Trois grandes figures de l'Ouest , livre ebook

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Dans ces histoires hors du commun, Berger nous fait redécouvrir trois solides mythes de l’ouest français : les Morgan, Merlin et l’Ankoù.
Les Océanides : le récit s’inscrit dans la riche tradition des contes où un terrien, en descendant au fond des eaux, s’y met hors du temps et en revient à la fois étranger et messager, incapable d’oublier le pays, les mœurs et les objectifs des êtres de la mer qui l’ont accueilli.
Merlin au diable : issu du fond des siècles, le mage opère un retour heureux dans le pays de Rennes, où son acclimatation aux conditions modernes de la vie française est source de puissants contrastes et de terribles marmelades linguistiques.
Yvon, l’Ankoù et Marinette : Berger, dans une mise à jour logicielle du personnage de l’Ankoù, lui redonne non seulement toutes ses fonctions antiques, mais étend son territoire et ses champs de compétences pour faire de l’Ankoù un être d’une compassion totale.
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Date de parution

08 septembre 2012

Nombre de lectures

16

EAN13

9782923916408

Langue

Français

TROIS GRANDES FIGURES DE L’OUEST
ALLAN E. BERGER
© ÉLP éditeur 2012 www.elpediteur.com elpediteur@yahoo.ca
ISBN : 978-2-923916-40-8
Illustration de couverture : Allan E. Berger : (CC BY-SA 3.0)
Cet ouvrage d’ÉLP éditeur est pourvu d’un dispositif de protection par filigrane appelé aussi tatouage (watermarken anglais) et, par conséquent, n’est pas verrouillé par un DRM (Digital Right Management), verrou de protection nécessitant l’ouverture d’un compte Adobe. Cela signifie que vous en êtespropriétaireet que vous pouvez en disposer sans limite de temps ou sur autant d’appareils (liseuses, tablettes, smartphones) que vous voulez.
Cet ouvrage s’avère néanmoins protégé par le droit d’auteur ; en l’achetant, vous vous engagez à le considérer comme unobjet uniquedestiné à votre usage personnel et à ne pas le diffuser sur les réseaux sociaux ou les sites d’échange de fichiers. Veuillez prendre note que cet avis ne s’applique pas si vous vous procurez cet ouvrage dans un écosystème fermé comme celui d’Amazon ou iTunes.
ÉLP éditeur est une maison d’édition 100% numérique fondée au printemps 2010. Immatriculée au Québec (Canada), ÉLP a toutefois une vocation transatlantique : ses auteurs comme les membres de son comité éditorial proviennent de toute la Francophonie. Pour toute question ou commentaire concernant cet ouvrage, n’hésitez pas à écrire à : ecrirelirepenser@gmail.com
Note de l’auteur
Il y a des légendes partout. En Bretagne, le pays, qui a son petit caractère, transmet de sa vivacité aux histoires qu’on y colporte.
Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’apercevoir qu’une magie passe ici : voici une terre vieille sous un ciel jeune. Une énergie vivifiante balaie d’anciens rêves et les dépoussière ; elle caresse des roches usées, et les enveloppe de sa force.
Accroupi sous un buisson à contempler un nœud de racines, j’entends le vent ronfler. La pluie vole, horizontale. Un oiseau pépie dans une haie, puis il chante.
Le soleil vient faire un tour. Une déchirure de bleu cru s’étire peu à peu au-dessus de ma tête, qui se met à chauffer. Mais bientôt, voici un autre groupe de nuages. Regardez-les, ils viennent juste de naître, ils n’ont pas encore pris leur altitude de croisière. Voici de l’océan vaporisé qui passe à même pas cinquante mètres dans le ciel. Comment rester muet face à tant de bonheurs divers ? Il bruine, les pierres luisent, un rayon de lumière les fait étinceler. Je me relève ; j’entends la mer qui claque. Je m’accroupis de nouveau ; au fond du silence, j’entends un tracteur. Un goéland traverse la péninsule.
LES OCÉANIDES
ï
Les océanides
