1999, Derrière les lignes ennemies , livre ebook

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1999, le monde est enlisé dans la guerre froide. Au début du printemps, une patrouille de routine des forces aériennes finlandaises disparaît des écrans radar en mer de Barents, les pilotes et leurs navigateurs sont portés disparus. Malentendu, erreur de navigation ou crochet délibéré dans la zone d'exclusion aérienne soviétique ? Nul n'est en mesure de fournir une explication, alors que les Russes accusent le bloc occidental d'espionnage. Au même moment, dans l'ex-Berlin Ouest à présent soviétique, la révolte gronde. Les habitants, se sentant abandonnés par l'OTAN, n'ont pas l'intention d'accepter passivement l'occupation russe et décident de prendre les choses en main, multipliant attentats et sabotages...

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Nombre de lectures

16

EAN13

9782364753846

Langue

Français

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1999, DERRIÈRELESLIGNESENNEMIES

Marianne Stern

 

 

© Editions Voy’el 2017

 

 

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Les Editions Voy'el bénéficient du soutien de Ciclic-Région Centre dans le cadre

de l’aide aux entreprises d’édition imprimée ou numérique.

 

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Les pilotes :

 

Anya Juliette Ackerman

Markus Ehrgeiz Petersen

Jeff Spider Oneill

Hanjo Scarface Willert

Jaska Fearless Laiho

Tuomas Nuoli Svendsen

Richard Drachen Leinhart

Heino Shadow Björdainen

Ainsi que: Sword, Smoke, Phantom, Icecube, Spook, Shrapnel, Thunder

PARTIE 1 : NACHTUND NEBEL

 

 

 

 

Rapport d’infiltration.

Provenance :Poignard, février 1999.

 

Je suis filé.

Le bonhomme sur le trottoir d’en face, caché derrière son journal quand je rentre chez moi. Ou la berline noire, ce matin, qui nous a suivis, moi et mon chauffeur, jusqu’à notre destination. Il y a toujours quelqu’un dans mon dos qui se volatilise dès que je tourne la tête, l’impression d’être épié me pourchasse en permanence. Je suis filé, une certitude.

Vous devez me sortir de ce pétrin au plus vite. S’ils me prennent sur le fait, je suis mort. Je m’imagine une fin plus ambitieuse que celle de finir devant le peloton d’exécution, je mérite mieux. Vous m’avez convaincu de trahir la Rodina, chose dont je ne suis pas fier. Trahir la Rodina, c’est pire que d’enfoncer un poignard dans le dos de son propre père. On ne me le pardonnera pas, d’autant plus par rapport à ma position. Être fusillé constituerait l’humiliation suprême. J’aimerais retourner en arrière, ne jamais vous avoir rencontrés, ne jamais avoir coopéré. Je suis Russe, et être Russe signifie être loyal à sa patrie, ce qui n’est plus mon cas.

Vous êtes responsables de ma situation délicate et tout votre argent n’y changera rien. Extradez-moi hors de l’URSS. Ceci, messieurs ou qui que vous soyez, est un ordre. Vous m’avez dit que l’on gratifiera mon travail, l’heure est donc venue de payer vos dettes. Je ne veux pas de dollars, de médailles ou de décoration. Je veux simplement sortir de ce pays, un sauf-conduit pour les États-Unis.

Réfléchissez bien mais ne réfléchissez pas trop longtemps.

Sortez-moi d’ici.

Avec mes plus sincères salutations,

 

Poignard.

 

***

 

Kauhava, Finlande, avril 1999.

« Où se planque ce salaud ? J’ai perdu le visuel.

