Mortal Song
207 pages
Français

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Description




La vie de Sora était remplie de magie, jusqu’au jour où elle découvrit que tout ça n’était que mensonges.
Héritière du royaume des esprits du Mont-Fuji, Sora n’aspire qu’à une chose : accomplir son devoir au sein des dieux, les Kami. Mais une armée de spectres envahit la montagne le jour de sa cérémonie d’anniversaire.
Échappant de peu à l’ennemi, la jeune fille apprend alors qu’elle n’a rien d’une divinité. Elle est un changelin humain, un leurre pour protéger la véritable descendante, cachée dans le Tokyo moderne.
Tout en faisant face à sa nouvelle condition de mortelle, Sora entame un long voyage pour retrouver l’élue, celle de la prophétie, la seule à pouvoir sauver son monde du chaos. Ce monde qui n’était finalement pour elle qu’une vaste illusion...


Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 5
EAN13 9782375681176
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

MortalSong Megan Crewe Editions du Chat Noir
1. L’après-midi de mes dix-sept ans, je rendis visite à un homme mourant au pied de la montagne. La maladie s’était manifestée progressivement. J’avais d’abord remarqué, il y avait de cela trois mois, une perturbation chaotique dans le ki de M. Nagamoto, c’est-à-dire dans l’énergie vitale qui brûlait en lui. Au fil des semaines, cette singularité avait enflé pour se muer en un brouillard qui estompait son ki autour de l’abdomen. Quand j’arrivai aujourd’hui, la brume de ki se tordait et se tortillait tandis que M. Nagamoto, dans son salon, tapotait sur son clavier d’ordinateur. Cette distorsion sapait l’énergie de sa vie d’humain, déjà si incroyablement courte ; mais ni lui, ni sa femme ne percevaient sa présence. Ils ne percevaient pas la mienne non plus. Je me maintenais invisible tandis que je regardais la scène depuis le petit canapé, comme je le faisais toujours lorsque je passais dans les foyers du village niché au pied du Mont Fuji. Les gens qui vivaient dans ces maisons me ressemblaient beaucoup, tout comme à de nombreux autres kami, mais c’était leurs différences qui me fascinaient. Ils sautaient d’une humeur à l’autre, suivant des schémas si complexes qu’ils en étaient imprédictibles, et leurs corps eux aussi changeaient rapidement – pour le meilleur comme pour le pire. Alors qu’au fil des années, j’avais vagabondé entre les murs beiges de cette maison, M. et Mme Nagamoto avaient pris de l’embonpoint et des cheveux gris. Invisible, j’avais participé aux jeux de leurs enfants, et, en silence, j’avais partagé leurs éclats de rire avant que leur fils puis leur fille ne se changent en adultes sur le départ pour l’université. Et désormais, ce malheur était là. Je fis quelques pas en direction de M. Nagamoto. Voir comment la maladie s’était propagée me rendait moi-même affectée, mais j’étais venue pour ça. Je sentis ma détermination se renforcer, éclipsant les inquiétudes qui m’avaient poussée hors du palais. Si je voulais vraiment faire partie de la vie de cette famille, je me devais de les aider – de l’aider lui. Je l’aurais soigné, si je l’avais pu, mais cette décomposition du ki était déjà si large et profonde que je doutais que même le plus expérimenté de nos guérisseurs eût pu intervenir. Cependant, nous, les kami, avions d’autres talents. Je connaissais des gens au palais dont la spécialité était le transfert de ki. Si elle en était digne, lorsqu’une personne ou une créature mourait, mes pairs lui permettaient de s’accrocher à la vie encore un peu en déplaçant son esprit dans quelque chose qu’elle avait aimé. Je me disais que M. Nagamoto aimerait peut-être s’attarder dans le cyprès du jardin, ou, juste en dessous, dans l’une des carpes koï de la mare, d’où il pourrait continuer à veiller sur sa famille. À un niveau basique, n’importe qui parmi les kami était capable de faire ça. N’importe qui, sauf moi. Mère et Père ne m’avaient pas encore autorisée à apprendre les pratiques sacrées. Bien plus de pouvoir coulait en moi