131
pages
Français
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2020
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Ebook
2020
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Publié par
Date de parution
12 août 2020
Nombre de lectures
20
EAN13
9782375681473
Langue
Français
Été 1980, Cleveland, Ohio. Phoebe et sa cousine Jacqueline viennent de terminer le lycée mais un avenir sombre et incertain se profile. Tandis que les usines ferment les unes les autres, exposant les familles au chômage et à la précarité, une chose encore plus terrible arrive aux jeunes filles de Denton Street. Leur corps se transforme mystérieusement... Le quartier se retrouve alors envahi de touristes curieux, de médecins et d’employés gouvernementaux aux intentions troubles. Phoebe sait qu’elle doit agir pour aider ses amies et découvrir le secret des Filles de Rouille.
« Filles de Rouille est une œuvre d’alchimie littéraire lyrique et obsédante. Dans ce premier roman, Gwendolyn Kiste transmute la pollution et la déchéance en poésie, et réinvente le body horror grâce à des monstres se découvrant une nouvelle forme de beauté et de force. C’est une histoire d’horreur, de perte et de rédemption. Cependant, c’est avant tout une déclaration d’amour aux filles prisonnières de la misogynie, de l’hypocrisie, des difficultés économiques et de la répression. » Jessica – Spooky kidlit
Publié par
Date de parution
12 août 2020
Nombre de lectures
20
EAN13
9782375681473
Langue
Français
Gwendolyn Kiste
FILLES DE ROUILLE
Editions du Chat Noir
Pour Bill, qui m’a inspiré ces mots
&
Pour Jess, qui les a polis.
UN
Priez pour les Filles de Rouille.
Même après toutes ces années, ces mots me coupent le souffle.
Je frissonne dans la rue, près de l’ancienne aciérie, lisant et relisant les graffitis sur l’asphalte en train de s’effriter. La peinture rouge s’est maintenant ternie, mais le temps ne l’a pas effacée comme il l’aurait dû.
À la place, il y a mes souvenirs, attendant de m’accueillir.
Il y a un grillage érodé en face de moi et, plus loin, des cheminées industrielles qui égratignent le ciel. Mais je ne regarde pas par là. Mes yeux ne quittent pas ces mots.
Priez pour les Fille de Rouille.
Comme si toutes les bénédictions du monde avaient pu faire le moindre bien à ces filles.
Ma respiration se transforme en brume tandis que le froid de décembre s’installe au fond de mes os. Cleveland. Elle est telle que je l’ai connue : froide comme une promesse brisée, et tout aussi cruelle. C’est une ville qui se souvient de tout, même de ce qu’il vaut mieux oublier.
Je frissonne dans la nuit, m’agrippant à ma vie tout entière dorénavant rangée dans un sac de sport. J’aurais dû téléphoner à ma mère il y a une heure et demie, depuis la station Greyhound. Mais je ne l’ai pas fait. Je voulais d’abord venir ici et je voulais venir seule. Je pensais que, d’une manière ou d’une autre, voir ce lieu après toutes ces années changerait quelque chose. Toutefois, maintenant que je suis là, je me sens encore plus mal.
Je me détourne du graffiti et je regarde ce qu’il reste de l’horizon. L’usine est à plus d’un kilomètre de la maison de mes parents. C’est une longue distance, surtout avec le vent qui murmure ses sombres mensonges au-dessus du lac.
Je remonte le col de ma veste. Si je reste plus longtemps dans ce froid, je risque une pneumonie, ce qui est inconcevable. Cleveland n’a pas réussi à me tuer. Il est hors de question qu’elle m’assassine le premier soir de mon retour.
Il n’est pas encore minuit, et ma mère viendrait me chercher si je l’appelais. Je grimace à cette idée. Me voilà, 46 ans et ayant encore besoin d’un chauffeur. Rien ne s’est amélioré depuis que je suis partie. J’ai grandi, mais je ne suis pas devenue plus sage.
Je commence donc à marcher seule, passant devant tous les lieux que j’ai connus un jour.
L’ église presbytérienne, avec ses murs grêlés , ses bardeaux manquants et son vitrail fêlé au milieu. Je ne peux m’empêcher de sourire. Après tout ce que la congrégation nous a fait, cette déchéance est tout ce qu’elle mérite.
L’ épicerie du coin, à l ’ époque ouvert e 24 h/24 avec du café toujours chaud et une petite clochette dorée au-dessus de la porte annonçant les départs et les arrivées. Le bâtiment est maintenant condamné, bien qu’on voie encore de la publicité à travers ses fenêtres brisées. Les prix sont faux. Nous sommes en 2018, et le tabac coûte au moins un dollar de plus que ce qui est annoncé. Le lieu a dû fermer il y a dix ans, mais les prix affichés restent les mêmes. Ils sont prisonniers d’un entre-deux. Prisonniers, comme moi.
Je passe devant la carcasse d’une cabine téléphonique. Le combiné a disparu depuis longtemps, mais je suis presque sûre d’avoir entendu un ricanement chevrotant au bout du cordon coupé. Je secoue la tête et me dis que c’est le vent.