Au fin bout de l’Europe se trouve la Bretagne, un gros bras musclé tout en granit, tendu bien droit dans l’Atlantique, comme si la France voulait prendre la main du Canada, ou, allez savoir, lui subtiliser Terre-Neuve, qui ferait très bien au large du Finistère – ce serait notre Irlande à nous… Et au fin bout de la Bretagne, on trouve le Conquet, une confortable calanque abritée des harcèlements du nord par la solide péninsule de Kermorvan, et d’où, jusqu’à encore tout récemment, on pouvait prendre les bateaux pour aller aux îles : Béniguet, Quéménès et Trielèn, Molène et sa presqu’île, avec, tout à l’occident, par-delà le Fromveur, la grand île d’Ouessant toute hérissée de phares aux noms sauvages. Maintenant, évidemment, pour y aller, il y aura le Pont, cette catastrophe.
C’était le mois de janvier. Le premier, très exactement, jour férié au cours duquel on se souhaite un tas de bêtises, et qu’une taverne digne de ce nom ne saurait mépriser, tant il est vrai que les gueules de bois se soignent principalement en recommençant à picoler dès que l’estomac l’autorise. Ce qui, en Bretagne ordinairement et au Conquet en particulier, est une recette scrupuleusement observée aux lendemains des jours de fête. Il y avait donc du monde, ce matin-là, autour du comptoir. Le patron y allait de son discours :
« Les grands professionnels vous diront que le jus de tomates est souverain pour mettre en branle la machinerie ; j’ajouterai personnellement qu’après le premier verre, il est recommandé de ne pas attendre, et de couper la tomate avec un alcool blanc, au goût adapté : tequila, ou mescal. Mettez-en d’abord un doigt puis, au verre suivant, deux doigts. Quand enfin vous avez réussi à remplir votre verre de jus de tomates entièrement avec de l’alcool et sans plus un gramme de tomate, vous êtes soigné. Il est alors temps de passer à table.
— Ça coûte cher, ta médecine. Remets-moi plutôt un demi.
— Béotien ! Tu te ruines la santé, tu t’engraisses, et tu sera saoul au lieu d’être pété.
— Il y a une différence ?
— Quand t’es saoul, tu es dans le flou. Tandis que pété, c’est le paradis. »
Avec le temps qu’il faisait dehors, tout le bar sentait le chien trempé. Des formes brouillées passaient en clapotant derrière les vitres ; on voyait des parapluies se retourner, taper aux carreaux dans les bourrasques. À l’intérieur, devant les fenêtres, des géraniums oubliés s’ennuyaient ferme.
Onze heures trente. Une femme rentra, éternua, s’ébroua, et se dirigea vers un tabouret.
« Hô la Michèle, mais dans quel état que te vlà ! Bonne année !
— Bonnanné toi-même… J’vais prendre un demi.
— Personne ne veut de mes tomates, alors…
— Garde tes poisons pour le député. Il paraît qu’il vient demain ?
— Avec un ministre. Pour l’inauguration du Pont, il faut bien un ministre.
— Quelle belle saloperie… »
Cette dernière réflexion souleva une houle d’approbations douloureuses. Le Pont, tout le monde ici vous le dira, c’est une malédiction qui pousserait à l’autonomisme le plus jacobin des bipèdes. Personne, dans le Léon, qui ne haïsse cette abomination, cette insulte jetée à la
face de l’Océan. Un pont qui piétine les îles au passage, pour aller cracher son béton sur Ouessant, et la souiller. Deux fois deux voies d’iniquité.
« Il y aura des flics partout. Le Conquet sera en état de siège.
— Oui, mais vous comprenez, à l’autre bout, il y a le golf, le casino et la thalasso des amis du Président ! Eh !
— Il paraît que les terrains ont pris de la valeur, là-bas ? demandai-je. »
On se retourna vers moi. Le silence s’installa le temps d’observer qui venait de causer. Puis la femme se lança :
« Autour du bourg d’Ouessant, le prix du mètre carré de terrain nu a été multiplié par six-cent-cinquante depuis juin. Ça répond à votre question ?
— Je suis journaliste. Ça répond tout à fait à ma question. »
Le patron se pencha et m’observa mieux.
« Vous bossez pour Ouest-Matin, vous, c’est ça ?
— Affirmatif.
— Vous êtes arrivé tôt. C’est demain qu’on rigole.
— Je suis évidemment là pour l’inauguration, mais avec un jour d’avance sur la politicaille parce que ma tante habite sur la Corniche, qu’elle est seule, et que c’est la nouvelle année. »