que dans n’importe qui au sein du village ; j’avais plus de ki dans mon petit orteil que M. Nagamoto dans tout son corps fragile d’humain. Ça n’était p a sjuste, que je me tienne là, et que je laisse filer sa vie comme ça, sans aucune reconnaissance. Mes parents devraient tout bonnement accepter qu’il était temps que je commence à accomplir mon destin. Je m’inclinai devant M. Nagamoto en guise d’au revoir, et me glissai dehors. Le soleil d’été continuait à descendre dans le ciel entièrement bleu. Midori, une libellule kami qui était mon amie et qui m’accompagnait toujours dans mes expéditions hors de la montagne, se mit à voleter autour de moi avec espièglerie, et à me chatouiller de son ki pour me mettre au défi d’atteindre le palais avant elle. Je m’élançai dans la rue. Midori me dépassa avec célérité, mais en l’espace d’une seconde, j’atteignis la même allure qu’elle grâce au ki que je projetai dans mes pieds pour les rendre plus rapides. Les maisons défilaient à un rythme soutenu, réduites à des murs d’argile et des toits
d’ardoise rouge et grise derrière des clôtures basses en béton ou en métal. C’était étrange, de penser que la plupart de ces gens croyaient à peine à l’existence de mon peuple, qu’ils ne nous parlaient ou ne nous adressaient des prières que par habitude, sans plus de foi en nous qu’en les personnages qu’ils regardaient à la télé. Mais tant que des kami vivraient sur le Mont Fuji, et ailleurs, nous continuerions à agir en tant que gardiens de la nature, à faire tout ce que nous pouvions pour maintenir la croissance des champs, pour repousser les tempêtes les plus fortes et contenir le feu qui menaçait dans les profondeurs de la montagne. Ou du moins, c’était ce que les autres faisaient, et j’espérais bientôt trouver à mon tour ma spécialité. Midori prit un léger avantage sur moi, et je poussai plus fort sur mes pieds en réponse. J’étais la seule à être née dans le palais, d’aussi loin qu’Ayame, ma tante à titre honorifique, se souvienne. Elle adorait raconter les histoires de ma naissance encore plus que celles des héros et des sages : « Ce fut une bénédiction pour les souverains que nous avions choisis, m’avait-elle confié. Lorsque ta mère et ton père ont annoncé attendre un enfant, les festivités ont duré des semaines ». Les fêtes qui commémoraient mon anniversaire étaient loin d’être aussi longues, mais les kami venaient toujours de contrées éloignées pour rendre leurs hommages. À cette occasion, mes parents se rappelleraient tout ce que je symbolisais pour eux, ils se rendraient peut-être compte de ce que cette demande représentait pour moi ? En quelques minutes, Midori et moi avions laissé le village derrière nous et avions entamé le versant qui s’enfonçait dans la forêt. Un étrange silence emplissait les bois de pins que nous traversions à vive allure. Aucun animal ne bougeait, sauf un couple d’écureuils, qui se précipita à droite et à gauche, comme alarmé, avant de détaler plus loin. Je ralentis, la perspective de la course oubliée alors que je fouillais les branches du regard, à la recherche du kami hibou qui assurait d’habitude la tranquillité de cette partie de la forêt. — Daichi ? appelai-je. Il n’y avait aucune trace de lui. Il devait être déjà parti pour rejoindre les festivités. Je lui toucherais un mot de mes observations lorsque je le verrais au palais. J’envoyai une dose fraîche de ki dans mes jambes. Alors que je courais, mes pieds touchaient à peine le sol. Mes oreilles discernaient, plus haut dans la montagne, le bruissement de corps en mouvement et des modulations dans les chants des oiseaux. Rien de très grave, donc. — Sora ! Cette voix m’arrêta. Midori s’installa dans mes cheveux. À travers les arbres, une haute silhouette se dirigeait vers nous à grands pas. Mon cœur s’emballa. — Takeo, répondis-je, en essayant de ne pas avoir l’air aussi essoufflée que je l’étais après la course. Takeo stoppa quelques pas au loin, et s’inclina profondément en faisant sa révérence. Il portait son uniforme le plus apprêté, celui