inaperçus ! Tout le monde savait que c’était nous. Combien de fois a-t-on vu débarquer un voisin nous accusant d’avoir pillé le poulailler, saccagé un fruitier ? Et combien de mensonges avons-nous dû inventer pour nous dédouaner ? On nous croyait, on nous croyait pas et le lendemain on recommençait. C’est ensemble qu’on braconnait dans les sous-bois. Un lièvre au collet de temps en temps, un merle au trébuchet faute de grives où à défaut un panier de champignons. C’est ensemble encore que nous avons pris notre première cuite. Et les suivantes. On avait tapé allègrement dans la cave du père. Des bouteilles qu’il gardait depuis je ne sais combien de temps en attendant je ne sais quelle occasion. Il ne les aurait jamais bues de toute façon alors, autant qu’on en profite ! On en a tant profité qu’on a eu mal au crâne deux jours durant. Deux jours que mirent à profit les voisins pour cueillir leurs fruits, ramasser leurs œufs et rentrer leurs tartes. Deux jours durant lesquels on s’est promis de ne plus jamais boire, jurant nos grands dieux que c’était la dernière fois. Trois jours après, on remettait ça et le mal de tête fut moins fort. C’est toujours un peu relatif les « dernières », c’est comme la guerre. Celle de 1870 était la dernière jusqu’à la nôtre, la mienne, la dernière jusqu’à la prochaine. C’est enfin ensemble qu’on a embrassé nos premières filles, qu’on est tombé – évidemment - amoureux pour la première fois. Martin d’Henriette. Brune de la tête au pied tant elle était velue. Et sa moustache n’avait rien à envier à celle du garde champêtre ! Grégoire de Claude. Quand il m’a dit ça, j’ai cru qu’il était devenu bougre jusqu’à ce qu’il me présente sa douce. Blonde comme les blés, pâle comme un linge, les yeux pas vraiment en face des trous, et maigre comme les vaches du père Loustier. Et moi, je tombais amoureux fou de Denise. Des seins énormes, des fesses gigantesques et le reste à l’avenant. 276 livres, deux livres au kilo comme disait mon père, soit 138 kilos d’amour sur des pattes courtes. Mon dieu qu’elle était laide ! L’amour est aveugle et on ne peut pas reprocher à un aveugle de se payer les portes. C’est ensemble que nous les avons fait danser, ensemble que nous les avons embrassées, ensemble que nous les avons prises par la main et traînées jusqu’à la grange de la veuve Michelet et c’est ensemble que nous leur avons fait l’amour. Enfin, pour ce que ça a duré... C’est encore ensemble que le lendemain Martin tombait amoureux de Michèle, Grégoire de Rose et moi de Bernadette...

Et aujourd’hui, c’est ensemble que nous montons dans le train...

 

Allons, enfants de la patrie...

 

 

II

 