Il n’y avait rien à rajouter sinon qu’étant de Brest même, j’avais toujours eu l’habitude de concevoir ma ville comme étant le centre du monde – et le Conquet, c’est déjà la province. Aussi, ce Pont maléfique, avec sa voie rapide tout droit tirée de Paris et prolongée maintenant à travers le Léon occidental, c’était plus qu’une intrusion, mais une véritable hérésie : ça déflorait la campagne en lui donnant un arôme de banlieue, et ça nous amenait des gens de Neuilly qui se déguisaient en marins, en tennismen, en golfeurs, en rappeurs de luxe à bord d’arrogants 4x4 anthracites… Nous autres, avec nos bottes, nos mains ridées et nos mèches à la diable, on avait l’air de ploucs fauchés.
« Surtout, ça méprise ! » grogna un consommateur, très plouc d’allure et très fauché, installé à l’autre bout du comptoir, près de la piste de 421. De fait, je ne connaissais pas un seul habitant du Pays d’Iroise qui ne fût prêt à planter un cierge à Sainte Barbe la patronne des plastiqueurs, ou à jeter un pavé dans la tronche du préfet, si ça pouvait faire échouer cette manigance de puissants.
« Même des gens de droite trouvent que c’est abusif !
— Ben oui, dit le patron. Moi je suis de droite et je trouve que c’est abusif. Vous ferez un papier sur les réactions ?
— Pour dire quoi ? Tout a été dit vingt fois, mais rien n’a été entendu.
— Si, intervint la femme. Ils envoient les CRS. Vous avez couvert les manifs à Brest ? Ça a chauffé… J’y étais, pas vous ?
— Non. De toute façon, quand on ne tient pas la barre, on ne tient rien… Demain, je tendrai le micro, mais vers le ministre, parce que c’est ça qu’on m’a demandé. Et puis merde, les gens n’ont qu’à voter proprement !
— Oh là lààà… Eh, c’est la nouvelle année, mon gars ! Pas de discussions qui fâchent… Sers-lui un coup, Patrick.
— Vous prenez quoi ?
— Je veux bien une tomate-tequila. Pour essayer. Merci madame.
Mademoiselle!Maisc’estpasuneraisonpourmecouriraprès.Entoutcas,jamaisavant
Mademoiselle!Maisc’estpasuneraisonpourmecouriraprès.Entoutcas,jamaisavant midi. »
Le patron sourit, et me servit ma dose de médecine. « Une femme sage et un homme sage. 70/30 pour le second verre ?
— — Vous ne perdez pas le nord, hein ? D’accord allons-y. » Après tout, ma tante était du genre à s’offusquer si on laissait quelque chose dans le plat, et n’aimait pas voir les chopes vides. Nous ne nous étions donc pas ennuyés, la veille, elle et moi, et mon crâne était à cette heure-ci assiégé par des engins de travaux publics, occupés à tendre un pont d’une oreille à l’autre, en coulant des piles droit dans mon pauvre petit cerveau de fêtard aplati.
« Et c’est quoi, des discussions qui ne fâchent pas ? demanda l’homme au 421. L’année est toute neuve, on n’a pas encore eu de sujet… À part que si : il pleut !
— Mais c’est pas une nouvelle, ça. Et puis c’est pas gai ! répondit Mademoiselle.
— Ben vas-y, toi, trouve un sujet puisque t’es si maligne !
— L’Innocent, tiens ! Quelqu’un l’a vu, ces derniers temps ?
— Le Loeiz est quelque part au chaud chez une âme charitable…
— Oudansune âme…
— Qu’est-ce que tu racontes ? T’as vu son âge ?
— Tu me crois pas, peut-être ?
— Grandebredine !
— Oui sûr qu’il a le sabord qui bâille et le canon qui pointe encore !
— Tu déconnes… T’es déjà grise, oui. On va te faire boire de l’eau, toi !
— C’est ça, menace-moi je dirai rien ! De Dieu que je l’ai vu pas plus tard qu’au mois dernier, avec le grand pont tout ouvert, à manœuvrer une fille, sous le vent d’un buisson à Kermorvan ! …Ah !
— Une gueuse ?
— Je ne crois pas : ça causait anglais. Enfin, “ça causait”…
— Anglais ? Il a marqué pour la Bretagne, alors ?
— Vive la Bretagne ! Patron, remets-nous ça ! »
II
Ilest difficile de s’ennuyer dans un port de mer. Les gens y ont du répondant, l’esprit est bien délié, et la langue est florissante. Pour un journaliste, c’est pain béni. Ordinairement, il me suffit d’écouter ; tôt ou tard, surgit du fatras quelque gemme ébouriffante que j’accroche à ma mémoire. Ne jamais laisser perdre un gros bobard, surtout quand il est beau.
