Qu’un sang bien pur abreuve nos salons , livre ebook
176
pages
Français
Ebooks
2022
Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne En savoir plus
Découvre YouScribe et accède à tout notre catalogue !
Découvre YouScribe et accède à tout notre catalogue !
176
pages
Français
Ebooks
2022
Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage
Obtenez un accès à la bibliothèque pour le consulter en ligne En savoir plus
Jean-François Pré
QU’UN SANG BIEN PUR ABREUVE NOS SALONS
À la mémoire de Thierry Berlanda, philosophe, talentueux auteur de polars, décédé peu de temps avant la parution de ce livre.
Il est permis de violer l’histoire, à condition de lui faire un enfant.
Alexandre Dumas
Prologue
Langsamer se sent idiot.
Comme s’il regardait sa propre image dans un miroir, croyant y voir quelqu’un d’autre.
C’en est presque risible.
Arriver à son âge et se trouver devant une scène que le plus hardi de ses fantasmes n’eût jamais pu concevoir. Et, de surcroît, acteur de cette scène. Le comble… !
Acteur involontaire, peut-être, mais acteur quand même.
La honte…
Des fantasmes, le cerveau du flic n’en a jamais conçu. L’ex-commissaire vit dans le concret. Il est rationnel, cartésien ; pour lui, deux et deux font quatre. Le rêve et la libido ne chatouillent guère ses synapses. C’est un mauvais client pour les psys.
Au cours de sa longue carrière dans la police, il croyait avoir visité tous les égouts de l’âme humaine. Au crépuscule de sa vie, le sage sait qu’il ne sait rien. Mais Langsamer n’a pas encore atteint ce degré de sagesse. D’où cette inertie béante, le pétrifiant comme un sortilège.
Les bras lui en tombent. C’est ainsi que la langue orale décrit cet état de sidération, mais c’est une métaphore. Car – dans le monde réel, le monde présent – ses bras ne peuvent plus tomber.
Ils sont attachés !
Pour la première fois de sa vie adulte, Langsamer a l’air ahuri. Une rupture s’est produite dans la chaîne du raisonnement. Un maillon a sauté. Le grand scénariste de la comédie humaine, qu’il croyait être, a raté un épisode. Il pourrait se sentir humilié s’il comprenait le sens de ce verbe. Mais comme la vie ne lui a pas appris le mot « échec », ses facultés cognitives sont congelées.
Congelé. Un attribut de circonstance dans cette pièce blanche et froide. Aux murs uniformes, glabres, lisses.
Une porte s’ouvre. Une femme en blouse blanche se dirige vers lui.
Peut-être va-t-elle lui expliquer…
PREMIÈRE PARTIE
1
Quinze jours plus tôt.
Comme tous les gens qui n’ont jamais fait jeune, Langsamer ne se sentait pas vieillir. Il ne suivait aucun traitement, acceptait son embonpoint et remerciait le Ciel de lui garder intactes ses facultés. Le Ciel – ou toute autre entité spirituelle supposée réguler la fourmilière humaine – l’avait même préservé de cette érosion neuronique qui efface les bénéfices de l’expérience.
C’est dans la nostalgie que le vieux flic ressentait le poids de l’âge. Cette nostalgie dont les tenailles lui pinçaient l’estomac.
Face à la gare de Nice, mallette en main, il se remémorait ses belles années. Les belles années. Quand les voyageurs – même les plus modestes – étaient élégamment vêtus, quand l’espace commun était propre et respecté, quand les trains partaient et arrivaient à l’heure. Quand, quand, quand… Devant cette faune interlope, ces regards où l’indifférence le disputait à la haine… devant les remugles d’un mal de vivre, il ne reconnaissait plus Nissa la bella .
Il se dirigea en maugréant vers le quai n° 1. Le train était en gare. Bleu, comme dans le temps, avec des numéros et des liserés jaunes. Bleu comme une nuit d’été. Bleu comme la Mare Nostrum qu’il s’apprêtait à quitter. Langsamer rendit la bride à sa mémoire. Elle s’en alla vagabonder sur les pages d’Agatha Christie et de Maurice Dekobra. 1 Noyé dans son rêve, il ne vit pas arriver un chariot à bagages qui le percuta de plein fouet.
– Ben alors, Pépé, faut pas rester là !
La collision le ramena dans son siècle. La douleur s’avéra prioritaire sur la colère. Il massa son genou, s’assura qu’il pouvait (encore) marcher, puis leva les yeux. Le « chauffard » avait disparu. Il se défit d’un long soupir, sortit son ticket d’une poche et constata qu’il était arrivé devant la voiture où se trouvait sa cabine. Un steward s’empara de sa valise, lui demanda son billet et le guida à sa couchette. Langsamer s’était offert une folie. Un single en première. Il n’avait même pas cherché à faire la comparaison avec le prix de la navette aérienne. Le flic était célibataire, sans famille, sans personne à charge avec une retraite confortable. Il n’avait pas de gros besoins et s’octroyait ponctuellement quelques petits dérapages pécuniaires.