Il pleuvait des bombes comme la mauvaise grêle en mai. Au país(1), elle était coutumière et dévastait les récoltes comme ici les obus de 75 décimaient les troupes. On n’y voyait pas à dix pas, comme happé par le brouillard dans le pays arédien au printemps. Mais pas de brume ici. De la boue et la fumée de la gueule des mortiers balançant leurs explosifs. J’ai perdu mon régiment, noyé dans ce bourbier. À côté de moi un gars – boche ou français, je ne saurais dire - vient de s’évaporer sous mes yeux. Éclaté, viande hachée, purée humaine. Comme ces crapauds que gosses on faisait fumer jusqu’à ce qu’ils explosent. Ça pète de partout et même les obus qui s’écrasent sans exploser s’amorcent quand on marche dessus. Comment savoir où ils sont ? Ils sont partout ! Et ce bruit, continuellement, jour et nuit. Du bruit de partout. Mes oreilles bourdonnent sans cesse, ça grésille dans ma tête comme de l’huile qu’on fait frire. Ça m’empêche de bien entendre, ça me désoriente, ça me rend fou comme les voix qu’entendait la vieille Charlotte au pays. Celle qu’on appelait la folle. « Ça passera », avait dit le toubib il y a six mois. Je cours, enfin, autant que me le permet le sol ravagé, vaseux et meuble comme après un tremblement de terre. Enfin j’imagine. Je trébuche, me prends les pieds dans les filets d’un barbelé. Je tire sur ma jambe. Les pointes d’acier pénètrent mes chairs, me cisaillent le mollet. Je sens le chaud liquide poisseux couler le long de ma cheville et remplir mes godillots de chez Monteux. La plaie va s’infecter, on va me couper la jambe pour me sauver de la gangrène. Cul de jatte ! Merde. C’est comme ça ici. C’est arrivé à Petit Pierre, au gros Mortadelle – je n’ai jamais compris pourquoi on avait appelé ce boutonneux Mortadelle -, à la Bidouille aussi et à mille autres probablement. On ne fait pas dans le détail à la grande boucherie nationale. Mon pantalon se déchire. Je vais être bon pour un savon lors de la revue. Font chier avec leurs boutons astiqués et godasses cirées dans ce merdier. Je m’extirpe de crocs d’acier, trébuche, me redresse, tombe, glisse, marche à quatre pattes comme les chiens que nous sommes tous ici. Je profite d’un tronc calciné, le trognon de ce qui dut être un arbre jadis, pour me relever. Un projectile tombe. Je l’entends siffler et exploser. La détonation raisonne encore dans mon crâne dix minutes après qui me semblent dix heures. À moins que ce ne soient dix heures qui me paraîtront dix ans. Je colle mes mains à mes oreilles pour empêcher ce son qui résonne dans ma tête d’y entrer. C’est idiot. Un réflexe. J’erre comme un aliéné, je hurle, tourne en rond, tombe à genoux. Ma gueule noire se lave par traînées de larmes que je ne peux réprimer. Et je crie sans m’entendre. Je suis sourd. Quand l’ouïe me revient j’entends dans le lointain des chants et des rires portés par l’écho. Ce sont les Boches qui se marrent. Je ne dois pas être loin des lignes ennemies où le vent porte ce soir. Si c’est le vent, ils ne vont pas tarder à balancer leur putain de gaz moutarde. Ça te liquéfie les yeux, ça te brûle les chairs, te consume de l’intérieur, t’arrache les poumons et tu gerbes ta ration avant de crever comme les rats que tu as bouffés. Nouvelles salves. Je me demande où ils les trouvent, leurs munitions. C’est à croire que ces cons les chient. Ça hurle autour de moi. Les obus sont tombés juste. Je reçois des morceaux de bidoche en pleine face, ma gueule est couverte de sang et de tripes. Mes mains sont couvertes de sang. Je m’essuie du revers de la main alors que l’averse reprend. Épuisé, je plonge à terre mes mains couvrant mon crâne. Elle est belle l’armée française ! On avait bonne mine à la parade dans notre bel uniforme bleu et rouge avec notre fleur au fusil à chanter La Marseillaise et La Madelon. Ah ça ! Le sang impur, il en abreuve, des sillons ! Mais ce sang c’est le nôtre ! Ah ! On a bien fait de croire Poincaré et Viviani qui clamaient que « la