127
pages
Français
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2015
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RUE DES FLEURS MUETTES
Manou FUENTES
© Éditions Hélène Jacob, 2015. Collection Mystère/Enquête . Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-37011-292-7
Chapitre 1
Le petit déjeuner de Madame est avancé.
Comme chaque week-end, Roland Vogel tire les rideaux pour faire entrer la lumière dans la chambre et récupère le plateau qu’il a posé sur la table du salon.
Chérie, ma Sonia, c’est le matin… Hou ! Hou ! Tu as assez dormi. C’est l’heure, maintenant. Ça suffit de roupiller. Oh, la flemmarde !
Sonia ne daigne pas poindre un bout de son doigt hors du drap. Seuls ses cheveux ébouriffés par leurs ébats émergent du haut de la couette. Roland sait bien qu’elle l’a entendu. Elle fait toujours comme ça. C’est leur petit rituel du matin. Elle sort de la nuit avant lui, puis continue à rêvasser dans le lit. Quand, enfin, elle le sent bouger, bien qu’éveillée depuis belle lurette, elle reste immobile et feint de dormir pour ne pas avoir à préparer le café. Roland joue toujours le jeu et fait semblant de la croire quand elle s’étire en bâillant.
Oh, le gros sommeil… La vie est trop dure pour une petite puce comme toi…
Roland, plateau en équilibre instable sur une main, s’approche du côté gauche du lit. C’est son côté à elle. Jamais, depuis qu’ils se connaissent, malgré leurs parties de jambes en l’air plutôt désordonnées, ils n’ont dérogé à cette règle de la place. Lui à droite, elle à gauche.
Il ne faudrait pas trop exagérer, hein, mon bébé… Il est très lourd, le plateau : café, lait, jus d’orange, confiture. C’est pas bientôt fini, ce cinéma ? Bon, cette fois-ci, je vais employer les grands moyens. Ah, Madame se permet de me défier dès potron-minet, tu vas voir ce que tu vas prendre… La vengeance de l’homme bafoué sera terrible… Tu n’as pas oublié, j’espère, qu’à la bagarre, je suis plus fort que toi, hein ?
Il soulève alors la couette d’un seul coup, au risque de faire tomber l’ensemble du petit déjeuner.
Non, mais… Qui c’est le maître ici ?
La surprise lui coupe le souffle. Roland lâche le plateau qui se brise à grand fracas sur le sol. Le corps de Sonia gît nu, sur le lit, sur le dos, sans vie, violacé.
Sonia est morte.
Roland n’ose s’approcher. L’épouvante mêlée à la souffrance le cloue sur place. Hébété, debout, en pyjama, au milieu des débris de porcelaine et de café renversé. Il tremble de tous ses membres devant le corps inanimé de la jeune femme qu’il aime. Combien de temps reste-t-il ainsi ? Il ne sait pas. Il regarde fixement la tache de café imbiber la moquette et les éclaboussures de l’orangeade glisser le long du montant du lit. Pétrifié de douleur, ne sachant que faire, il s’affale lourdement sur le fauteuil le plus proche. Une fois assis, il tente de reprendre son souffle.
Il n’ose pas regarder ni toucher le cadavre. Il sait qu’elle est morte. Sans être médecin, il est impossible de se tromper. L’insurmontable émotion paralyse son corps. Sa cervelle est en bouillie. Incapable d’un mouvement, prostré, fou de chagrin, il reste assis.
C’est la sonnerie de son portable qui le ramène à la vie. Sans regarder l’interlocuteur qui l’appelle et sans savoir pour quelle raison, il décroche :
Allô, dit la voix, c’est Catherine, la femme de ménage. Je vous téléphone pour vous dire que je ne pourrai pas venir cet après-midi, mon fils est malade et…
Oui, Catherine, merci, ce n’est pas grave.
Bon, je viendrai comme d’habitude la semaine prochaine.
Oui, oui. À la semaine prochaine.
Peu à peu, sans avoir encore touché la femme immobile, Roland reprend ses esprits. En prenant appui sur les accoudoirs du fauteuil, il parvient à se lever. Une fois debout, une envie de vomir le précipite dans les toilettes. Penché, seul, ivre de désespoir, il rend là toute son âme. Au milieu des spasmes et des hoquets, des larmes surviennent d’un seul coup, à gros bouillons, comme pour laver son visage. Il pleure, se mouche, re-pleure, s’asperge d’eau fraîche, se lave les dents, se regarde. Au travers des pleurs, il aperçoit ses tempes déjà grisonnantes et son visage défait. Il retombe, exténué, sur un tabouret de la salle de bains. Mais, que s’est-il passé, bon Dieu ?