dont les manches étaient bouffantes et brodées d’argent. Tout en contraste avec le vert foncé du tissu, ses yeux d’un brun acajou brillaient aussi fort que du bois lustré. Ses cheveux normalement à hauteur d’épaule étaient aujourd’hui tirés en arrière pour former un chignon strict, le fourreau laqué de son sabre à la hanche, son arc et ses flèches sur l’épaule constituaient l’image en tous points parfaite d’un garde du palais. Mais il m’adressa un sourire chaleureux et ouvert, comme celui d’un ami. Si j’avais eu un appareil photo comme ceux que les touristes transportent avec eux, j’aurais immortalisé le regard qu’il me lança. Quoique j’aurais dû expliquer pourquoi je faisais ça, et je n’avais pas encore rassemblé suffisamment de courage pour lui avouer mes sentiments nouveaux. Il me voyait peut-être comme une amie, mais avant cela, j’étais la fille de ses
souverains, une enfant sur laquelle on lui avait ordonné de veiller et qu’il devait éduquer, et ce depuis mes sept ans, lorsqu’il était arrivé à la montagne, lui-même à peine sorti de l’enfance, désireux de servir. Et s’il me voyait juste ainsi? Le simple fait de l’imaginer me dire cela, en s’efforçant de ne pas trop me décevoir, me nouait l’estomac. Je repoussai ces pensées dans un coin de mon esprit. Ce soir, j’avais un autre but en tête. Takeo était le seul kami proche de moi en âge que je connaissais, et lui avait été initié et entraîné à tous les talents depuis son plus jeune âge. — J’étais un peu inquiet de ne pas te trouver dans le palais, me dit Takeo. Mais je me suis souvenu de l’endroit que tu aimes visiter. Tu étais au village ? — Oui, dis-je. Il y a un problème ? — Seulement Ayame qui te cherche. Elle est affolée à l’idée de ne pas avoir assez de temps pour te préparer. Tu sais comment elle est. Un brin amusée, Midori m’envoya l’image mentale d’Ayame qui disait de sa voix habituelle, et donc alarmée : « Où est donc passée cette petite ? » Je n’étais pas en retard, mais, à la différence des humains, qui pouvaient être paniqués un moment et détendus l’instant d’après, les kami étaient bien plus constants dans leur nature. Celle d’Ayame était de s’affoler pour tout et n’importe quoi. — Chut, intimai-je à la libellule, tout en étouffant un grognement ronchon. Ce n’était pas à elle qu’Ayame allait faire tout un foin quand nous serions arrivés au palais. — Je suis désolée, ajoutai-je à l’adresse de Takeo. — Ce n’est pas un problème, dit-il, alors que son sourire se faisait plus large. Je suis ravi de t’escorter jusqu’à la maison. — Est-ce que tout va bien pourtoi? demanda-t-il tandis que nous continuions notre ascension de la montagne. J’aurais pensé qu’avec ton anniversaire, tu serais trop occupée pour quitter le palais. Cette question me rappela le doute insidieux qui m’avait entraînée chez les Nagamoto, afin de me préparer à affronter le jugement de Mère et Père ce soir. — J’avais besoin d’échapper à l’agitation un moment, répondis-je, puis je me mordis la lèvre inférieure. Takeo, est-ce que tu penses que si je demande à mes parents de me laisser commencer l’apprentissage des pratiques sacrées, ils accepteront ? — Bien sûr ! fit-il. Pourquoi ne le feraient-ils pas ? — Je ne sais pas, dis-je. Ils ont toujours évité de me donner des responsabilités, quelles qu’elles soient – tu n’as pas remarqué ? L’année dernière, Kaito a proposé de m’enseigner à maîtriser la pluie, et l’année encore avant, Manami a émis l’idée que je l’accompagne à son sanctuaire, mais à chaque fois, Mère et Père ont répondu que je ne devrais pas avoir à porter ce genre de poids avant que je ne sois véritablement adulte. Pourtant je suis capable de te battre avec du ki depuis que j’ai douze ans – j’ai presque failli te battre avec unsabre la semaine dernière. Je connais chaque recoin de cette montagne. N’est-il pas temps que j’apprenne nos véritables devoirs ? — Tu devrais leur dire que c’est ce que tu souhaites, me répondit Takeo, tout en se baissant pour éviter une branche. Je n’ai jamais vu tes parents se montrer autre chose que compréhensifs. Ils sauront trouver la bonne réponse. Les inquiétudes que j’avais enfouies dans la maison de M. Nagamoto refirent surface. Et si la réponse était qu’ils avaient de bonnes raisons de ne pas me confier des responsabilités ? Grand-Père disait toujours : « la seule vérité que je connais, c’est qu’on ne peut pas s’empêcher d’être ce que l’on est. » Ce qui signifiait que si j’étais capable, ce devrait être aussi visible que