*
Je suis dans le dernier pâté de maisons maintenant, ce qui signifie que je ne peux plus l’ éviter. Denton Street se ter mine en cul-de-sac, ce qui signifie que l’unique chemin menant chez mes parents me fait passer devant le seul lieu que je ne veux pas voir.
La demeure où ma cousine Jacqueline a grandi.
Je baisse la tête vers le trottoir, mes bottes passant entre les lézardes pointues du ciment. Tandis que je me rapproche, je me rappelle les choses que je me suis promises :
Je ne regarderai pas vers son étage.
Je ne penserai pas à elle, à l’intérieur, dansant pieds nus dans le couloir, ses pas plus légers que ceux d’un fantôme.
Je n’entendrai pas son rire, doux et cristallin comme un jour d’ été.
Je ne ferai pas ça. Je ne le ferai pas.
Cependant, cela n’a pas d’importance. Le temps que j’atteigne les marches de la maison de mes parents, j’ai brisé mes trois promesses.
Je frappe à la porte de chez moi et ma mère arrive.
— Pourquoi ne m’as-tu pas appelée ? soupire-t-elle. Je serais venue te chercher, Phoebe.
Entendre mon prénom – particulièrement dans cet endroit – m’effraie, comme si une araignée grimpait le long de ma colonne vertébrale.
— C’est bon, marmonné-je, ce n’ était pas très loin.
C’est faux, et nous le savons toutes les deux, mais ma mère ne réplique pas. Elle ne fait rien. Elle ne s’avance pas pour m’enlacer et elle ne m’invite pas à entrer. Nous restons ainsi, chacune d’un côté du seuil, nous observant. Son visage n’a pas tellement changé. Cela fait si longtemps et pourtant elle ressemble toujours à la mère que j’ai connue. Je me demande si, moi, je ressemble toujours à sa fille.
À l’intérieur, le téléphone sonne – un appareil vieillot accroché au mur – et elle part répondre, laissant la porte ouverte. Je reste là, pas sûre de ce que je dois faire. Je n’aurais pas dû espérer davantage que cela. Ma mère et moi n’avons jamais été très démonstratives. C’est une bonne chose. Là tout de suite, l’idée que quelqu’un me touche – ici, dans cette ville, dans cette rue – m’est presque insupportable.
Avec une profonde inspiration, je me glisse dans la maison et referme la porte derrière moi.
— Merci, dit-elle depuis la cuisine. Dis-lui que je l’aime.
Le combiné retourne sur son support et elle revient dans la pièce, son visage plus marqué que l’instant d’avant.
Je ne lui demande pas qui était au bout du fil. C’est facile de le deviner. Quelqu’un de la maison de retraite Sweet Evergreen, sans doute. J’ai toujours adoré ces noms joyeux qu’on donne aux endroits où les gens se rendent pour mourir. Comme si donner un nom optimiste au dernier foyer de mon père pouvait empêcher son esprit de sombrer. Peu importe où il va, ou ce que font les docteurs, son passé restera hors d’atteinte, comme du bois flottant coincé dans un recoin perdu du lac Érié. La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, il n’a pas reconnu ma voix, celle de son enfant unique. Dans le fond, j’entendais ma mère sangloter si fort qu’elle ne pouvait prendre la parole, me laissant avec ses éternelles questions :
— Qui est-ce ? Je vous connais ? D’où venez-vous ? Qui est-ce ?
J’ étais incapable de répondre. La semaine suivante, ma mère l’emmenait pour un long voyage vers Sweet Evergreen, à l’est de Cleveland, et aujourd’hui je suis là, revenue pour l’aider à ranger ce qu’il reste de leur vie. C’en est fini de leurs années dorées.
— Il est trop tard pour commander à manger, dit-elle, mais il reste de la pizza dans le frigo.
Je secoue la tête.
— Je n’ai pas faim.
J’aurais pu ne pas m’embêter à répondre, car ma mère retourne dans la cuisine pour y réchauffer deux fines parts du d î ner de la veille et me les apporte sur une assiette en carton jaune. Je m’assois à la fragile table de poker qui est dans le coin et ne proteste pas. Le mobilier de la salle à manger a déjà été mis au garde-meuble, ainsi que le canapé où je restais affalée chaque été et la stéréo Montgomery Ward qu’une fois j’ai fait jouer si fort que Bob Seger a presque surgi des enceintes. Il y a un écho dans cette maison où mon enfance s’est déroulée.
Après avoir avalé le fromage filandreux et la graisse, nous demeurons silencieuses. Il y a plein de choses dont nous pourrions discuter, mais aucun moyen pour nous de rattraper le temps perdu. Nous ne voulons certainement pas parler d’ elles . Les cinq filles. Celles qu’on appelait les Filles de Rouille. Pendant que ma mère jette mon assiette à la poubelle, je me faufile à l’ étage jusqu ’ à ma chambre. Je m ’attends à la trouver vide, mais je me trompe. Tout