La chute du cafard , livre ebook
242
pages
Français
Ebooks
2018
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« À Thierry, Stéphane, Jean-François, Valérie et Antoine, mes amis du Berry. À Marceau Bertero-Niel. »
PRÉAMBULE
Le jardin.
L’endroit préféré d’Isabelle.
Un petit escalier qui grimpe entre des troènes géants vers la terrasse.
Il est assis sur la dernière marche. Derrière lui, sa maison est éclairée par la lune et le halo d’un lampadaire. Le mélange de lumière donne aux murs un aspect jauni autour des ouvertures noircies et condamnées par des scellés en rubalise fluo. L’air diffuse une odeur de cendre et de brûlé, qu’il respire à pleins poumons comme s’il se shootait déjà au parfum de sa propre mort.
Il attend. Une voiture noire.
Ses mains se crispent, se rétractent, se referment. Gonflées comme si elles étaient animées de leur propre colère.
Il ne les contrôle plus.
Ce ne sont plus les siennes.
Ce sont les mains d’un autre homme.
Les mains d’un assassin.
Ce jardin. Cette maison. Cette ville.
C’est là que tout a commencé.
Le début de la fin.
C’est là que ça doit finir.
La voiture noire se fait attendre.
La fin prend son temps, tu vois. Encore un peu de répit.
Il repense à son arrivée dans la ville.
Il y avait des signes, pourtant.
Le mendiant t’avait prévenu, tu te souviens ?
C’était il y a trois ans. Il avait manqué la sortie de l’autoroute, roulé sur des kilomètres avant la suivante. Paysage uniforme, de champs et de pâtures.
Une demi-heure plus tard, péage à Saint-Amand-Montrond, et ce mot d’accueil au bord de la nationale : « Bienvenue dans l’Indre, pays des harmonies ».
Il se souvient du ciel gris tamisant la lumière, du soleil pâle presque blanc, des champs jaunes tachés de noir, auréolés de tournesols, des nuances de vert et de marron qui peignaient les forêts. Il se souvient de ces rangées de chênes, alignées comme une armée d’ombres qui quadrillaient la route. Il commençait à étouffer.
Le premier village lui fit l’effet d’une bouffée d’oxygène. Des enclos où paissaient des chevaux et des vaches. De petites fermes, des maisons au toit brun.
Mais où sont les gens ?
La route en ligne droite. Pas un seul véhicule. Sur un sentier, deux tracteurs tiraient une carriole chargée de billots de bois. Le paysage se dupliquait sans relâche. Les villages suivants, tels des pointillés entre champs et forêts, semblaient déserts.
Il se dit qu’il subissait un rite de passage lorsque la ville avait fini par apparaître. Longue avenue bordée d’ormeaux et de blocs de maisons sur deux étages, découpés tous les six mètres en tranches d’habitations tellement étroites qu’on devait y partager le chauffage et le bruit, les rires et les cris…
La voie ferrée. Un train arrivait. Des voyageurs sortaient de la gare en marchant au ralenti.
Il se souvient d’une subite envie de fumer. Une rechute. C’était comme ça quand il n’avait pas le moral. Bon sang, il venait tout juste d’être muté et son arrivée lui fichait déjà le bourdon.
Dans un débit de tabac, le commerçant avait demandé :
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Il s’était senti idiot face à la question. Quand il y repense trois ans après, il sait ce qu’il aurait dû répondre.
Rien.
Il n’avait rien à faire ici.
Il aurait mieux fait de fuir.
Il avait fumé sa clope en marchant tout droit, le long d’une place où l’on démontait les chalets d’un marché artisanal. C’est à ce moment-là que son regard était venu buter sur la tour. Trente étages de verre et d’acier, de plaques noires et bleues, dominaient le quartier tel un mirador. Un clou dans le cœur de la ville.
La vision l’avait tellement scotché qu’il avait trébuché sur une chaussure qui dépassait d’un porche. Une tête hirsute jaillit d’un sac de couchage bouffé aux mites.
Il s’excusa. L’individu, un mendiant, retira sa jambe nue et son pied chaussé d’une Rangers trouée. Et le considéra d’un air amusé.
— C’est notre building qui te met dans cet état, l’étranger ?
Le mendiant s’esclaffa. Son rire tonitruant s’étrangla en une toux glaireuse et une salve de postillons.
Il s’essuya la bouche et de la même main tendue réclama une clope.
— Merci.
La flamme d’un Zippo l’éclaira. Il alluma la cigarette et invita l’étranger à s’asseoir, puis tourna son regard vers le building.
— L’histoire de cette tour, c’est un peu celle de notre ville. Avant, il y avait là une merveille de théâtre baroque et ils l’ont remplacé par ce doigt d’honneur en hommage aux Américains…
— Les Américains ? En souvenir de la Libération ?
Le mendiant prit une longue taffe.
— Bien après la guerre, mon pote. L’âge d’or, grâce aux Amerloques…
Un franc sourire ourla ses lèvres, son œil droit se mit à pétiller, le gauche, mi-clos, continuait à l’observer comme une espèce rare.
— Ça nous est tombé du ciel ! Imagine un B 52 qui se serait écrasé dans la forêt de Lancosme avec le trésor de la Réserve fédérale à bord. On est en 1951, et du jour au lendemain, 5 000 Yankees débarquent dans notre bled de 30 000 péquenots. Des dollars comme s’il en pleuvait, des motos qui grondent comme le tonnerre, des Marlboro, du chewing-gum, du whisky, du Coca… Les gosses les regardaient comme des Martiens. Les filles se pâmaient en rêvant d’Hollywood. Les commerçants se frottaient les mains. Tu te demandes pourquoi ils ont débarqué ici ?