Par exemple, le Loeiz. C’était ici une figure. Vagabond né de l’écume, il était apparu, un soir de vives-eaux, tout trempé au pied des Renards, comme s’il était sorti d’un naufrage. Ma tante connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui l’avait vu sortir de la mer à quatre pattes, à poil et tout gluant d’un mucus étrange qui lui faisait une espèce de peau dont l’odeur avait attiré les goélands. Ceci, et une longue traîne d’algues qu’il tractait dans son sillage, lui avait valu d’être surnommé le Dragour, « le chalutier ». Du reste, et pour bien prouver que ce n’était pas du pipeau, une photo immortalisait l’évènement, que le patron du bistro décrocha d’entre ses étagères pour me la montrer :
« Il devait en tenir une sacrée bonne, pour ne plus même marcher debout. Regardez : avec ses fesses en l’air, on dirait qu’il prie !
— En fait, il dort, expliqua le type du 421. Sitôt sur la grève, sitôt dans les vapes ! Ce sont les pompiers qui l’ont ramassé. Hypothermie, hypoglycémie, hypo-tout. Et pas un gramme d’alcool dans le sang, mon cher ; quoi que prétende notre médisant patron ici présent, le Loeiz était à jeun. Ce qui ne s’est plus revu depuis.
— Tu exagères…
— Pas une molécule d’eau ! Qui dit mieux ? »
Je connaissais l’histoire. Loeiz affirmait avoir longtemps vécu sous la mer, et brandissait sous le nez de qui en doutait son propre exemplaire de la fameuse photo, comme si cela suffisait à prouver son dire.
Ayant été, malgré ses puissantes imaginations, déclaré sain d’esprit, « il put circuler ». Certes, son défaut d’identité faisait de lui un marginal sans passé identifiable, un errant habitué des abris de nuit, de la soupe populaire et des poubelles. N’ayant pas même de numéro de sécurité sociale, il ne pouvait espérer travailler au grand jour. On l’employait donc ici et là pour des travaux simples ou nécessitant un peu de musculature : désouchage, peinture, élaguage, taille des haies. Une fois sa parole donnée, jamais il ne faisait défaut.
Il prétendait avoir reçu tout de même une sorte de laisser-passer, qu’il ne montrait jamais pour ne pas risquer de l’abîmer, et qui ne lui servait qu’à prouver que l’État l’avait, une fois, toléré sur son territoire. Mais, comme ce genre de paperasse n’a généralement qu’une durée de vie assez limitée, tout le monde ici redoutait qu’il n’eût un jour quelques ennuis du côté de la Préfecture. Le Loeiz en était parfaitement conscient, et fuyait les uniformes au moins autant qu’eux se refusaient à l’embêter.
« Bon ! Patron, prête-moi un parapluie s’il te plaît ! » Un rouquin venait de tapoter sur le comptoir avec son briquet, et réclamait, inexplicablement, un pébroque, alors qu’il était déjà en ciré. « Quelqu’un m’accompagne ?
— J’arrive ! » claironna ma voisine, qui remonta son col et fila retrouver l’autre près de la porte. Je les regardai batailler avec l’ustensile, qui commença par se retrousser dans une rafale. Ils allèrent s’accroupir sur le parapet, où ils firent champignon à deux. Je me demandais bien ce qu’ils fabriquaient, mais apparemment j’étais le seul ; aussi, ne voulant pas avoir l’air idiot, je ne posai aucune question, ce qui est le comble pour un journaliste. Mais le patron, qui a l’œil à tout, m’avait repéré. Charitable, il entreprit de m’expliquer : « ils vont se taper une clope, tout simplement… Vous ne l’auriez pas deviné, hein ?
Pasuneseconde…
Pasuneseconde
— Pensez donc, avec ces grains, aller fumer sans parapluie c’est l’aventure ! Heureusement, j’ai le matériel idoine : regardez-moi ça ! » Il brandit un seau rempli à craquer de ces aimables corolles que les gens oublient partout. Bien rangées, elles avaient ici un petit air sage que démentaient avec véhémence les claquements farouches du parapluie là-dehors : exposé à l’eau, au vent et aux fumigènes du rouquin et de sa copine, il se débattait, noir cormoran, dans les bourrasques. J’admirai la collection : « Ce sont des parapluies “fumeurs”, en quelque sorte ?
— Exactement ! » Le patron était tout fier.
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