— Pareil, Juliette. »

Le Tomcat qui les traquait s’était fondu dans le décor. Chercher un point gris parmi les dégradés de gris et blanc du sol finlandais s’avérait d’ores et déjà voué à l’échec, à moins d’un miracle. Manque de pot, le capitaine Anya Juliette Ackerman n’avait jamais cru aux miracles. Elle appuya donc sur la manette des gaz et leur F-14 reprit de l’altitude. Inutile de rester au beau milieu du paysage et constituer ainsi une cible évidente. Ils atteignirent les nuages et de légères vibrations s’emparèrent du chasseur lorsqu’ils les traversèrent. Un instant plus tard, ils flottaient au-dessus de la couche blanchâtre, sous un ciel bleu limpide. D’ici dix nautiques, ils atteindraient le littoral et la mer, et s’écarteraient définitivement des nuages. Le Tomcat ne pourrait plus se cacher.

« Blip au radar, il est derrière nous ! Il est derrière nous ! »

Phantom, le navigateur – ou wizzo1 dans le jargon des pilotes –, frôlait la crise d’hystérie. L’appréhension de voler avec l’impitoyable capitaine Ackerman avait cédé la place à une tension palpable qu’il ne parvenait plus à contenir. Anya secoua la tête, maudissant sa poisse, le F-14 et le fait de devoir partager le cockpit avec Phantom. Elle n’avait aucune dent personnelle contre lui, loin de là ; toutefois, l’euphorie angoissée qu’il manifestait commençait à sérieusement l’agacer. Sans oublier qu’après des années d’expérience sur MiG, les séances de vol sur Tomcat n’avaient rien d’une sinécure. Même si elle était capable de neutraliser chaque pilote de l’unité au cours de dogfights, elle avait l’impression d’avoir perdu les repères qu’elle avait toujours possédés. L’avion ne faisait pas corps avec elle, lui était étranger. Un peu comme après avoir marché des années avec les mêmes chaussures, on vous en offrait une paire de neuves qui vous refilaient d’abominables ampoules. Elle regrettait chaque vol effectué aux commandes d’un oiseau autre que son MiG-29, le Fulcrum, n’était satisfaite que lorsqu’elle pouvait s’y glisser à nouveau. Les vieilles habitudes persistaient, quoi qu’on en dise. Impossible de les effacer.

« Il veut jouer... On va jouer. »

Le second duo, avec Smoke aux commandes, se révélait sacrément redoutable – un des deux pilotes à pouvoir se vanter de lui résister, le second étant Markus Ehrgeiz Petersen, son mari. Un pilote ne connaissant pas sa réputation avait tendance à ne pas la considérer avec sérieux, mais se ravisait très vite une fois dans les airs – au plus tard, après avoir pris une bonne raclée. Mieux valait ne pas la mettre au défi à la légère, à moins de vouloir en payer les conséquences. Anya n’épargnait personne, ne faisait aucun cadeau ; on redoutait les heures d’instruction avec elle.

À en croire les écrans, Smoke évoluait dans son sillage au sein des nuages, tentative d’approche furtive sous couverture pour la prendre en traître. Mais Anya ne s’était pas encore avouée vaincue. Elle déploya les ailerons et réduisit les gaz, provoquant un brusque freinage de la machine et un hoquet de surprise de son équipier. Trois secondes plus tard, c’étaient eux qui traquaient Smoke. Le chasseur décrivit ensuite une demi-vrille, si bien que la masse blanche des cumulus qu’ils survolaient vint effleurer la verrière.

« Eh !

— Relax, Phantom. Je sais ce que je fais. »

Au loin, elle voyait le bleu du ciel et au-dessous, les vagues du golfe de Botnie qui brillaient sous les rayons du soleil ; le jeu de cache-cache touchait à sa fin. Trois... Deux... Un... Sur le radar, le blip de Smoke masquait désormais presque le centre de l’écran. Anya imaginait sans mal la tronche du pilote, se demandant soudain où elle avait pu disparaître, quel coup tordu elle préparait encore. Il le découvrit au moment où ils jaillirent ensemble des nuages, séparés d’une dizaine de pieds à peine. Anya agita la main à son attention.

« Smoke, t’es grillé.

