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Les mythes ont doté les femmes d’autant de pouvoirs que la société les a privées de droits et de libertés. Les déesses déchues des anciennes religions sont devenues les jouets, parfois abîmés, parfois cassés, d’un destin qui leur échappe.
Au travers de ces textes, Sophie Dabat réinvente par le prisme de l’imaginaire les héroïnes des fables, des légendes ou tout simplement du quotidien et retrace l’évolution de la figure féminine.
Un recueil qui s’adresse aux hommes et aux femmes admiratifs de ces grandes dames qui par la seule force de leur volonté ont contribué à écrire l’Histoire.
Sophie Dabat
Fragments et Cicatrices
Éditions du Chat Noir
Elle.
Nue, elle marche.
Sous ses pieds, des ossements,
Sur ses doigts, du sang.
Notre matriarche.
Surgie de la terre,
Beauté glaciale,
Ange aux ailes sales,
Reine guerrière.
Qui est-elle ?
Point ne le savons,
Souffrance éternelle,
Mort et fascination…
Nous la suivons,
Dans son sillage de folie,
Sans espoir ni raison,
Car elle nous donne la vie.
Intemporelle
Éternelle
Immortelle
Cruelle
Elle
Elle
Elle
Elle
LA SOLITUDE DE LA PARQUE
Je les déteste tous ! Oui, je les hais, ces misérables enfants d’hommes, dont les hurlements au sortir du ventre de leurs mères m’écorchent les oreilles. Comme j’aimerais les faire taire ! Mais cela ne m’est plus possible. Alors ils crient, piaillent, vagissent et sanglotent jusqu’à ce que j’aie fini de filer leur aune de destinée. Enfin, à ce moment-là, ils se calment, jouant avec les fibres de leur vie, s’amusant de leurs menottes malhabiles à emmêler la pelote que j’ai soigneusement roulée et torsadée entre mes doigts arthritiques. Ça leur est bien égal, à ces nourrissons déjà aux prises avec la mort, que j’aie passé une éternité à m’appliquer avec mon fuseau, veillant à ce que leur vie soit lisse et droite, ignorant la douleur qui me taraude les articulations, leurs braillements stridents et la solitude qui me ronge. Dès que leur sort est scellé et qu’ils ne contemplent plus ma face de sorcière, ils cessent de pleurer et commencent à jouer. Ce qu’ils m’agacent !
Je sais qu’il n’en a pas toujours été ainsi, même si je n’arrive pas à me rappeler clairement l’époque ancienne où leurs cris de protestation, lorsqu’ils sortaient de la tiédeur de leurs mères, m’attendrissaient… Cela fait si longtemps que je suis seule…
Je ne sais pas, je ne sais plus…
Je sais…
Des images me reviennent à l’esprit, reflets fugaces de notre jeunesse où nous étions trois, et où les hommes n’avaient pas peur de nous. Je me demande s’ils s’en souviennent. Eux dont la vie est si courte et dérisoire. Je les vois fouiller le vide du regard lorsque leurs nouveau-nés me fixent de leurs grands yeux terrifiés. Avant, leurs petits gazouillaient à notre approche, et tendaient leurs mains potelées vers nous pour que nous les bénissions, et les prenions dans nos bras. Leurs parents avaient imaginé nombre d’histoires où nous étions les bonnes fées, les marraines qui protégeaient leur progéniture et leur faisaient mille dons bénéfiques. Aucune once de vérité dans ces fables, bien sûr, mais je préférais ce temps où mes sœurs et moi étions les créatures bienfaisantes de leurs contes, plutôt que les sorcières, les parques, moires et fatas qu’ils craignent aujourd’hui. À cette époque-là, ils espéraient notre venue, et préparaient des cadeaux pour attirer nos faveurs, ils exposaient leurs nourrissons afin que nous les effleurions de nos doigts diaphanes… Nous ne pouvions pas les toucher, bien entendu, mais ils ne le savaient pas et se contentaient de nos sourires, de nos mots doux et des fils que nous agitions au-dessus d’eux pour les faire jouer comme des chatons.
C’est curieux qu’ils m’énervent autant, à présent.