mobilisation ce n’est pas la guerre ». Mais on fait quoi là ? Ils ont lancé aussi que la France serait « héroïquement défendue par tous ses fils ». Défendre la patrie ? Mais avec quoi ? L’effort de guerre ça fait six mois que je me le cogne. Six mois à être bombardé jour et nuit, six mois que des généraux hauts en couleurs, sous nos belles couleurs portées par le vent, nous intiment l’ordre de sortir de la tranchée, retranchés à l’arrière. Il en faut des couilles pour sortir. Les premiers sont sortis. Ah ça oui ! Avec la fleur encore au bout du fusil. Ils l’ont vite remplacée par la baïonnette. Enfin, ceux qui sont revenus. Tu les a vu les Fritz en face ? Voilà des types prêts au conflit. Pas des cons de paons à la parade. Des canards au casse-pipe. Merci la nation ! Des couilles oui, grosses comme des melons, comme des pastèques. J’en ai vu une fois. Ça a un goût de flotte. Mais avec le recul, c’était quand même meilleur que la merde qu’on bouffe aujourd’hui. Des couilles pour sortir de la tranchée. Et comme les premiers ont foutu la trouille aux autres, c’est à grand renfort de pinard qu’on remonte le moral des troupes. Combien m’en aura-t-il fallu pour quitter mon trou à rat ? 16 litres. Y en a qui y vont avec 20 litres. Parce que des couilles on n’en a pas ! Pas avec des fusils Lebel de 28 ans, pas avec des uniformes de la guerre de Sécession, pas avec du pinard. Et avec ça, on nous demande de gagner la guerre. Mais quelle guerre ? C’est qui cet archiduc de mon cul ! Qu’est-ce que j’en ai à battre de l’Alsace et de la Lorraine ! Je vais crever comme un chien, pire que ça, comme un chat écrasé sur la route, pour une guerre à laquelle je ne comprends rien. Pourtant j’étais volontaire. Ah ! Ça oui, comme tous les hommes de Saint-Yrieix ! À part le fils de l’instituteur. Ce planqué. Réformé pour un champignon entre les orteils. Combien de champignons on a attrapés ici avec les camarades ? Je ne compte plus, tant notre peau, celle qu’on cherche à sauver, n’est que putréfaction. On était fiers comme Artaban, on faisait les beaux. Et on l’était dans nos habits de bleuets. On embrassait les plus jolies filles de la contrée. Pour la plupart c’est le jour où ils furent dépucelés. Et moi je laissais ma femme. Comme tant d’autres. Mais celle des autres je m’en tamponne. La mienne... Ça bombarde de droite et de gauche. Je me demande bien le nom du débile qui a voulu qu’on creuse ces putains de tranchées. Notre tombe sans plaque de marbre dessus, sans plaque, sans nom. Des milliers, des millions d’anonymes peut-être, morts pour la France. Elle est belle la France tiens ! Tu vas voir qu’ils nous érigerons, je crois que c’est comme ça qu’on dit, des monuments à notre gloire et à celle de ces soldats sans nom, ces illustres inconnus. Les terriers c’est bon pour les taupes, les lapins et les renards, et il faut se lever tôt pour les choper. Je voudrais les y voir, ces galonnés. Alors que nous pauvres soldats, une rafale suffit ! Des fossés qui se gorgent d’eau à la moindre pluie. Où rigole la boue si elle dure deux jours. Et là, il y a que la boue qui rigole, parce que nous on se marre pas. On se noie dans cette mélasse. On s’endort le soir et on ne se réveille pas. Encore un obus qui tombe. Ça crache à vingt mètres à la ronde des éclats de métal et la roche arrachée au sol de France pour tuer ses enfants. Ceux qui la défendent. Projeté à cinquante pas, je me relève par miracle alors que je ne souhaite que mourir. Ça pue la pisse autour de moi. Ça pue la merde. Et je me rends compte que c’est moi. Moi qui vient de me pisser dessus comme un gosse, moi qui vient de me chier aux frocs. C’est la merde au cul que je cherche mon fusil à tâtons. Je le trouve enfin, l’empoigne et cours. Où est-ce que je cours ? À ma perte. Il n’y a pas d’issue. Il n’y en a jamais eu et en haut lieu ils le savent. Ils déciment la population française. Une taille franche. Du sang neuf qu’on aura quand on ne sera plus là.