l’affolement d’Ayame, que le calme apaisant de Mère et que la compassion inextinguible de Père. Ainsi la plupart du temps, au fond de moi, absolument rien ne me semblait clair. Je pouvais croire de toutes les fibres de mon être que j’étais prête, et l’instant d’après être complètement incertaine à nouveau. Peut-être était-ce là le problème. Peut-être mes parents avaient remarqué cette bizarrerie en moi et avaient décidé que je n’étais pas…conforme. Je n’avais jamais entendu quiconque au palais mentionner une telle confusion, et j’essayais donc de ne pas le montrer – mais ça n’avait cessé d’empirer ces dernières années. Je jetai un regard en coin à Takeo. — Est-ce que… commençai-je, pour hésiter immédiatement. Est-ce que tu as déjà ressenti le besoin de faire quelque chose, mais sans être certain d’êtrecapablele faire, et – Ma voix se brisa lorsqu’il tourna la tête dans ma direction. Son beau visage était perplexe. — S’il y a quelque chose que je ne peux pas faire, je le laisse à ceux qui peuvent, dit-il. Personne ne peut tout faire. Son sourire revint, adouci cette fois. — Mais je pense que tu es suffisamment forte pour accomplir à peu près tout ce que tu décideras d’entreprendre, Sora. Même s’il n’avait pas compris ce que je voulais dire, son sourire me remit d’aplomb. Était-il si étrange que Mère et Père veuillent que leur enfant unique profite de ses jeunes années, avant de se tourner vers son devoir ? « Si tu donnes assez à la Terre, elle te donnera de la joie en retour, aimait à dire Ayame. Tu es la joie qu’elle a donnée à tes parents. » Chaque fois que mes parents m’appelaient leur « présent », chaque fois que les autres kami s’inclinaient devant moi, chaque fois que je me tenais sur le versant de la montagne, dont le pouvoir résonnait en moi, je me remémorais ces mots. La Terre elle-même m’avait donné naissance pour remplir sa tâche. J’étais destinée à être ici, pour mener à bien cette promesse. Il fallait que je concentre mon esprit là-dessus, et pas sur ces peurs ridicules. L’espace de quelques secondes étourdissantes, je laissai la force brute de mon ki m’envahir dans un bourdonnement de lumière. Le paysage devint flou autour de moi. La prise de Midori sur mes cheveux se resserra alors qu’elle m’envoyait un frisson rayonnant d’exaltation. Puis je ralentis à nouveau. À mon allure la plus rapide, je risquais de distancer Takeo. J’évitais le tronc pâle d’un bouleau… et faillis foncer à travers un fantôme. — Oh ! m’exclamai-je, m’arrêtant brutalement. Pardonnez-moi, Mademoiselle Sakai. Je ne vous avais pas vue. La jeune femme vaporeuse tourna la tête dans ma direction. Blafarde, avec de grands yeux, Mademoiselle Sakai flottait dans cette partie de la montagne depuis plusieurs mois. J’avais appris par un kami érable que son petit ami se promenait avec elle le long des sentiers lorsqu’il l’avait poussée dans l’une des pentes les plus raides. Elle s’y était brisé le cou. « J’imagine qu’elle est restée pour lui dire ses quatre vérités », avait ajouté l’érable, mais Mademoiselle Sakai semblait toujours calme lorsque je la rencontrais. Pas aujourd’hui, pourtant. Je forçai mon regard à se poser ailleurs que sur l’espace à mi-chemin de ses jambes, car, comme chez tous les fantômes, son corps translucide s’évanouissait complètement sous elle, et faisait disparaître genoux, mollets et pieds. Son ki s’agitait nerveusement. Elle étira sa bouche en un sourire trop large. — Je ne faisais pas attention non plus, dit-elle sur ton excessivement joyeux. Vraiment désolée. Son regard passa de moi à Takeo, et de Takeo à moi.