Bon sang Juliette, t’es complètement cinglée ! »

Anya ricana. Même si le pilote n’en avait rien trahi, elle venait de lui refiler une trouille bleue. Pour sûr, il ne s’était pas attendu à la découvrir juste au-dessus de lui, presque cockpit contre cockpit.

« Un point de plus pour moi. On en est à six contre trois. T’abandonnes ?

Compte là-dessus. »

Le Tomcat de Smoke accéléra et décrocha, pour piquer droit vers la surface de l’eau. Anya savourait encore sa menue victoire lorsque un tremblement ébranla le cockpit. Avant qu’elle ne comprenne ce qu’il se passait, le chasseur partit en vrille incontrôlée.

« Merde ! »

Les rugissements du moteur, doublés des alarmes, créèrent une cacophonie du tonnerre. Anya eut besoin d’un battement de cils pour se remettre du choc et entreprendre une brève analyse de la situation : l’altimètre dégringolait, les commandes ne répondaient plus, les voyants lumineux du tableau de bord n’avaient plus rien à envier aux illuminations d’un sapin de Noël. Par réflexe, elle tenta d’apercevoir le Russe qui venait de leur tirer dessus, avant de se rappeler qu’il s’agissait d’un exercice et non d’un affrontement contre les forces soviétiques. À l’extérieur, la mer succédait au ciel et inversement à une allure effrénée, l’eau se rapprochait de manière inexorable. La force centrifuge plaquait Anya contre la verrière, qui malgré tous ses efforts sur le manche, ne parvenait pas à stopper la vrille. Par chance, son endurance et l’oxygène délivré par le masque la gardaient alerte.

« Un réacteur étouffe ! hurla Phantom. Il redémarre pas ! Jumalauta2 !

— Mayday, mayday ! Juliette de Echo à Contrôle, avarie moteur ! On tombe !

Éjection ! cria Smoke dans son casque. Éjection, vous n’êtes plus qu’à trois-mille pieds ! »

Mais l’accélération avait placé le levier hors de portée, Anya n’arrivait pas à l’atteindre.

« Phantom, nom de Dieu, tire sur cette putain de manette, je peux pas la chopper ! »

Or le wizzo, tétanisé par la peur d’une mort imminente, s’était déconnecté de la réalité. Il n’était plus en mesure de prononcer un mot, d’esquisser le moindre geste, et sanglotait. Le front en sueur, les dents serrées, Anya luttait contre la force titanesque qui la broyait, sans lâcher des yeux le levier. Des points noirs envahissaient son champ de vision, mauvais signe. Mobiliser sa lucidité, son énergie, pour l’attraper avant qu’ils ne rejoignent les fonds abyssaux.

« Contrôle à Echo, nature du pépin ?

Étouffement moteur ! répondit Smoke à leur place. Ils arrivent pas à désengager la vrille ni à sauter ! »

Les conversations radio se glissèrent en arrière-fond, au moment où les souvenirs envahirent l’esprit d’Anya. Elle se revit six ans plus tôt, en train de se battre avec le manche de son Fulcrum, touché à mort par un Soviet au-dessus de la Baltique. Les flammes dévoraient l’aile, elle avait su qu’elle était perdue. Elle éprouva à nouveau cette terrible sensation d’impuissance, celle que sa vie était sur le point de s’arrêter. L’amertume en bouche, elle jura. Ses doigts agrippèrent enfin le levier d’éjection et l’activèrent.

 

Les pales de l’hélicoptère ralentirent, la portière coulissa. Le personnel médical qui attendait à couvert s’avança en bravant le nuage de poussière généré par le rotor, pour aider Phantom à prendre pied sur la terre ferme. Blême, les jambes molles, il ne s’était pas encore remis de la fin mouvementée de l’exercice. Les yeux vides, il se laissa emmener sans rien dire. Un soldat offrit son assistance à Anya pour descendre de l’engin, qui la refusa. Elle sauta lestement au sol et se dirigea en bordure de l’emplacement réservé à l’hélicoptère, où Markus, immobile et mains croisées dans le dos, observait la scène. Ils se saluèrent.