Comment une femme de 20 ans peut-elle mourir ainsi, en pleine nuit, dans un lit ? S’agit-il d’une crise cardiaque, d’une embolie, d’une rupture d’un vaisseau sanguin ? Roland n’a pas la connaissance ni l’esprit suffisamment clair pour échafauder une quelconque hypothèse. La seule chose dont il est certain, c’est que Sonia ne s’est pas suicidée. Ce scénario est inenvisageable pour une fille aussi joyeuse, drôle et ambitieuse. Pour vérifier cette piste qui lui paraît pourtant farfelue, il fouille dans les tiroirs de la chambre, sur les étagères de la salle de bains et dans le sac de Sonia. Aucune trace de médicament en vue à part le pilulier. Certain que personne n’a pu s’introduire par effraction dans la pièce, puisque tout était verrouillé, il sait que personne n’a pu entrer et la tuer. Il en conclut que l’hypothèse d’un accident vasculaire ou cardiaque est la seule qui vaille.
Qu’importe, se dit-il. Le fait est là, brut, violent, impensable.
Sonia, une jeune fille de 20 ans, est morte, chez lui, dans son lit.
* * *
Roland réfléchit. Que faire ? Le plus sain et le plus logique est d’appeler un médecin qui constatera le décès. La suite est alors simple et prévisible. Tout le pays saura que monsieur Roland Vogel – tout juste 50 ans, chef d’une grosse entreprise, conseiller d’Île-de-France et père de quatre enfants de plus de 20 ans – trompe son épouse, Sandrine, avec une femme si jeune qu’elle pourrait largement être sa propre fille.
Les tabloïds vont s’emparer de l’affaire et le tourner en ridicule, lui qui a passé son temps à clamer haut et fort la solidité du lien qui l’unissait à sa femme et à vanter la fidélité dans leur couple. Lui qui s’est affiché dans la manif pour tous. Lui qui a écrit des chroniques virulentes dans les journaux chrétiens contre les hommes politiques qui se laissent conduire par leur libido. « On n’est pas des lapins ! », a-t-il même osé lancer dans l’une d’elles. Ces articles et ces interviews télévisées sont toujours là pour l’attester.
Son aventure avec Sonia et ce décès surprenant vont orienter vers lui l’attention de la police. Une autopsie va avoir lieu. Une enquête, peut-être ! Son épouse douce, presque naïve, va être dévastée. Il imagine par avance la douleur qu’il va lire dans ses yeux clairs. Roland va avoir honte, une honte incommensurable. Le regard de la foule, au fond de lui, il s’en fout. Si sa femme et ses enfants n’existaient pas, il appellerait le médecin tout de suite. Ce qui le tue, c’est d’avoir à affronter le regard perdu de son épouse et de ses gosses alors qu’il s’est toujours posé en mari et en père exemplaire. Donc, de tout temps, il a exigé d’eux la plus haute tenue morale.
Malgré la douleur qui l’étreint, Roland sent qu’il lui faut penser et agir rapidement. Ses affaires au bureau l’attendent et il ne pourra pas cacher un événement aussi lourd éternellement. Deux solutions s’offrent à lui pour échapper à l’insupportable angoisse qui lui tord le ventre. Se supprimer ou sortir le corps de chez lui.
Roland n’a pas le courage du suicide. Ce suicide n’effacera pas la tache indélébile qui fera de lui, post-mortem, la honte de sa famille. Le plus simple, s’il est possible de parler de simplicité dans des conditions aussi détestables, c’est de rapporter le corps de Sonia dans le studio d’étudiant qu’elle occupe à l’accoutumée. Comment ? Il ne sait pas. Il n’a même pas encore osé la regarder de près ni la toucher.
La première chose à faire est d’annuler tous ses rendez-vous de la journée. C’est drôle, mais au beau milieu de cette impensable douleur, le fait de décider quelque chose l’aide à tenir debout. Il prend son téléphone portable, appelle sa secrétaire et, de sa garçonnière, lui fait passer le message.
Cet appartement, en effet, est un T2, qu’il a spécialement loué et aménagé pour y rencontrer Sonia. Sa tactique pour la voir sans que personne n’en sache rien est très simple. Chaque fois que cela est possible, il ment délibérément à son