— Je devrais te souhaiter un joyeux anniversaire, n’est-ce pas ! La grande fête ne va pas tarder à commencer, non ? — Merci, dis-je. C’est cela. Je me demandai si je devais lui dire de se joindre à nous, mais elle fit demi-tour avant que j’aie pu ajouter quoi que ce soit. — Passe la meilleure des soirées ! dit-elle avant de s’élancer sur la pente en contrebas. En une poignée de secondes, elle avait disparu entre les arbres. — Voilà qui est étrange, commentai-je. — Il est étrange tout court pour l’âme d’un mort de s’attarder dans ce monde, me fit remarquer Takeo. Je suppose que ça ne peut qu’affecter leur esprit. Nous traversâmes la source qui chuchotait juste en dessous de l’entrée du palais, puis nous entrâmes dans le bosquet de cerisiers pour rejoindre la grotte peu profonde de l’autre côté. N’importe quel humain, s’il tombait sur cet endroit, n’y verrait rien d’autre qu’un petit creux. Mais lorsque nous passâmes à travers la pierre fraîche, ce qui me fit frissonner comme si j’étais passée sous une cascade, nous émergeâmes dans l’entrée principale du grand palais qui était le lieu de résidence de la plupart des kami du Mont Fuji. À l’intérieur, je relâchai l’énergie qui me permettait de rester invisible et me détendis dans ma forme corporelle – plus confortable. Dès ce moment, ce qui m’entourait sembla plus solide également : le parquet était doux sous mes pieds et le soleil voilé qui luisait à travers les panneaux du plafond étalait de nouveau sa chaleur sur mes longs cheveux noirs. Des deux côtés, des portes coulissantes décorées de peintures de fleurs et de branches aux longs rameaux brisaient l’unité du bois sombre des murs. Les vibrations du ki de la montagne m’enveloppèrent en signe de bienvenue. Plus loin dans l’entrée principale, deux domestiques guidaient un groupe d’invités vers les grandes pièces destinées aux visiteurs. L’odeur du festin qu’on préparait emplissait l’atmosphère ; nous les kamis pouvions nous nourrir directement de la Terre quand il le fallait, mais cela ne nous empêchait pas d’apprécier les bons repas. Une musique entraînante filtrait à travers les murs. L’eau me vint à la bouche et mes pieds furent pris d’une furieuse envie d’aller danser, mais alors que Midori voletait dans cette direction, pour rejoindre en avance les festivités, je m’en allai à l’opposé, vers les quartiers privés. J’avais à peine fait un pas après l’angle, pour gagner les appartements de mes parents, qu’une voix aiguë et nasillarde me coupa dans mon élan. — Sora ! s’écria Ayame, qui traversait l’entrée rapidement, gesticulant de ses bras grêles, sa silhouette menue enveloppée par sa chevelure imposante. Regarde-toi, mon enfant. Pas de maquillage, de la boue sur tes vêtements… Argh, je ne peux pas te laisser sortir comme ça, pas le jour de ton anniversaire. — Je dois parler à Mère et Père avant, dis-je alors qu’elle me traînait vers mes quartiers. — Tu pourras y aller quand tu seras présentable. En même temps, il serait peut-être plus sage d’apparaître sous mon meilleur jour lorsque je ferai ma requête. Je cédai. Quand nous atteignîmes ma chambre, Takeo resta en retrait. — Tu m’attends ? lui demandai-je. La protection de Takeo n’était qu’une simple formalité à mon âge, mais je me sentirais plus en confiance pour approcher mes parents avec sa présence tranquille à mes côtés. — Bien entendu, me répondit-il. D’un coup sec, Ayame ferma entre nous la porte coulissante. Ses assistants, l’un à forme humaine, comme Ayame et moi, et les trois autres kami, respectivement en forme de rouge-