Markus la dévisageait, impassible tel à son habitude. Elle n’aurait su dire s’il était inquiet ou non – un peu sans doute, car il n’aurait pas effectué le déplacement jusqu’à la base dans le cas contraire alors qu’il était en permission pour quarante-huit heures. Son visage fermé, indéchiffrable, ne trahissait rien de ses pensées, mais les années passées à ses côtés indiquèrent à Anya que la lueur au fond de ses yeux reflétait de l’amusement. S’ils avaient été seuls en cet instant, elle lui aurait aussitôt demandé ce qu’il trouvait de si drôle : son second plongeon dans la flotte, la perte d’un Tomcat ou bien son bras en écharpe ?

Le soleil se couchait déjà, une conséquence de la proximité de Kauhava avec le cercle polaire. Le contraste de la ligne d’horizon rouge sang avec les nuages d’un noir d’encre était saisissant. D’ici une vingtaine de minutes, les ténèbres envelopperaient la base aérienne. Par chance, on les avait repêchés avant la nuit, qui aurait rendu leur localisation bien plus difficile. Anya ne raffolait pas des bains glacés dans la mer ; le premier, six ans auparavant, lui aurait amplement suffi. Markus lui offrit un fugace sourire en coin.

« Deux à zéros pour toi.

— Je peux t’aider à égaliser, si tu veux.

— Sans façon, Juliette. Je te laisse creuser ton avance. Bon Dieu, qu’est-ce que vous avez foutu ? T’as voulu épater le petit ?

— On s’est pris dans la turbulence de sillage de Smoke, ce qui a provoqué l’étouffement d’un réacteur et la perte de contrôle du chasseur. Je pouvais rien faire. Et ça, fit-elle en indiquant son bras, c’est le choc contre la verrière au moment de l’éjection. J’espère qu’il reste encore un ou deux os entiers. Cette saloperie de chasseur... C’était mon dernier vol sur un F-14, quoi qu’ils en décident. Je suis pas faite pour piloter cette quincaillerie amerloque. Quant au petit, j’aurais quelques mots à lui dire. »

Markus n’ajouta rien, mais n’en pensait pas moins. Lui aussi éprouvait beaucoup de mal à s’astreindre à voler sur Tomcat. Le MiG constituait un morceau de leurs existences depuis le départ, il les avait vus grandir, prendre de l’assurance ; il les avait accompagnés dans chaque mission. Depuis leur arrivée sur Kauhava, cependant, et leur intégration plus ou moins implicite aux forces de l’OTAN, il n’était presque plus question de machines soviétiques.

« Faire équipe avec Phantom, c’est un coup à en perdre patience et tympans. Il ne peut pas s’empêcher de hurler à chaque fois qu’on décrit une courbe un peu trop serrée et niveau confiance en soi, il frise les valeurs négatives. Alors lorsqu’on est partis en vrille, inutile que je te dépeigne le tableau. Il était incapable de nous éjecter, en proie à un blocage total. Un coup de bol que j’ai fini par attraper ce foutu levier, sinon on servirait de plat de résistance aux poissons à l’heure qu’il est. Une fois en bas, il était totalement amorphe, choqué, il ne m’entendait plus. J’ai dû le hisser dans le canot, et ensuite, il a vomi tripes et boyaux sans pouvoir s’arrêter. Il a rouvert la bouche à bord de l’hélico. »

Markus haussa les épaules.

« Problème de confiance en lui. Il se laisse griser par le chasseur, la vitesse... Les autres disent qu’il était mort de trouille rien qu’à l’idée de s’asseoir dans le même cockpit que toi. Parce que toi aux commandes, c’est pas un cadeau non plus pour un bleu, faut bien l’avouer. Tu m’étonnes qu’ils se pissent dessus à chacune de tes manœuvres. Même les plus aguerris se retiennent de justesse.