Où est Martin ? Où est ce con de Grégoire ? On est montés dans le même train. On s’est embrassés sur le quai. On avait été à l’école ensemble. Grégoire, le pitre de service. Toujours un bon mot, même mauvais, et Martin qui avait droit à la réforme vu que son vieux était – est peut-être encore – docteur au village et qui voulut comme nous tous, à part ce planqué de Surchoux, sauver la patrie des Prussiens. Ils nous avaient ravi deux régions, amputé de deux mamelles de notre France, on leur ferait bouffer leur choucroute et leurs culottes de cuir à ses buveurs de pisse d’âne. On s’était trompés, on prenait une déculottée. Que sont-ils devenus mes amis d’enfance ? Morts. Probablement. Je l’espère tout du moins. Mieux vaut mourir que vivre cet enfer. J’exècre la patrie qui m’a leurré pour nourrir son charnier, j’exècre mes parents qui m’ont élevé pour en arriver là. Qu’elle est loin ma terre ! Celle de mes aïeux que je labourais et devrais ensemencer. Ici tout n’est que labour mais rien ne repoussera plus dans ces sillons stérilisés. Qu’un obus me fauche ! Qu’il m’emporte ! Mais j’ai de la chance. J’en ai toujours eu. On me prédit centenaire au village. Comme la granda-mair(2). Un siècle d’enfer. J’en ai vu se coller le canon du fusil à la verticale sur la pomme d’Adam, appuyer sur la gâchette et partir sans tête vers le paradis. On leur en refusera l’entrée. Pauvres suicidés. Mais l’enfer sous terre n’est sans doute rien face à l’enfer sur cette terre. 1,80 mètre de bois et d’acier pour que la balle de 8 millimètres soit française... Bombe ! Bombe ! Bombe ! Ça soulève des mottes de terre à cent mètres au-dessus de ton casque de cuir. Bombe ! Bombe ! Bombe ! Mon Dieu laissez-moi mourir... Ça tombe de partout et de nulle part. Il est impossible de savoir si cette merde est française ou allemande. De toute façon c’est égal. Le résultat est le même. On y passera tous. Écrasés, laminés, broyés, hachés, rétamés. Lapidés à coups de shrapnells, comme des femmes infidèles par nos maîtres allemands. Parce qu’il faudra bien se l’avouer un jour : ils vont la gagner cette saloperie de guerre. Ils vont nous piétiner avec leurs bottes cirées. Pourquoi cette merde avec nos voisins ? Où est Charlemagne ? Le Saint Empereur Germanique, couronné en 800 sous le grand chêne dont nous rebattait les oreilles monsieur Mangin à l’école. L’était pas allemand cet empereur français ? Combien de siècles d’histoire commune et combien aujourd’hui de rancune... Plus que dans un couple mal assorti. Plus que de reproches à un mari volage. Des hommes comme les autres. Les mêmes devant Dieu, clame le curé sur sa chaire. Des hommes s’entretuant. Et tous ces hommes j’en aurais rien à foutre si je n’étais pas l’un d’eux. Accalmie de courte durée et nouvelle giboulée. Ça tombe dru. Pire qu’un soir d’orage en août. Un temps à ne pas aller chercher une vache ou une brebis égarée. Et moi je suis sous l’ondée. Je récite malgré moi cette prière censée protéger de l’orage : Santa Barba, Senta Flor, pôrte la crôtz dau Sauvador si zo dise tres côpz ! Viva la crôtz ! La tonôdre tombara pas jamais sus ieu, sus nos enfants, ni sus degun daus meus(3). Et me voilà hurlant « Viva la crôtz ! Viva la crôtz ! Viva la crôtz(4) ! » Par quel miracle, moi qui ne prie plus Dieu depuis six mois, n’ai-je pas encore été emporté par la volée ? Même l’aumônier est parti. En premier. Sans doute Dieu rappelle-t-il à lui ses serviteurs avant ses pécheurs. Combien de tonnes de ferraille tombe-t-il à la seconde ? Maintenant je sais qui a inventé la poudre. Ce n’est pas le Bernard Potiloquet, tout le monde l’a assez répété en riant au village. Du temps où on riait encore. Ni les Chinois comme l’affirmait l’instituteur caché derrière sa large moustache jaunie au tabac. Ce sont les Boches. Ça éclate autour de moi, je lève les bras au ciel, je pense à ma femme et attends le verdict. Ma femme. Là-bas. Au pays.