L’homme hocha la tête en tirant sur sa clope.
— Ben, à cause de l’aéroport, mon gars. On y réparait, équipait, assemblait les pièces des avions de l’Air Force pour toute l’Europe. Tu penses bien qu’il fallait les loger : au plus fort, ils étaient 8 000 à bosser à l’aéroport, la plus grande base aérienne de l’Otan. Alors, le maire de l’époque a fait construire deux nouveaux quartiers rien que pour eux, à Touvent et au Brassioux.
Le mendiant s’envolait dans les volutes de fumée qu’il suivait de ses yeux maintenant écarquillés.
— Nous, à côté, on était des bouseux, des attardés. On ne connaissait pas le jazz, le jerk, le be-bop et tout ça. On n’avait jamais vu un 78 tours. Putain, grâce aux Amerloques, le pouls de la ville s’est emballé comme si Elvis la faisait guincher tous les samedi soirs. Ça venait de Bourges, d’Orléans, de Tours et même de Paname s’encanailler chez nous. Les dancings étaient bourrés, les Yankees et nous autres aussi. Même les paysans montaient à la ville, moins pour danser le jerk que pour les fleurs de bordel qui s’épanouissaient à la vue des billets verts. Imagine : 80 dancings et maisons closes ! J’aurais voulu vivre nulle part ailleurs à cette époque bénie.
Quel âge avait-il ? Sa barbe grise pleine de morve mangeait ses joues. Une épaisse frange couvrait son front et ses oreilles. Seul le contour de ses yeux rouges, où brillaient par intermittence deux billes d’un bleu cobalt, trahissait quelques signes de vieillesse.
— Mais en 1967, patatras. De Gaulle siffle la fin du bal. La France sort de l’OTAN. Les Ricains remballent leurs avions et leurs dollars. Les dancings et les bordels tirent le rideau, les commerçants tirent la gueule et il ne reste plus que les mauvaises herbes pour danser sur le tarmac de l’aéroport. Voilà, tu connais l’histoire de la ville.
L’étranger s’était adossé à une vitrine derrière lui. Machinalement, il avait jeté un coup d’œil dans la boutique. Un salon de coiffure. Les chaises, le mobilier, le rasoir du barbier : le matériel n’avait pas évolué depuis un demi-siècle.
Le mendiant avait capté son étonnement.
— Ouais, tu as tout compris. Beaucoup ne s’en sont pas encore remis, de l’âge d’or… Comme cette architecte sous Prozac qui a fait construire l’horreur érigée en face de toi. Le building…
— Et aujourd’hui, c’est comment ici ?
Le mendiant semblait ne pas avoir entendu la question. Son regard le traversait comme s’il ne pouvait détacher ses yeux du building.
— On dirait la broche d’un vieux tourne-disque, tu trouves pas ? Alors, imagine. La ville qui tourne autour… Ferme les yeux… Tu la vois tourner ? Ben, à l’ère du CD et des IPods, notre bled vivote à la vitesse d’un vieux vinyle rayé… Bien sûr, on a eu l’autoroute, cette sombre balafre qui traverse notre belle campagne. On nous promet le TGV, mais tout le monde sait qu’il passera au large, à Bourges et Limoges. En attendant, la manufacture de tabac et les usines de textile ont disparu, les sous-traitants de l’automobile périclitent, les fabricants de madeleines et de biscottes débauchent, les garnisons militaires désertent et l’aéroport démantèle les avions en fin de vie grâce aux deniers du contribuable.
L’homme recula sur son postérieur pour venir se coller contre la vitrine.
— Dis, tu voudrais pas fumer un truc un peu plus fort ?
Le mendiant lui prépara un joint. Il en avait bien besoin.
— Comment tu sais que je ne suis pas d’ici ?
— Ta démarche, mon gars. Les gens d’ici marchent à la vitesse de la ville. Ça se voit que t’es pas d’cheu nous , comme on dit en patois, vu comme tu déambules.
Il tétait le joint en inspirant de plus en plus fort.
— Fais gaffe à pas rester trop longtemps, mon pote !
Le mendiant disparut un moment derrière un nuage de fumée. On ne distinguait plus que la trame de son visage.
L’homme se souvient de ce moment où il avait eu envie de se barrer. S’il n’y avait pas eu Isabelle et François, il aurait repris la voiture, roulé en sens inverse et serait revenu à son point de départ. Le mendiant se marrait en le fixant.
Puis des flics municipaux, à la démarche lente et roublarde, leur étaient tombés dessus.
— Vous fumez quoi, les gars ?
L’étranger avait alors dégainé sa carte tricolore.
— Commandant Lespoir, police nationale.
Le visage du mendiant avait viré plus gris que sa barbe. Son « pote » s’était levé en lui faisant un clin d’œil.
— Après tout, mon gars, tu survivras peut-être plus longtemps que les autres, ici… Tu m’as l’air d’être un malin. Et un coriace. Bonne chance, alors… Mais fais quand même gaffe aux jeunes.
— Aux jeunes ?
— Ouais, ici, ils s’emmerdent. Mortellement.
Le mendiant avait raison.
La voiture noire arrive. Il est temps d’en finir.
Ses mains se dressent alors devant son visage.
Belles comme des têtes de cobra. Qui se tournent vers