— Inutile de le couvrir, il n’est pas fiable, point barre. Ce mec est un danger pour l’équipage et pour l’escadre, on ne peut pas compter sur lui. Le colonel Väyrynen m’avait demandé de le tester, preuve que je n’étais pas la seule à nourrir des doutes. Même si on n’avait pas eu cette couille sur la fin, j’aurais émis un avis négatif. Le pilote doit avoir entière confiance en son wizzo sinon c’est grillé d’avance. De toute manière, t’as qu’à écouter les bruits de couloir : personne ne veut de lui comme équipier. »

Markus acquiesça en silence, lui donnant raison. Anya avait toujours été directe, ne mâchait pas ses mots. De plus, dans ce boulot, inutile de laisser planer de faux espoirs : les vies d’hommes étaient en jeu, ce qui signifiait que les faibles se voyaient aussitôt écartés, sans hésitation ni remords. La compassion n’avait pas sa place dans le corps des pilotes.

« On n’a pas de temps à lui accorder. Il n’est pas impossible que l’on doive décoller demain matin pour aller bouffer du russki, et dans ces conditions, on est dans la merde jusqu’au cou. Ou t’imagines, si un jour lui et son pilote devaient s’éjecter par catapulte sur le pont d’un porte-avions ? Il ferait une syncope, je suis prête à ouvrir les paris. Et ça, on n’en veut pas. C’est triste que sa carrière s’achève sur cette image traumatisante, mais tout le monde y gagne. Mieux comme ça que des funérailles.

— Ouais. »

Ce n’était pas le premier qu’elle renverrait chez lui, et certainement pas le dernier. La décision n’était pas facile, toutefois elle se devait de faire abstraction de toute considération sentimentale pour la prendre. Seules les capacités d’action et réaction entraient en lignes de compte, et dans le cas de Phantom, elles avaient œuvré pour son renvoi immédiat.

Un coup d’œil dans son dos lui apprit que deux infirmiers attendaient patiemment qu’elle en termine, afin de la conduire à l’hôpital militaire.

« Ils veulent charcuter mon bras dans les meilleurs délais, reprit-elle. Avant qu’il ne reste plus rien à sauver... Bon sang, ça fait un mal de chien, même avec les analgésiques.

— Faudrait vraiment que tu songes à arrêter les coups d’exploit un de ces jours, Juliette.

— Je plaide l’innocence. »

Markus secoua la tête, au moment où ils se mettaient en marche.

« Quand on a reçu l’appel nous annonçant que tu venais de t’offrir un bain, les filles ont applaudi à tout rompre : un truc de plus pour être fières de leur mère. Moi qui ai toujours espéré qu’elles s’amusent à la dînette ou à la poupée, c’est définitivement raté... Je suis le père de deux garçons manqués. Nos gamines jouent à la guerre, simulent des batailles aériennes au milieu du salon et se voient déjà pilotes de chasse.

— D’un autre côté, avec les parents qu’elles ont, c’est plutôt logique.

— J’aimerais qu’elles cessent de prendre exemple sur toi. Et j’aimerais surtout qu’elles ne chopent pas ton sale caractère. »

Anya lui retourna un de ces regards noirs dont elle avait le secret.

« Mon sale caractère ? De quoi tu causes, Ehrgeiz ?

— Oh, de trois fois rien... Va te faire rafistoler, je rentre. »

Ils échangèrent une poignée de mains puis Anya rejoignit les infirmiers. Première fois qu’elle passerait sur le billard, si les os avaient vraiment cassé ; l’opération ne l’impressionnait pas, loin de là. En revanche, la perspective d’être mise en repos forcé le temps de la convalescence la mortifiait.