 

 

III

 

Lundi 25 janvier 1915...

 

Enfant, je croyais qu’on pouvait vivre heureux. Même avec rien. Ou pas grand-chose.

Je suis né le 24 juin 1896. La délivrance fut difficile et la maman y laissa sa matrice. De ce jour, jamais elle n’eut d’autres enfants. On dira que c’est les aiguilles à tricoter de la vieille Solange qui avaient détraqué la machine. Le père, tout à se demander quel besoin avait sa femme de faire sauter le rejeton dans son giron plutôt que sur ses genoux mit le holà. Et on n’en parla plus. Même si j’étais blond comme un épi de blé et lui brun comme le jais.

Et j’ai poussé, comme le chiendent, passant plus de temps dans le ruisseau qu’à user mes pantalons sur les bancs de l’école. C’était pas fait pour moi, avait dit mon père qui préférait garder mes deux bras et mes deux jambes à la ferme que remplir un cerveau. Il n’avait pas tort : à trop penser on se détraque la tête. C’est ce qui a rendu fou le vieux Mangin, l’ancien instituteur, pas le père du planqué non, le précédent. À trop lire des livres trop épais, il a perdu la tête. Le bizoret(5) qu’on l’appela, comme on avait appelé le bizoret le fils Gronchon avant lui. À part que le fils Gronchon était né bizoret. Il paraît que c’était de la faute du père, que comme c’était un fainéant qui ne finissait jamais rien, il avait fini son fils à la pisse. Toujours est-il que le vieux Mangin s’enferma dans sa maison, s’assit sur son fauteuil, prit un livre et se laissa recouvrir par la poussière. Quand il avait fini son livre, il se levait, sortait dans la rue et racontait à qui voulait l’entendre ce qu’il avait lu. Et l’entendre, on n’avait pas beaucoup le choix, vu que le bizoret était sourd comme un pot et qu’il hurlait pour s’entendre parler. Il paraît que c’est un grillon qui lui aurait dévoré le tympan. Le vieux, qui n’était à l’époque pas encore très vieux, faisait la sieste dans le pré de Chaumier. L’insecte serait entré dans son oreille pour ne jamais en ressortir. Certains prétendent que c’est à partir de ce jour qu’il perdit la tête. Il paraît qu’il entend encore le petit violoniste faire ses gammes dans son crâne. On m’a dit une fois qu’il y en avait un dans chaque village. Pas un grillon dans une oreille, un follet. Moi je l’aimais bien le nôtre. Il sentait un peu la pisse mais il connaissait tout sur tout et tout surtout. Le peu que j’ai appris, je ne le dois pas à l’école, vu que j’aidais à la ferme, mais au bizoret. Mon père s’en méfiait un peu ; « Qu’il ne te mette pas de sales idées dans la tête ! » grognait-il avant de poursuivre par : « Et qu’il ne pose pas ses sales pattes sur toi ! » Je n’ai su que plus tard que Mangin avait été viré de l’école, limogé comme on dit depuis la guerre, parce qu’il aimait un peu trop les enfants. Certains disaient aussi que c’est ce qui l’avait rendu un peu fou.

À la ferme, le temps s’écoulait comme il s’écoule à la campagne. Lentement, et au rythme des saisons. Du travail il y en avait. Pour dix. Et nous n’étions que deux. Alors on travaillait double, comme disait le père qui ne savait pas compter au-delà de ses dix doigts.

Il avait eu de la chance, le vieux. Il aurait pu rester colon(6) toute sa vie. Aller et venir de fermes en fermes à la Saint-Martin pour gagner son pain. Comme son père. Comme son grand-père et le père de ce dernier... Mais le père François, qui avait des terres et des terres, à croire que le pays lui appartenait, lui donna quelques mètres carré. « Cent hectares », clamait mon père tout à sa fierté. « Dix », avait noté Maître Chauvin sur l’acte de propriété. Mais comme le vieux ne savait pas plus lire que compter, c’est sur cent hectares qu’il travaillait.

 

En janvier, la terre déjà avare était dure. Je curais les ruisseaux, de la boue jusqu’aux genoux, tandis que le père, fatigué par l’âge, réparait les outils. « Un bon ouvrier prend toujours soin de ses outils », aimait-il à dire, colon dans l’âme. Alors il les brossait, les cirait, rafistolait un manche, les aiguisait... À janvier succédait février. Là, pendant que le vieux fagotait le bois comme les feuillardiers du côté de Châlus, de chez nous, ou de la Dordogne limitrophe, j’étalais le fumier dans les champs. Une horreur. Cette odeur de merde et de pourriture. J’aimerais me rouler dedans, m’en parfumer pour inviter ma belle, aujourd’hui que je sais ce qu’est la pestilence. Et mars viendrait, avec ses pluies et sa grêle, le bœuf, le soc et le labourage pour qu’en avril l’on sème le trèfle et les graines de printemps et plantions les pommes de terre pour l’hiver. Fallait quand même les biner en mai, comme on plantait les légumes qu’on binerait en juin en même temps qu’on ferait les foins qui seraient achevés en juillet si des bras étaient venus nous aider. Venaient Mougeot père et fils, la tribu Archambaud, les frères Joliet et le vieux Bernandin, armés de leur faux. Pour cent hectares il eût fallu du temps. Avec dix on gagnait du temps. Puis venaient août et la cueillette des prunes. Et vu qu’on n’avait qu’un prunier et pas bien gros, c’était vite fait. Elles étaient jaunes, gorgées de sucre que nous bataillaient guêpes et frelons, et avaient toutes un ver qui créchait lové contre le noyau. « Si elles sont bonnes pour lui, elles sont bonnes pour nous », disait mon père en ôtant l’asticot de la pointe de son couteau. Pour le reste, j’allais les piquer chez les voisins. Elles étaient bien meilleures, elles avaient le goût du larcin. Avec septembre s’annonçaient la fin de l’été, la venue de la batteuse, les pommes de terre à arracher, trier, remiser à la cave... Le père avait un alambic tout en cuivre et en spirale qu’il avait hérité d’on ne savait quel arrière grand-oncle bouilleur de cru. Et comme on avait quelques pommiers, que ces derniers donnaient et que le père n’était pas un amateur de tartes aux pommes, on faisait du cidre en octobre. En novembre, on se couvrait et le père allait glaner les châtaignes que la maman ferait griller dans l’âtre ou bouillir dans la marmite. Honnêtement, je les préfère grillées. Et moi ? Je semais le blé qu’on faucherait comme chaque année au début de l’été, comme j’aurais dû le faire cette année. Enfin décembre et la fin de l’année. Pas de Noël chez moi, pas de Noël ici. Une orange, une messe. La vraie fête, celle de fin d’année, c’est la Saint-Cochon. Pas un jouet en bois comme chez ce planqué de Surchoux, mais de la viande pour l’année.

