Fragilité
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Description

« J’ai rencontré quelques grands ancêtres, Shakespeare et Dostoïevski, les auteurs inconnus du Mahâbhârata, Corneille, Chateaubriand, Balzac, Proust. Ils m’ont appris ce que je savais sans doute déjà : un personnage ne peut nous toucher que lorsque nous avons trouvé en lui ce que nous appelons “vulnérabilité”. Tout le théâtre, tout le cinéma, toute la littérature, toute forme d’expression repose sur la fragilité. Elle est notre source cachée, le moteur de toute émotion et de toute beauté. Acceptons-la. Revendiquons-la. Soyons frêles mais souples. Et calmes devant l’inconnu. Nous devons préserver notre fragilité comme nous devons sauver l’inutile. L’inutile, parce qu’il nous sauve du simple calcul productif, maître du monde. Il nous permet de nous en évader, il est notre issue de secours. La fragilité, parce qu’elle nous rapproche les uns des autres, alors que la force nous éloigne. » J.- C. C. Jean-Claude Carrière est scénariste, dramaturge et écrivain. Il est notamment l’auteur d’Einstein, s’il vous plaît et, avec Thibault Damour, d’Entretiens sur la multitude du monde.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 13 avril 2006
Nombre de lectures 0
EAN13 9782738184672
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0500€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© O DILE J ACOB , avril 2006
15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS
www.odilejacob.fr
N° EAN : 978-2-7381-8467-2
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
J’ai pris un mot, « fragilité », et je l’ai suivi. Je l’ai suivi là où il voulait bien me mener. Il a été pour moi comme un bâton d’aveugle, ou comme une clé, un de ces passe-partout qui permettent d’entrer dans toutes les chambres d’un hôtel.
J’ai découvert peu à peu que ce mot – et la chose qu’il recouvre – permet en effet de pénétrer, comme par effraction, dans plusieurs territoires de notre comportement, dans nos réduits et même parfois dans nos caves. Je l’ai appliqué au pouvoir, à l’histoire, à notre planète menacée, à nos religions, à nos drapeaux, au vieux combat entre le savoir et l’ignorance, au terrorisme contemporain, à tout ce qui m’est passé sous les yeux.
Chemin faisant, j’ai rencontré quelques grands ancêtres qui avaient fait le chemin avant moi, Shakespeare et Dostoïevski bien sûr, ainsi que les auteurs inconnus du Mahâbhârata indien, mais aussi quelques-uns de chez nous, Corneille, Chateaubriand, Balzac, Proust.
Grâce à mon travail, au cours de ma vie, j’ai entretenu des relations étroites avec la plupart d’entre eux. Les relire sous un certain angle, à la lumière d’un mot, est aujourd’hui une source d’étonnement, d’inquiétude et par moments aussi de réconfort. Ils m’ont appris, ce que je savais sans doute déjà, qu’un personnage ne peut nous toucher, et toucher les autres, que lorsque nous avons trouvé en lui cette « essence de verre » dont parle Shakespeare et que nous appelons « vulnérabilité ». Alors notre fragilité, loin d’être une simple et irrémédiable faiblesse, devient, parce qu’elle nous est commune, le moteur de toute expression, de toute émotion et, souvent, de toute beauté.
Par-ci, par-là, pour rompre la lecture, j’ai raconté quelques petits moments de ma vie où cette fragilité a pris une saveur particulière. Ces courts moments, auxquels chacun peut ajouter les siens, ne sont que les croquis préparatoires à l’immense fresque que nous avons tous rêvé d’écrire, ou de peindre, et que nous devons nous contenter de vivre.
1
On commence par la fin