 

***

 

Appuyée contre le dossier du fauteuil, noyée dans l’obscurité, Anya relisait à la seule lumière de la lampe d’appoint le rapport qu’elle venait d’achever. Dehors, l’après-midi touchait à sa fin, mais la nuit était tombée depuis deux bonnes heures déjà. On avait allumé la rampe pour les décollages et atterrissages successifs des patrouilles, uniques repères lumineux depuis le ciel. Le trafic était néanmoins peu important et Anya ne prêtait qu’une oreille distraite aux rugissements des réacteurs. Ils appartenaient à son existence, ils lui étaient familiers, presque rassurants ; une conséquence d’avoir vécu davantage sur une base aérienne qu’ailleurs au cours de la dernière décennie.

Des bouffées de fumée prenaient leur envol depuis ses lèvres à intervalle régulier et contribuaient à épaissir le brouillard qui flottait dans la pièce. La clope, foutue manie. Il suffisait d’un peu de tension dans l’atmosphère pour que l’envie d’en griller une la saisisse. Ses yeux s’arrêtèrent une fois de plus sur le nom dont il était question dans le document. Jukka Phantom Turulainen, vingt-quatre ans, originaire d’Helsinki, allait être rendu à la vie civile, sans regrets.

C’était une routine que des pilotes ou navigateurs lâchent avant d’arriver au terme de leur formation : on ne gardait que les meilleurs, les plus fiables. Lorsqu’elle avait intégré la Volksarmee3, moins de la moitié des aspirants pilotes initiaux avait terminé le cycle. Seuls ceux qui s’étaient donné les moyens à hauteur de leurs ambitions avaient obtenu l’insigne, Anya en faisait partie. À présent, avec la prise de galons, d’âge et l’expérience, c’était elle qui procédait à l’écrémage. Elle n’aurait jamais songé, à son arrivée sur Kauhava, qu’elle jouerait les instructeurs de vol pour les cadets finlandais. L’opération Moscou en automne 1993 avait toutefois œuvré pour qu’elle change de bord, ainsi que les pilotes de la Volksarmee impliqués. La libération de Gorbatchev, conduite en duo avec Markus, leur avait obtenu les grades de capitaine et l’image de héros du côté de l’OTAN, celle de traîtres dans le camp soviétique. Väyrynen, colonel dans les forces aériennes finlandaises, leur avait alors proposé d’intégrer ses troupes sous contrat, ce qu’ils avaient accepté.

Ils auraient pu raccrocher : beaucoup le faisaient après dix à quinze années de service. Ceux qui s’y refusaient continuaient à voler tant qu’ils égalaient les résultats des plus jeunes – question de fierté –, ou bien grimpaient dans la hiérarchie de l’état-major, passant davantage de temps à résoudre des problèmes administratifs que d’heures aux commandes de leur chasseurs. Puis il y avait les fous-furieux, impossibles à déloger du cockpit quelques soient les circonstances, par tous les temps et à n’importe quelle heure du jour comme de la nuit. Les acharnés, durs à cuire, pour qui la vie ne prenait son sens qu’une fois la terre ferme délaissée. Être pilote de chasse, c’était voir le soleil au quotidien, infliger à son corps plusieurs fois la force de gravitation, vibrer à l’unisson avec les membres de l’escadre, trembler d’effroi, vivre le crépuscule depuis les basses couches stratosphériques, s’en mettre plein la vue. Markus et Anya appartenaient à cette catégorie, voler constituait leur raison d’être. À tel point qu’Anya avait presque vécu sa grossesse comme une punition.

Depuis l’arrivée des jumelles, cependant, elle avait diminué le nombre de missions conduites hors du territoire finlandais pour le compte de l’OTAN. Certaines responsabilités ne pouvaient tout simplement pas être prises à la légère ou ignorées. Elle restait désormais à l’intérieur des frontières la majeure partie du temps et instruisait – ou comme aujourd’hui, se contraignait à réduire la pile de paperasse posée sur le bord du bureau. Pour les trois prochaines semaines régnerait également le calme plat : le médecin l’avait interdite de vol jusqu’à ce qu’on lui ôte le plâtre, malgré ses menaces. Elle avait eu de la chance dans son malheur, l’épaule en était sortie indemne et les dommages n’étaient que minimes : une légère fracture à l’avant-bras.