Il déposa ses bagages sur le lit, promena ses doigts sur les boiseries laquées du compartiment, puis ressortit dans le couloir afin de s’accouder devant la fenêtre. Une onde de plaisir lui chatouilla l’échine. Surplombant le flot des passagers sur le quai, Langsamer jouissait de sa situation privilégiée. Devant cette engeance débraillée et puante. Lestés de sacs à dos qui les cassaient en deux et les assimilaient aux esclaves, bâtisseurs de pyramides. Même en plein cagnard, l’ancien commissaire choisissait toujours sa tenue avec application. Et ce début octobre marquait une farouche résistance de l’été. Pour le voyage, il avait opté pour un costume de lin blanc cassé. Le lin avait l’avantage d’offrir au regard une froissure noble. Pour les déplacements, c’était idéal. Langsamer, gendarme du faux pli, se sentait exempt du soin qu’il apportait à ses autres vêtements.
– Quel bonheur de se retrouver ici… après si longtemps !
La voix était teintée d’un fort accent britannique. Ponctué par un soupir de bien-être. Langsamer se tourna vers son propriétaire. C’était un homme distingué, de taille moyenne, au regard d’aigle. On remarquait immédiatement sa moustache en guidon de vélo dont on imaginait les finitions au fer à friser. À l’inverse du flic, il avait choisi le sportswear comme tenue de voyage. Un pull de coton blanc, col en V, sur une chemise bleu ciel. Pas de cravate, mais un foulard de couturier, couleur lilas. Langsamer répondit par un sourire. Non qu’il souhaitât engager la conversation, mais ce foulard lilas lui rappelait la vieille blague d’un copain golfeur.
Un type veut acheter une chemise lilas. Le vendeur lui montre tout le stock, mais l’acheteur récuse ses propositions. Découragé, le vendeur baisse les bras. Le type lui montre alors une chemise blanche. Le vendeur s’étonne, compte tenu du fait que le client cherchait une chemise lilas. « Et alors, lui rétorque celui-ci, vous n’avez jamais vu de lilas blanc ? »
L’Anglais s’avança, la main tendue.
– Willoughby Snowbridge. Tout le monde m’appelle Will. Willoughby, ça fait un peu…
– Old fashioned ?
– Yes.
Langsamer lui prit la main et se présenta. Il enchaîna :
– La SNCF a parfois de bonnes idées.
Will gratifia le policier d’un sourire. C’était un charmeur. Il avait passé la cinquantaine, n’était pas beau, n’avait plus beaucoup de cheveux sur le crâne, mais son sourire avait dû faire des ravages. Dans une vie antérieure. D’autant que ses yeux, d’un bleu luminescent, étaient en parfaite synchronisation avec l’arabesque de ses lèvres. Il passa ses doigts entre ses rares mèches blondes et approuva :
– Indeed ! Quelle heureuse initiative d’avoir rétabli ces trains-couchettes. J’aurais pu rentrer chez moi en deux heures, mais j’avoue que l’idée de passer toute une nuit, bercé par les essieux des wagons, me transporte. Ça me rappelle le bon vieux temps du Train bleu.
– Et de l’Orient-Express.
– Yes, yes, l’Orient-Express… sauf qu’aujourd’hui, ce n’est plus qu’un train de luxe pour touristes millionnaires. Alors que celui-ci est un vrai moyen de transport.
– Juste un peu plus cher que les autres, nota Langsamer, une lueur narquoise dans le regard.
Un sourire enjôleur se dessina sur les lèvres de son voisin. Les deux hommes se tenaient côte à côte, appuyés contre la main courante de la coursive qui donnait sur le quai. Willoughby Snowbridge avait un profil léonin. La vie y avait estampillé son empreinte. C’était un homme à qui l’on n’avait pas souvent dit « non ». Il se retourna vers l’ex-commissaire.
– Nous sommes arrivés à un âge où il est ridicule de se refuser quelques petits… extras.
– Sauf erreur, je ne crois pas que nous ayons le même âge, cher ami.
L’Anglais s’autorisa un étonnement diplomatique. Les yeux grands ouverts, sourcils arrondis, il rétorqua :
– Well , vous ne me donnez pas l’impression d’être un paisible retraité.
– Mais je ne suis pas retraité ! s’offusqua Langsamer.
– Je n’en doute pas, cher ami. Que faites-vous donc dans la vie, si ce n’est pas indiscret ?
Langsamer sourit intérieurement. C’était bien un Anglo-Saxon ! Dans quelques secondes, il allait lui demander combien il « pesait ». Le flic ne savait pas trop quoi répondre. Commissaire à la retraite, certainement pas. Il venait de s’indigner à la seule mention du vocable « retraité ». Détective privé ? C’est effectivement la dénomination qui se rapprochait le plus de ses activités présentes, sauf que… n’ayant aucune rémunération, on ne pouvait appeler ça un métier. Il opta pour l’entre-deux.
– Je suis un ancien policier qui travaille à son compte. Ce que les Américains appellent un… private dick, en quelque sorte.
– Private dick… c’est de l’argot vulgaire de Los Angeles, mon ami. Je dirais plutôt private eye . C’est familier, mais plus convenable.
Langsamer avait horreur de se faire remettre à sa place quand il essayait de briller. Il se réfugia dans un de ses fameux grognements rupestres et murmura :
– Si vous le dites…
Ravi d’avoir piqué l’épiderme de l’ancien policier, l’Anglais afficha un radieux sourire où se mêlaient bienveillance et moquerie. Puis, les lèvres reprirent leur forme initiale et le regard se rétrécit. Il leva les bras et saisit Langsamer par les épaules.
– God gracious ! Vous tombez du ciel. J’aurais peut-être un petit service à vous demander…
1 Auteur de « La madone des sleepings », best-seller des années 20.
2
Langsamer venait de passer une semaine sur la Côte.
Tous frais payés