 

Une vie simple, comme devrait être la vie.

 

 

IV

 

Les obus pestelen(7) de toutes parts. À chaque salve le ciel s’illumine comme en plein jour. Un déluge qui ne prendra jamais fin. Je me réfugie dans un cratère. Il a été creusé par une bombe. Rares sont les fois où elles tombent deux fois au même endroit. Je glisse au fond, tombe le visage dans la boue, la tête butant contre le cadavre d’un cheval à demi dévoré par les charognards. Ça pue la mort dans ce trou à rats. Depuis combien de temps cette rosse croupit-elle là ? La ramada(8) s’abat alentour. Je me réfugie contre la panse de cette charogne comme un communard derrière un sac de sable. Je pense à ma mère. Cette femme qui m’a mis au monde. Qui me chantait « Som som, vene, vene, vene ; Som som, vene, vene donc. Le petit vòu tant duermir, Le som ne pòt pas venir(9). » Comme dans la chanson, le sommeil ne viendrait pas. Depuis combien de temps n’ai-je pas dormi ? Je me souviens vaguement avoir somnolé un jour. Debout. Contre les parois de la tranchée. Cette bête pue. Elle empeste la mort. Je sens les vers dévorant ses entrailles glisser sous ma veste, courir sur ma peau. Je le sens ! Ils sont là ! Ils vont me bouffer vivant ! Je me redresse d’un bond, secoue mon uniforme, m’agite comme un dément. Sacaraud(10) que je suis, perdu dans ce brouet de sang et de terre. Il n’y a rien dans cette saloperie de redingote, rien et je le sais. Tout est dans ma tête. Cette tête pleine d’horreur et qui en invente de nouvelles chaque heure comme si celles passant par mes yeux ne suffisaient pas. Je sors de l’entonnoir(11), glisse, m’accroche aux parois, grattant la terre de mes ongles, pareil à une bête. Je suis un porc dans la fange. À la Saint-Cochon on me débitera. Ou avant. Bien avant. Ici. Là. Demain peut-être. Aujourd’hui sûrement. La tête me tourne au sortir du gouffre. En contrebas, la carcasse est toujours là. Elle y restera. Elle y pourrira. Comme j’y pourrirai. La tête me tourne. Mon ventre me tenaille. La faim. Ici on a toujours faim. Même si l’appétit nous est coupé depuis longtemps. Mais le ventre, le corps réclame sa part. Je n’étais pas bien gros en arrivant. Raquenit(12), disait de moi ma mainin(13), tant je n’avais, enfant, que la peau sur les os. Mon paquetage devait peser plus lourd que moi. Là, entre la dysenterie, comme ils disent pour parler de la chiasse, et ce putain de nœud dans le bide, j’ai bien dû perdre 10 kilos. À ce régime, demain il ne restera de moi que des os, comme cette bête morte, là, dans le cratère. Je sors, j’ai envie d’inspirer à fond, de garnir mes poumons à les en faire éclater. Mais on ne m’en laissera pas le temps. Sitôt mes narines s’enflent, mes poumons se dilatent, que le feu redouble de violence. Sur la droite j’entends des voix : « Planquez-vous ! », « À terre ! », « Aux abris ! » Des Français, des camarades, des amis peut-être. Où sont-ils, je ne les vois pas. Seuls leurs mots me parviennent quand la bourrasque s’abat sur nous. Des obus par centaines, par milliers, comment les compter alors qu’on cherche à sauver sa maigre peau. Ça pète à gauche, à droite, de partout. Pas loin, à quelques mètres, à deux pas, les gars hurlent leur désarroi. « À terre ! À terre ! Merde ! À terre ! » et puis plus rien. Plus un cri. Seulement le sifflement des bombes et les détonations. Celle qui accompagna le silence de mes frères couvrit mon visage de sang. Le sang de ces hommes qui, une seconde avant, cherchaient encore à survivre. Survivre pour quoi ? Pour revivre le même cauchemar demain ? Ils l’ont regrettée cette bombe, mais Dieu sait qu’elle leur fut salvatrice ! Ils ne le sauront jamais. Et pourtant, en leur écourtant la vie, elle la leur aura sauvée. Le sang recouvre ma peau alors que mon cœur s’emballe pour propulser le mien dans mes veines. De la veine, j’en ai toujours