Trois coups brefs contre la porte l’extirpèrent de ses pensées. Phantom pénétra dans la pièce, la démarche raide. Il cligna des yeux pour s’accoutumer à la pénombre et au nuage de fumée bleutée. Anya haussa un sourcil, intriguée. Avant cet instant, elle n’avait encore jamais vu autant de détermination émaner du wizzo.

« Capitaine Ackerman, je vous présente mes excuses pour l’exercice qui s’est achevé dans le golfe de Botnie et qui nous aurait coûté la vie sans votre sang-froid et votre intervention. »

Il n’osait pas croiser son regard. Tendu, la mâchoire crispée, il fixait un point quelque part sur le mur derrière elle. Des gouttes de sueur perlaient à son front, et Anya se sentait prête à parier que les mains qu’il avait pris soin de dissimuler dans son dos tremblaient. Elle le dévisagea sans rien dire, tandis qu’elle écrasait son mégot avec minutie en attendant qu’il poursuive. Il déglutit, prit une profonde inspiration.

« Mon comportement irresponsable a mis notre équipage en péril et aurait compromis l’atteinte de l’objectif dans le cas d’une mission réelle. Au moment où le chasseur est parti en vrille, je ne voyais plus que ma fiancée que je laissais derrière moi avec le gosse à naître sur les bras. J’ai alors pris conscience d’un truc : je ne suis pas fait pour ce boulot. Par conséquent, capitaine, je plaque. »

Il avait débité sa tirade avec la fluidité d’un automate, sans aucune nuance, cependant ces mots lui firent l’effet d’une libération. Ses épaules s’affaissèrent, soulagées soudain d’un lourd fardeau. Il plongea alors une main dans la poche de sa veste d’uniforme et en ressortit ses plaques d’identification, qu’il laissa tomber sur le bureau. Anya n’esquissa pas un geste, ne détourna pas les yeux.

« Excuses acceptées, Phantom. Disposez.

— Capitaine. »

Phantom salua et quitta la pièce sans un regard en arrière. Une fois la porte close, Anya hocha doucement la tête, satisfaite de la tournure de la situation. L’entrevue venait de lui éviter une discussion pénible : elle préférait de loin que l’individu concerné réalise de lui-même qu’il ne convenait pas au métier. Dans le cas contraire, elle jouait les oiseaux de mauvais augures et brisait bien souvent des rêves de gosses en assénant en pleine face la vérité. Suivait alors chez le sujet une phase de profonde incompréhension, puis une immense déception ; parfois de la colère. C’était hélas la dure loi de l’armée : marche ou crève. On abandonnait les faibles au bord du chemin. Elle glissa machinalement son rapport et les plaques à l’intérieur d’un dossier cartonné qui atterrirait sur le bureau du colonel Väyrynen le lendemain matin, puis attrapa son blouson, en maudissant une fois de plus le plâtre qui la ralentissait.

 

Les dernières chutes de neige remontaient à un bon mois, comme en témoignaient encore des monticules épars sur le bord des routes. Les véhicules circulaient à nouveau sans difficulté, les voies étaient parfaitement dégagées. Le froid, en revanche, demeurait mordant, signe que l’hiver n’avait pas encore tiré complètement sa révérence. En descendant de voiture devant la porte de leur domicile, Anya songea aux années où une chambre austère dans les sous-sols de la base aérienne incarnait sa résidence principale. À l’époque, Markus se glissait en cachette dans ses quartiers pendant les périodes de repos afin de voler quelques heures d’intimité à ses côtés. Un mariage, une grossesse et des jumelles avaient changé bien des choses. À présent, sous réserve qu’il n’y ait pas d’alerte ou d’exercices de nuit requérant leurs présences, ils rentraient chaque soir chez eux. Et en cas d’urgence, un quart d’heure suffisait pour revenir sur la base.

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