Nous venons tous au monde avec l’étiquette « fragile ». Un rien nous blesse et même nous tue. Accident, maladie brutale, bombe dans le métro, une guerre, une balle perdue, une voiture qui dérape ou qui explose dans la foule, un égorgeur, un court-circuit, un crotale, un faux pas, tout peut être fatal. Des innocents sont morts de piqûres d’abeilles, d’une chute dans un escalier, d’un coup de colère, d’un éternuement. Nous mourons aussi dans notre sommeil, si notre cœur s’immobilise.
Nous n’avons que notre être, nous ne sommes rien d’autre. Dès notre venue dans ce monde, nous sommes à la merci de la fin de l’être, c’est-à-dire de la mort, et ce risque s’aggrave tandis que notre vie avance. Si souvent dit : nous ne voyons pas le bout du chemin, nous savons simplement qu’il s’approche à chaque seconde.
Ce qui nous étonne, ce que nous refusons avec indignation, avec même un sentiment d’injustice, ce n’est pas tant la nécessité de mourir, que nous apprenons à accepter le long de la vie à force de voir mourir les autres, que cette soudaineté imprévisible, cette absence de garantie de vivre quelque temps encore, d’achever ce soir ce que nous avons entrepris ce matin. La mort est postée à chaque instant de notre parcours. Nous sentons même qu’elle s’avance à notre pas, qu’elle nous tient la main, que par moments elle nous parle à voix basse. Comme sous l’effet d’un caprice, d’un coup de fatigue ou de lassitude, elle peut soudain décider que notre promenade s’achève. Ici, maintenant. Pas un souffle de plus. Nous vivons avec cette possibilité que tout s’arrête brusquement et pour toujours, en trébuchant, en avalant un os de poulet, en courant nous jeter dans la mer un jour de chaleur.
Ou même en ne faisant rien. Nous pouvons mourir en poussant un soupir, comme Diderot.
Cela pour ne parler que des atteintes physiques à notre personne, celles qui nous blessent, nous mutilent, en finissent avec la vie, en laissant de côté les attaques surprises lancées contre notre conscience, notre pensée, contre notre sécurité intérieure, et d’autres dommages intimes, secrets, rongeurs silencieux, d’autant plus malfaisants qu’ils nous sont invisibles.
Tout mouvement est guetté par l’arrêt. Aucun n’est lancé pour toujours. Et le fait que nous devinons en nous, d’une manière permanente, depuis que nous sommes en âge de sentir et d’identifier des différences entre les choses, plusieurs mouvements qui s’enchevêtrent – du cœur, du sang, des poumons, sans compter ceux qui nous sont insensibles, poussées des ongles, des cheveux, danses des neurones, des globules – ne fait qu’aiguiser notre état d’alerte, car tous ces mouvements qui composent notre vie peuvent à chaque instant céder la place à l’immobilité.
Nous le savons. Serions-nous, à l’intérieur, d’une stabilité de marbre, nous nous sentirions sans doute plus rassurés. Ce n’est pas le cas.
Menace commune, banale.
Nous sentons aussi, et tout nous le confirme, que ces mouvements qui nous parcourent sont étrangement solidaires et que, si un d’entre eux s’arrête, les autres l’imitent aussitôt, ce qui casse à jamais notre vie, et cela même si certains nostalgiques racontent avec fierté que les ongles des orteils de Napoléon ont continué de pousser après sa mort, perçant ses bottes. Fait banal, paraît-il. Mais les légendes sont faites parfois de ces détails-là.
L’impression de solidité massive que peut donner l’apparence d’un corps n’offre aucune garantie de durée. Cela, nous le savons aussi. Les roseaux survivent aux chênes. Des architectures de muscles peuvent s’effondrer d’un seul coup, même sans tempête. Et le contraire est aussi vrai : rien de plus chétif que le corps de Gandhi. Et pourtant rien de plus résistant. L’Empire britannique s’est incliné devant ce squelette.

Une longue collection de masques
Nous naissons piégés. Nous portons en nous-mêmes non seulement la mort mais la maladie, la souffrance. Le danger est notre parrain. Il nous accueille à notre venue dans ce monde, que nous n’avons pas demandée. Cancers et infections diverses sont inscrits dans notre chair bien avant que nous n’en prenions conscience. Nos ennemis intimes, nos traquenards originels viennent au monde avant nous. Subrepticement, comme des voleurs. Sans même parler des saletés qui nous seront fatales, nous portons aussi mille sources de douleurs très dures, de névralgies, de cruralgies, de toutes les « algies » de la Terre, de néphrites, de sciatiques et quoi encore.
Au départ, tout cela se camoufle et se dissimule. Le réel se cache, et depuis longtemps sans doute. Non pas la réalité du monde, que quelque dieu maquillerait à notre intention et dont nous décortiquons pas à pas la complexité, mais notre propre réalité, ce que nous sommes et ce que nous serons. Notre imperfection, d’abord insoupçonnable, est dure à avaler, le moment venu. Quand nous la découvrons, peu à peu, nous la dissimulons comme un secret inavouable. Nous taisons les embûches que nous sentons en nous. Nous ne voulons pas les admettre, pas même les connaître. Nous les nions, au point d’en devenir fous quelquefois.
Les autres, qui pourtant sont exactement comme nous, ne doivent pas soupçonner ce que nous sommes. Nous nous cachons les uns aux yeux des autres. Peut-être l’histoire des civilisations n’est-elle qu’une série de tentatives, de plus en plus raffinées, pour masquer notre vrai visage. Pour d’abord le masquer à nous-mêmes et, de là, à ceux qui pourraient nourrir l’envie de nous attaquer, de nous asservir, mais aussi l’idée saugrenue de nous déchiffrer, de nous révéler.
Individus et groupes : tous taisent leur faiblesse, ou bien la travestissent sous des apparences de force. Pendant longtemps nous n’avons pas su si les autres peuples vivaient sous les mêmes menaces que nous, s’ils souffraient des mêmes « mauvais esprits ». Peut-être étaient-ils plus résistants, doués de qualités animales ou angéliques, vivant des siècles comme les patriarches de la Bible, ou même épargnés par la mort. La découverte de la surface de la Terre peut aussi se voir comme une découverte de la souffrance et de la misère des autres. Nous nous sommes rejoints dans la fragilité.
Cependant, nous gardons le masque. Qu’il se cache derrière le heaume du chevalier ou sous la cagoule de l’activiste, le combattant, le valeureux, s’efforce de ne pas montrer sa fragilité, ses hésitations, son tremblement incontrôlable, ses souffrances, sa peur profonde. Quant aux peuples, ils confient généralement à des roulements de tambours, à des sonneries de trompettes, à des bannières, à des défilés, le soin de cacher ce qu’ils sont.
Nous sommes tous des Potemkine, nous construisons à la hâte, sur le passage de l’impératrice, des façades brillantes pour dissimuler, là-derrière, l’absence de bâti, de solide. Et l’impératrice, de son côté, semblable à tous les souverains, fait semblant d’y croire. Elle choisit de rester aveugle au stratagème. De son côté, elle ordonne qu’on dresse des palais glorieux pour détourner les yeux de la misère persévérante du peuple. Des palais et des cathédrales. Et des jardins dessinés au petit pinceau, où nulle feuille ne dépasse, qui montrent aux promeneurs la vieille

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