eu. Gamin, je passais au travers des noises. Combien de cerises ai-je becqueté dans l’arbre du père François ? Des bigarreaux gros comme le pouce et c’est ce con de Martin qui prenait la volée de gros sel. Il était pas fin le père François. Que pouvait-il lui foutre que ce soient des drôles qui bouffent ses cerises plutôt que des étourneaux ? À croire que le vieux préférait les oiseaux ! C’était le bon temps, celui d’avant. Parce que la chance aujourd’hui est synonyme de guigne. Comme les mauvaises cerises du père Boutaud. Chez lui on n’y allait pas, ni les étourneaux d’ailleurs. La chance c’est quand on gagne. Ici, quand tu t’en tires, tu as perdu une bonne occasion de te tirer de ce merdier. Heureux les blessés, les mutilés, les gueules cassées. À l’arrière ! Alors que toi, le veinard, tu continues à en prendre plein la gueule. Et comme tu as du bol, jamais tu n’auras la chance de te choper une bonne gangrène. Je donnerais volontiers une guibole pour sortir d’ici. Le Jean l’a fait. Il a pris un couteau rouillé et s’est ouvert la cuisse. Ça faisait un mois qu’on était là et déjà il craquait. Ça s’est infecté, on l’a conduit à l’arrière, on lui a scié la jambe et aujourd’hui il claudique je ne sais où entre Toulouse et Perpignan. Fini la guerre pour pépère. Et pensionné de guerre avec ça ! J’ai pas les couilles de faire ça. Ou pas assez les foies. Je ne sais pas. Je m’approche des corps. Leur chair palpite encore. Certains bougent encore qui un bras, qui une jambe. Des réflexes peut-être. Des râles s’évaporent des cadavres. Ils sont déjà morts. Ou le seront dans la minute. Il le vaudrait mieux. Ils sont de la 42e. Ce n’est pas mon corps, ce ne sont pas des camarades, ce n’est plus personne, mais ça aurait pu être des amis et c’était des hommes. Ça sent le cochon grillé comme à la Saint-Cochon. Ça pue le porc, ça ouvre l’appétit et il n’y a qu’un charnier, il n’y a que des hommes comme moi ! L’un d’eux m’attrape la cheville de sa main calcinée. J’ai malgré moi un mouvement de recul. Il balbutie, la bouche pleine de grumeaux, mélange de bave et de sang. Il ne se rend même pas compte qu’il n’a plus de corps en dessous de la ceinture quand il m’implore de l’aider. Qui est-il ? Qui était-il ? Combien d’enfants laisse-t-il ? Je me dégage et cours vers mon salut. À l’opposé des bombes allemandes. Vers mon camp, vers la France pour qui je me bats. Ironie sans doute. Ou faiblesse d’esprit. Parce que c’est la France qui me bat et que c’est l’Allemagne qui bat la France. Mes lignes, rejoindre mes lignes. Regagner cette tranchée inepte, ce tombeau, mais ne plus subir ce flot de pourriture. J’avance. Je sais cette fois que je vais dans le bon sens. Bientôt. Avant que le jour ne se lève j’aurais rejoint le giron de la patrie. Et puis raisonne un coup de sifflet. Le signal. Je le connais. Je le connais trop bien... Les types enivrés au mauvais vin d’Anjou vont sortir. C’est l’heure de montrer aux Boches qu’on n’est pas plus cons qu’eux. Alors on grimpe à l’échelle de fortune, on passe le parapet et on court comme des dératés vers les lignes ennemies, fusils chargés et baïonnettes au canon. On court en criant « vive la France » alors que la France ne vit plus, elle est exsangue ! Vive la France et crève tes enfants. Je cours moi aussi. Je cours. Je cours et eux, mes compatriotes, courent. Ils courent vers moi, pareils à des amants retrouvant enfin l’être aimé. Comme je le ferais pour serrer dans mes bras Louison. Demain. Après-demain. Ou jamais. Ils courent à ma rencontre et ouvrent le feu. La première balle je la reçois dans l’épaule. Ça me freine, mais pas assez. Emporté par mon élan, j’avance. La seconde me touche à la cuisse. La traverse pour se perdre je ne sais où. Je trébuche. Me relève et reçois un coup de crosse derrière le crâne. Je tombe. J’espère que je suis mort.