gorge, de grue et de singe, attendaient dans la salle de bain. On me frotta et me rinça avec de l’eau parfumée à la fleur de cerisier, puis on me poudra le visage, me peigna les cheveux, me mit de la lotion et me poudra encore une fois. Enfin, on me permit de m’habiller et j’enfilai une robe de soie plus fluide que n’importe quelle robe jamais portée par un humain. Le tissu bleu clair faisait danser les papillons dorés peints sur le vêtement. — Ah ! s’exclama Ayame, claquant ses mains l’une contre l’autre. Magnifique. — C’est bon, là ? demandai-je alors que le singe nouait la ceinture autour de ma taille. Ayame émit un son plein de dédain et se lança dans une tirade à propos de mes cheveux. Je fixai la porte d’un regard plein d’envie. Si je ne trouvais pas un moyen de me distraire, j’allais exploser. Alors que le rouge-gorge commençait à me nouer les cheveux et qu’Ayame amenait sa palette de maquillage, j’exhalai et envoyai un flot de ki en forme de cerf-volant. Sous mon impulsion mentale, il vogua à travers la porte. Takeo et moi jouions à ce jeu depuis que j’avais appris à utiliser l’énergie en moi ; mais ces temps-ci, je le proposais comme un défi. Le cerf-volant fut intercepté par une sensation qui était entièrement Takeo, aussi vaillante qu’un jeune pin de la montagne. Je le tirai en arrière. Le ki de Takeo résista, tirant le cerf-volant vers lui, et les coins de ma bouche se retroussèrent. — Ne bouge pas ! dit Ayame. Tout en reprenant une expression sérieuse, j’enroulai les fils du cerf-volant, contre la force de Takeo. Au dernier moment, il le retira brusquement. Je dus faire appel à toute ma maîtrise pour ne pas partir avec lui physiquement. Je m’agrippai à l’objet avec une concentration d’autant plus renforcée, et je tirai d’un coup sec. Le cerf-volant m’arriva rapidement et brisa au passage la connexion avec Takeo. Dans la pièce d’à côté, il éclata de rire devant sa défaite. Ayame secoua la tête. — Une telle force, ma Sora, murmura-t-elle. Bon, ça devrait faire l’affaire. Attention quand tu marches et laisse tes mains là où elles sont, pas sur ton visage ! Takeo à mes côtés, je me hâtai le long du couloir étroit qui séparait mes quartiers de ceux de mes parents. Le long des murs, les lampes commençaient à briller vivement à mesure que le soleil disparaissait. Autour de nous, un tremblement inquiet provoqua des remous dans le ki de la montagne. Je jetai un coup d’œil à Takeo, surprise, mais il ne fit montre d’aucune inquiétude. Ce devait être ma propre appréhension, dont les frémissements se projetaient en dehors de mon corps. Mon cœur se mit à battre plus fort alors que nous nous arrêtions devant la chambre de mes parents. Takeo frappa sur le cadre de la porte pour annoncer notre présence, et ce fut la voix de ma mère qui répondit : — Entrez. Elle et Père étaient assis à leur table basse en ébène, sur des coussins cramoisis. Un léger parfum de bois de santal s’élevait de l’encensoir posé dans une alcôve. Takeo ferma doucement la porte et resta de l’autre côté. J’avançai à pas feutrés sur le tapis finement tissé des tatami, pour rejoindre l’autre bout de la table. Les kami vieillissent très lentement lorsqu’ils atteignent l’âge adulte, et c’est pourquoi Mère et Père semblaient tous deux aussi jeunes que des humains de vingt ans ; mais en dehors de ça, ils n’auraient pas pu être plus différents. Mère avait une silhouette fine et souple, et une peau d’ivoire ; Père, à l’inverse, avait une forme large et corpulente, et un teint rougeâtre. Les sourires qu’ils m’adressaient tous les deux illustraient leurs tempéraments à merveille : celui de Mère, doux et lumineux, et celui de Père, expansif et chaleureux.