« Cesse donc de crier, petit braillard ! Tu m’énerves ! Ton écheveau n’est pas fini, et si tu continues à t’égosiller comme ça, je le couperai et tu mourras. C’est donc ça que tu veux, toi qui n’as pas encore vu le monde ? »
Voilà qui est mieux. Il se contente de gémir, c’est plus reposant. Je suis tellement fatiguée, de ces fils et de ces enfants… Comment cela se fait-il que je ne fasse que cela ? Pourquoi suis-je si seule ? Nous étions trois… J’entends encore le vent dans les branches murmurer le nom de mes sœurs, juste assez bas pour me pousser à tendre l’oreille, trop doucement pour que je le saisisse… je ne me souviens même plus du mien. Parque, Moire et Fata, voilà comment ils m’appellent, sorcière et dame de mort. Nous étions trois réunies, et trois dans leurs mythes, la Fileuse, la Destinée et l’Inflexible. Ce sont les noms qu’ils nous donnaient, sans comprendre à quel point leurs légendes étaient vraies. Si la mémoire me revenait, je pourrais quérir mes jumelles et, ensemble, nous pourrions à nouveau tisser en harmonie et nous réjouir de la vitalité des nouveau-nés.
Pourquoi m’ont-elles quittée aussi, ces deux idiotes ? Pourquoi ont-elles délaissé leur rouet et leurs ciseaux ?
Je me demande si elles ont vieilli comme moi… Bien que je ne puisse contempler mon visage, et que le temps coule sans fin, je sais que je n’ai plus mes traits de jeune fille et mon corps de femme. Mes mains sont tordues et fripées comme des sarments de vigne prisonniers du gel. Je vois mes haillons de mendiante, gris et marron, reprisés et salis, les broderies disparues, les couleurs fanées… Nous étions si rayonnantes dans le temps, radieuses et immatérielles, dames si belles que les hommes nous comparaient au soleil, nos habits tout parsemés d’or et d’argent. Ils nous devinaient dans l’ombre des arbres, dans les reflets d’une rivière ou les flammes d’un foyer, et percevaient notre splendeur dans leurs miroirs et les yeux de leurs enfants. Oui, nous étions les fées de lumière, merveilleuses et enchanteresses, mais leurs superstitions ont fait de nous, de moi, des sorcières camardes, mégères racornies et repoussantes. Leur rejet et leur crainte nous ont transformées en commères aigries et amères, à l’image de leurs propres matriarches, dont les caquètements se taisent, soulagés, à l’approche du fil ultime que je leur ai tissé. Puis leur oubli, une fois qu’ils nous ont défigurées, nous a reléguées dans les limbes où j’erre à présent éternellement, invisible. Leur amnésie est devenue mienne, et mes jumelles se sont dissipées dans cet infini néant. Si les hommes se rappelaient, pourraient-elles renaître ? Peut-être ne les reconnaîtrais-je même pas…
Je hais les mortels ! Enfants, adultes et aïeux, je les déteste tous sans distinction, puisqu’ils ne sont pour moi que des brins de laine que j’enroule inlassablement.
Ils ont fait de nous ces créatures laides et méchantes avant de nous montrer du doigt et se moquer de nous, comme ils rient des contes de leurs aînés. Ils ont fait de nous de vieilles fileuses aux yeux chassieux, puis ont prétendu que nous n’existions pas. Qui tisserait la trame de leur quotidien, si nous n’étions pas là ? En ont-ils seulement conscience, ces êtres superficiels et frivoles ? Se sont-ils seulement posé la question ? Leurs chercheurs inventent des théories, des mots creux et dénués de toute poésie, pour disséquer le mystère de notre vie, mais aucun d’entre eux n’a su reconnaître l’étincelle qui scintille en chacune de leurs âmes.
En fait, je les plains… C’est curieux comme le mépris que j’éprouve pour cette engeance éphémère peut amener la pitié. Comment pourraient-ils être autres que vains et puérils, alors leur vie est si courte ? Ils sont comme des enfants, par rapport à moi, qui ai vu défiler les ères et les peuples…
Si seulement mes sœurs étaient là… Leurs noms réels, je ne m’en souviens pas, ils ont disparu avec leurs visages, mais je me rappelle encore les noms qu’on nous donnait, Clotho, Lachesis et Atropos, Nona, Decima et Morta, nous étions l’intemporelle Tria Fata. Nous vagabondions au travers de ce monde, tissant sans relâche le cours des vies, liées au cycle de la génération et de la corruption, de la naissance et de la mort. Nous suscitions amour et haine, peur et adoration. Nous étions issues des dieux et soumises à eux, mais au-dessus d’eux, en deçà et au-delà de la différence. Mais les hommes ont cessé de croire, de craindre nos ciseaux, et ont démystifié notre existence. De nos refuges de forêts et de plaines, ils ont façonné la trame de métropoles artificielles, où notre essence s’affaiblit et se disperse. Nous provenions de la terre, en dépendions, et la régénérions de notre travail infini, mais ils ont modifié cette nature, et par cela, ont fait de moi cette araignée qui file la toile dans laquelle ils s’épuisent jusqu’à se dissoudre.
Je suis seule, à présent. Mes sœurs se sont étiolées lentement et se sont fondues dans le sol, perdant leur substance et leur jeunesse à chaque secon