 

 

V

 

Dimanche 7 février 1915...

 

À peine commencé qu’il me tarde que ce mois soit achevé. 28 jours cette année, c’est déjà ça de gagné... Aujourd’hui c’est la Saint-Blaise. J’ai fait une prière pour honorer notre saint patron, qu’il protège nos bêtes et notre terre...

 

***

*

 

J’ai poussé. Trop vite, disait mon père. À ne rien apprendre à l’école de Jules Ferry, j’ai appris à celle de la vie. Des conneries. De gosse, certes. Mais des conneries quand même. Le garde champêtre est venu une fois à la maison avec son âne sur lequel il ne montait plus depuis belle lurette, pour la même raison que le facteur ne livrait plus le courrier à bicyclette. Parce qu’ils en tombaient. Parce que la gnôle l’avait emporté sur l’équilibre. À trop chaparder cerises, prunes, pommes selon la saison on m’avait mis le grappin dessus, promis la prison et une mort certaine, la tête tranchée par la guillotine. On ferait venir de Paris le mythique Anatole Deibler, fils de Louis, bourreaux de père en fils depuis que le monde est monde et qu’on y tranche des têtes. Il avait bien rasé de près la bande Pollet et venait de raccourcir la bande à Bonnot. Alors pourquoi pas moi... Finalement ce sera une balle allemande qui m’emportera la tête, mais la prédiction était juste.

J’ai poussé comme la mauvaise herbe, celle qu’on arrache des semis, et j’ai rencontré Margot.

Margot voulait se marier. N’était-elle pas allée jusqu’à Saint-Pardoux-la-Croisille tremper son pied gauche en rougissant dans la fontaine de sainte Eutrope ? N’avait-elle pas piqué des épingles dans la statue de la sainte martyre ? Puis n’avait-elle pas pris la route de Budelière pour jeter des pièces de monnaie dans la fontaine de sainte Radegonde ? N’allait-elle pas, du haut de ses seize ans, au bal tous les dimanches sous l’œil noir de la vieille Louise ? Elle voulait se marier, la Margot. Dans l’année. Et ce depuis la Sainte-Catherine précédente. En même temps ça arrangeait bien son père, le vieux Frinchain et sa mère, la vieille Frinchain. Quinze gosses, pas un d’élevé ! De la graine de canaille. Il paraît qu’il y a des pouilleux dans chaque village et que plus le village est grand plus il y a de pouilleux. Les nôtres c’étaient les fils Frinchain. Quinze gosses, quinze gars et douze en vie. René fut oublié dans son couffin et creva de faim. C’était le premier, on n’avait pas l’habitude. Les bêtes, on sait bien que ça becte tous les jours. Mais un nourrisson ! Puis vint Léon, né après Bernard, Alain, Serge et Joseph, qui fut oublié dans la forêt alors qu’on glanait du petit bois pour l’hiver. On l’a pas retrouvé. Paraît – il paraît beaucoup parfois – que le leberon(14) l’a emporté. Comme il avait pris la femme du Glandieux, bien que tout le monde sache qu’il l’avait découpée à coups de hache un soir de beuverie. Enfin Jésus qui, protégé par le seigneur, sortit tout bleu du giron de la mère Frinchain. On ne sait ce qu’il est advenu du petit mort. Le curé ne voulut pas l’enterrer en terre consacrée vu qu’il n’avait pas été baptisé. Il paraît, mais il paraît beaucoup, que le père Frinchain l’a donné à manger aux cochons. Quinze gosses, quinze gars, douze en vie et, sur le tard, alors que la vieille avait soi-disant cassé le moule, elle donne le jour à Margot. Seize gosses, quinze gars et une fille.

Margot était donc pressée de se marier. À tout dire, elle avait mauvaise réputation Margot. Si bien qu’on l’appelait la Margot. Comme s’il y en avait d’autres... Cette précipitation à trouver un mari délia les langues. On prétendit que la petite avait un polichinelle dans le tiroir. Moi, tout ce que je savais, c’est que Polichinelle monte à l’échelle. Et que le tiroir aurait été rempli par le vieux Frinchain. On n’en parlait, mais pas trop. C’était une histoire de famille et tant que ça restait dans la famille il n’y avait pas si grand mal.

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