— Nous étions sur le point d’envoyer quelqu’un te chercher, me dit Mère. Tu es superbe, Sora. Je rougis et baissai les yeux. Tu es forte, me répétai-je. Forte et capable. — Je n’arrive pas à croire que tu as déjà dix-sept ans, déclara Père de sa voix orageuse. Encore trois ans, et tu seras définitivement adulte. Une étrange tristesse pointait sous ses paroles. — Ce n’est pas si court, dit Mère, gentiment, comme si, moi, je risquais un jour de partir pour l’université, ou même encore plus loin, comme les enfants des Nagamoto. Un cri distant nous parvint. Mère fronça les sourcils tandis qu’elle jetait un regard en direction du couloir. Les kami s’entendaient bien, en général, mais des disputes éclataient parfois entre les invités. La silhouette incertaine de Takeo s’éloigna des panneaux translucides de la porte. Il devait être allé voir ce qu’il se passait. Je redirigeai mon esprit vers son objectif. — J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me préparer, dis-je. — Ne nous embarrassons pas de ces tracas, me répondit Mère avant que j’aie pu continuer. Ce soir est l’une des rares occasions de faire la fête sans nous préoccuper de nos devoirs. Ton père et moi voulions t’offrir ton cadeau d’anniversaire. Elle fit un signe de tête à Père, qui prit au sol, derrière lui, un objet long et rectangulaire et le posa sur la table. C’était un étui laqué, avec une bretelle en cuir et un fermoir en or. — Ouvre-le, me dit-il en souriant. Je me penchai en avant et repoussai la languette du fermoir. Ma gorge se noua une fois le rabat levé. — Merci, murmurai-je, les yeux rivés sur l’instrument dans la boîte. Elle est magnifique. C’était une flûte, taillée dans du bambou poli, et si finement ouvragée que passer le bout des doigts sur le bois me faisait déjà sentir à quel point ses notes seraient pures. Je la soulevai et la portai jusqu’à mes lèvres. Les gammes que j’exécutai vibrèrent à travers moi, devenant autant un instrument que la flûte elle-même. Chaque note s’épanouissait dans le silence, comme un bouton de fleur qui éclot. Je n’avais jamais entendu un instrument au son si beau – et c’était le mien. Je remis la flûte dans sa boîte, la refermai, et la serrai contre moi. — Merci, dis-je à nouveau. Je jouerai avec ce soir. J’avais eu l’intention d’utiliser ma vieille flûte, celle qu’ils m’avaient offerte quand j’avais commencé mes leçons, il y a des années de cela. Mais celle-ci, c’était l’instrument d’un vrai musicien. Un instrument pour une femme, et non pas une fille. Peut-être avaient-ils compris que j’étais enfin prête à trouver ma place au sein des kami. Je fis glisser la bretelle sur mon épaule. Alors que j’ouvrais la bouche, un autre cri retentit à travers le mur, suivi du bruit sourd d’une chute qui fit brutalement mourir dans ma gorge ce que j’allais dire. Des pas martelaient le sol dehors, dans le couloir. Takeo de retour ouvrit la porte, avec lui sur le seuil, un autre garde vacillant déclara, la voix éraillée. — Vos Altesses, dit-il, veuillez pardonner cette intrusion. Nous sommes attaqués.
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